Sommaire
IAu XVIe siècle, l'homme au centre de notre mondeALe renouveau humanisteBUne sombre fin de siècleIIÀ l'âge classique, le culte de l'honnête hommeADe la raison avant toutBLe temps des moralistesCUne réflexion par des voies détournéesIIIL'homme du XVIIIe siècle, un être de progrèsAUn homme plus sage, donc un homme plus libreBDétourner la censureIVAu XIXe siècle, entre censure et engagementAL'écrivain, engagé (malgré lui) en politiqueBDes hommes et des causesVAux XXe et XXIe siècles, une identité en questionAL'homme, une définition de nouveau ébranléeBDes hommes engagésAu XVIe siècle, l'homme au centre de notre monde
Le renouveau humaniste
Tandis qu'au Moyen Âge le monde tourne autour de Dieu, le XVIe siècle relativise cette philosophie. Certes, Dieu reste un élément essentiel du monde, mais il a créé ce dernier pour l'homme. Dieu lui-même a donc placé l'homme au centre du monde.
Cet idéal est avancé par de nombreux écrivains de la Renaissance, à la suite du philosophe Jean Pic de la Mirandole, jugé aujourd'hui comme l'un des initiateurs du mouvement humaniste. Ce dernier a pris connaissance de textes antiques latins et grecs nouvellement diffusés en Occident.
En effet, avec la chute de Constantinople, prise par les Ottomans, de nombreux savants se sont réfugiés en Occident, emportant avec eux des manuscrits et traductions de textes antiques. Dans la seconde partie du XVe siècle, on redécouvre alors ces textes, on les traduit.
Déjà Dieu, Père et architecte suprême, avait construit avec les lois d'une sagesse secrète cette demeure du monde que nous voyons, auguste temple de sa divinité [...].
Il prit donc l'homme, cette œuvre indistinctement imagée, et l'ayant placé au milieu du monde, il lui adressa la parole en ces termes : "Si nous ne t'avons donné, Adam, ni une place déterminée, ni un aspect qui te soit propre, ni aucun don particulier, c'est afin que la place, l'aspect, les dons que toi-même aurais souhaités, tu les aies et les possèdes selon ton vœu, à ton idée. Pour les autres, leur nature définie est tenue en bride par des lois que nous avons prescrites ; toi, aucune restriction ne te bride, c'est ton propre jugement, auquel je t'ai confié, qui te permettra de définir ta nature."
Jean Pic de la Mirandole
De la dignité de l'homme, trad. Yves Hersant, Paris, Éditions de l'éclat (1993)
1486
L'œuvre est construite selon le modèle de l'essai philosophique De natura rerum (De la nature des choses) de Lucrèce. S'appuyant sur des lectures antiques, Pic de la Mirandole s'engage personnellement et propose une vision racontée de l'histoire de la création du monde. Point d'arguments ni d'exemples. La définition de l'homme s'inscrit directement dans les paroles rapportées du créateur.
Les essayistes du début du siècle sont convaincus de la perfectibilité de l'homme grâce à la connaissance. L'histoire leur donne raison, puisque le début du XVIe siècle a connu de nombreuses réussites :
- Les explorateurs ont découvert de nouvelles terres.
- Gutenberg a inventé l'imprimerie, qui permet de diffuser plus largement les textes et les idées.
- Des progrès scientifiques d'envergure sont réalisés (Copernic et la révolution terrienne, Ambroise Paré et le corps humain, etc.).
Maintenant, toutes les disciplines sont restaurées, les langues mises à l'honneur : le grec, sans lequel il est honteux qu'on se dise savant, l'hébreu, le chaldéen, le latin. [...]
Pour cette raison, mon fils, je te conjure d'employer ta jeunesse à bien profiter en étude et en vertu. Tu es à Paris, tu as ton précepteur Epistémon : l'un, par de vivantes leçons, l'autre par de louables exemples, peuvent bien t'éduquer. J'entends et veux que tu apprennes parfaitement les langues, d'abord le grec, comme le veut Quintilien, puis le latin et l'hébreu pour l'Écriture sainte, le chaldéen et l'arabe pour la même raison ; pour le grec, forme ton style en imitant Platon, et Cicéron pour le latin. Qu'il n'y ait aucun fait historique que tu n'aies en mémoire, ce à quoi t'aidera la cosmographie établie par ceux qui ont traité le sujet. Des arts libéraux, la géométrie, l'arithmétique et la musique, je t'ai donné le goût quand tu étais encore petit, à cinq ou six ans : continue et deviens savant dans tous les domaines de l'astronomie, mais laisse-moi de côté l'astrologie divinatrice et l'art de Lulle qui ne sont que tromperies et futilités. Du droit civil, je veux que tu saches par cœur tous les beaux textes, et me les commentes avec sagesse. Quant à la connaissance de la nature, je veux que tu t'y appliques avec soin : qu'il n'y ait mer, rivière ou source dont tu ne connaisses les poissons ; tous les oiseaux de l'air, tous les arbres, arbustes et buissons des forêts, toutes les herbes de la terre, tous les métaux cachés au ventre des abîmes, les pierreries de tout l'Orient et du Midi. Que rien ne te soit inconnu.
