Le moi est insaisissable
Pascal
Pascal
Pensées
1669
Contre toute une tradition philosophique qui fait du sujet, du moi, une substance existant indépendamment du corps, Pascal développe l'idée que le moi est insaisissable. Il ne serait donc pas possible de le définir précisément. Ce caractère évanescent du moi est particulièrement remarquable dans la relation à autrui. En effet, Pascal souligne que nous ne connaissons d'autrui que ce que l'on peut saisir de lui extérieurement. Le moi d'autrui est donc insaisissable. C'est pourquoi Pascal souligne que même pour ce qui est de l'amour, l'Homme n'aime jamais autrui que pour des qualités physiques.
Où est donc ce moi, s'il n'est ni dans le corps, ni dans l'âme ? et comment aimer le corps ou l'âme, sinon pour ces qualités, qui ne sont point ce qui fait le moi, puisqu'elles sont périssables ? car aimerait-on la substance de l'âme d'une personne, abstraitement, et quelques qualités qui y fussent ? Cela ne se peut, et serait injuste. On n'aime donc jamais personne, mais seulement des qualités.
Blaise Pascal
Pensées, publié dans Revue des deux Mondes
1669
Le corps d'autrui
Husserl
Husserl
Méditations cartésiennes
1929
S'intéressant à la façon dont un sujet se rapporte au monde grâce à sa conscience, Husserl souligne la singularité de l'expérience d'autrui. En effet, bien que je n'aie jamais accès directement à la conscience d'autrui, son corps m'assure qu'il est, comme moi, un sujet conscient. Ainsi Husserl montre que, par le corps de l'autre, dont les mouvements, les gestes, sont analogues au mien, je suis certain de l'existence en lui d'une vie psychique similaire à la mienne. La comparaison du corps d'autrui et du mien me permet donc d'affirmer qu'en lui, comme en moi, il y a une vie consciente.
Ainsi, Husserl est d'accord avec Descartes pour affirmer que jamais je ne pourrai avoir accès au vécu psychique d'autrui. Cependant, en tant que sujet, je ne suis pas isolé. Même si les pensées d'autrui me sont inaccessibles, je vois son corps, et je l'associe au mien. L'expérience immédiate du regard me confirme que moi et l'autre sommes semblables. Cette analogie passive me permet ensuite de me transposer activement dans le vécu d'autrui. En effet, me reconnaître dans le corps de l'autre me permet de me mettre à la place de l'autre.
Je vois également que la multiplicité des autres s'appréhende réciproquement comme "autres" ; ensuite, que je peux appréhender chacun des "autres" non seulement comme "autre" mais comme se rapportant à tous ceux qui sont "autres" pour lui et donc, en même temps, immédiatement à moi-même. Il est également clair que les hommes ne peuvent être appréhendés que comme trouvant (en réalité ou en puissance) d'autres hommes autour d'eux.
Edmund Husserl
Méditations cartésiennes. Introduction à la phénoménologie, (Der cartesianischen Meditatione), trad. Gabrielle Pfeifer, Emmanuel Levinas, Paris, éd. Vrin, coll. "Bibliothèque des textes philosophiques" (1986)
1929
Husserl souligne ici que je reconnais d'abord autrui comme étant différent de moi, extérieur à moi. Puis, je l'associe à moi, je vois ce que nous avons de ressemblant. Je ne peux me connaître qu'à travers les autres.
Le dialogue
Merleau-Ponty
Merleau-Ponty
Phénoménologie de la perception
1945
Merleau-Ponty, dans Phénoménologie de la perception, souligne le rôle essentiel de l'intersubjectivité dans l'appréhension du monde par une conscience. En effet, c'est grâce à l'intersubjectivité, c'est-à-dire à la rencontre de plusieurs subjectivités, que le monde possède une objectivité. Car si seul mon point de vue sur le monde m'était accessible, je me retrouverai prisonnier de ma subjectivité. C'est pourquoi Merleau-Ponty souligne que le dialogue avec l'autre est ce qui me permet de sortir de cet enfermement : autrui est bien celui qui, habitant le même monde que moi, le voit et le vit différemment. Par le dialogue, l'autre peut me communiquer son expérience du monde, et par là même enrichir la mienne. C'est pourquoi Merleau-Ponty affirme que le dialogue est ce qui donne au monde son épaisseur. Grâce au dialogue, un univers commun se construit entre autrui et moi.
Dans l'expérience du dialogue, il se constitue entre autrui et moi un terrain commun, ma pensée et la sienne ne font qu'un seul tissu, mes propos et ceux de l'interlocuteur sont appelés par l'état de la discussion, ils s'insèrent dans une opération commune dont aucun de nous n'est le créateur.
Maurice Merleau-Ponty
Phénoménologie de la perception, Paris, éd. Gallimard, coll. "Tel" (2005)
1945
Le dialogue constitue une forme essentielle du rapport à autrui : le dialogue me fait accéder à un univers de sens distinct du mien, mais qu'il m'est possible de comprendre.
La pitié
Rousseau
Rousseau
Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes
1755
Rousseau
Émile ou De l'éducation
1762
Rousseau, en particulier dans le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, tente de mettre en évidence les caractéristiques de l'Homme naturel, c'est-à-dire avant qu'il ait été modifié par la vie en société. Dans la première partie de ce texte, Rousseau décrit donc l'Homme à l'état de nature : il s'agit d'un être qui ne possède pas encore le langage, qui n'a pas de relations sociales. C'est un être "indépendant", "borné et stupide", au sens où il ne se préoccupe que de sa survie au jour le jour. Néanmoins, à ce stade de l'existence humaine, Rousseau nous montre qu'il existe deux principes fondamentaux de la nature humaine, qui préexistent à la raison : l'amour de soi et la pitié. L'amour de soi est un sentiment naturel qui pousse tout être humain à rechercher ce qui est bon pour lui, ce qui lui permet d'assurer sa propre conservation. Or ce sentiment de l'amour de soi, qui fait que l'Homme est centré sur lui-même, est tempéré par un autre sentiment, la pitié. La pitié, c'est l'identification immédiate à la souffrance d'autrui, sous la forme d'un sentiment et non d'un raisonnement. Pour Rousseau l'Homme possède donc déjà à l'état de nature un sens de la morale. Et ce sens moral est d'abord l'expression d'une subjectivité qui ressent la souffrance de l'autre.
Le visage d'autrui, source d'obligation morale
Levinas
Levinas
Totalité et Infini
1961
Levinas
Éthique et Infini
1982
Pour Levinas, l'expérience d'autrui se fait par la rencontre avec le visage. Ici, le visage n'est pas à prendre au sens propre, il désigne la vulnérabilité d'autrui, son expressivité, qui renvoie l'Homme à sa responsabilité totale. La vision de Levinas est d'abord éthique : l'Homme est investi d'une morale à l'égard d'autrui. Le visage devient un commandement moral. L'Homme est responsable de son prochain, même s'il ne l'a pas choisi.
Dans la Bible, Caïn demande à Dieu : "Suis-je gardien de mon frère ?". Pour Levinas, il est responsable non seulement d'Abel, mais de tous les autres hommes. Chaque homme est responsable d'autrui. Ainsi, la responsabilité précède la liberté. Cette conception radicale du sujet et d'autrui a été critiquée. Mais Levinas se justifie notamment en citant une célèbre phrase de Dostoïevski tirée des Frères Karamazov : "Nous sommes tous coupables de tout, devant tous, et moi plus que n'importe qui."
Les soupçons engendrés par la psychanalyse, la sociologie et la politique pèsent sur l'identité humaine de sorte que l'on ne sait jamais à qui on affaire quand on bâtit ses idées à partir du fait humain. Mais on n'a pas besoin de ce savoir dans la relation où l'autre est le prochain et où avant d'être individuation du genre homme, ou animal raisonnable, ou volonté libre, ou essence quelle qu'elle soit, il est le persécuté dont je suis responsable.
Emmanuel Levinas
Éthique et Infini, Paris, éd. Fayard, coll. "Espace intérieur"
1982
Pour Levinas, c'est la responsabilité qui définit l'identité de l'Homme. Je suis moi-même quand je suis responsable de l'autre.