Puis relis soigneusement les livres des médecins grecs, arabes et latins, sans mépriser les talmudistes et cabalistes, et, par de fréquentes dissections, acquiers une parfaite connaissance de cet autre monde qu'est l'homme. Et quelques heures par jour, commence à lire l'Écriture sainte, d'abord en grec le Nouveau Testament et les Épîtres des Apôtres, puis en hébreu l'Ancien Testament. En somme, que je voie en toi un abîme de science : car maintenant que tu es un homme et te fais grand, il te faudra sortir de la tranquillité et du repos de l'étude et apprendre la chevalerie et les armes pour défendre ma maison et secourir nos amis dans toutes leurs affaires contre les assauts des malfaisants. Et je veux que rapidement tu mettes tes progrès en application, ce que tu ne pourras mieux faire qu'en soutenant des discussions publiques sur tous les sujets, envers et contre tous, et en fréquentant les gens lettrés, tant à Paris qu'ailleurs.
François Rabelais
Pantagruel, Paris, éd. Le Livre de poche (1979)
1532
Cet extrait du roman est tiré d'une lettre que le géant Gargantua envoie à son fils Pantagruel. Le père emploie le registre didactique pour conseiller son fils, comme le soulignent les nombreux verbes à l'impératif. Par ailleurs, l'extrait rassemble tous les progrès réalisés par l'homme en ce début de XVIe siècle. Leur énumération suscite un certain optimisme vis-à-vis des progrès de l'homme. Enfin, tous ces enseignements visent un idéal noble : celui de bien gouverner.
Outre le progrès intellectuel de l'homme, une autre question se traite donc dans ce début de siècle : il s'agit de la question politique. Plusieurs écrivains proposent leur manière de gouverner, selon des principes parfois opposés :
- Dans Gargantua puis Pantagruel, François Rabelais propose un gouvernement érudit et mesuré : Gargantua rechigne à faire la guerre, s'incrimine à oublier ses obligations monarchiques alors qu'il est en deuil... Gargantua est le contre-modèle du tyran. Il est au service de son peuple.
- Dans Utopie, l'Anglais Thomas More propose la description fictive d'une île idéale, organisée avec justice, égalité et tolérance.
- Dans Le Prince, l'Italien Machiavel propose des moyens immoraux pour qu'un monarque conserve le pouvoir.
Enfin, la découverte de populations indigènes sur les terres explorées suscite également un débat, au sujet de la définition de l'homme. Des pratiques exotiques et moralement inacceptables en Europe (comme le cannibalisme décrit par Jean de Léry dans son Voyage en terre de Brésil) sont sources de débats parmi les intellectuels français.
Dans ses Essais, Montaigne accorde à la question un chapitre entier, "Des cannibales". Cette réflexion sur les pratiques étrangères pose la question du regard de l'autre et de la légitimité des mœurs européennes vis-à-vis des populations indigènes.
Une sombre fin de siècle
Mais la redécouverte des textes latins et grecs sème également le trouble en Occident. En effet, de nombreux intellectuels se mettent à traduire les textes antiques, en particulier la Bible. Comme toute traduction nécessite une part d'interprétation, ces intellectuels ont longuement débattu des textes traduits.
Ces débats font naître un courant nommé la Réforme, mené par deux intellectuels étrangers, l'Allemand Luther et le Suisse Calvin. Ce courant fonde l'apparition d'une scission au sein de l'Église chrétienne, entre catholiques (du grec catholikos qui signifie "général", c'est-à-dire ceux qui appartiennent à la quasi-totalité de l'Église) et les protestants (qui protestent, c'est-à-dire qui remettent en cause le dogme).
Les figures les plus connues du protestantisme naissant sont alors :
- Érasme, qui, dans son essai allégorique Éloge de la folie, développe une argumentation par l'absurde et l'ironie afin de démonter le dogme catholique et les vanités des princes européens.
- Jean Calvin, qui, dans son Institution de la religion chrétienne, développe sa vision d'un homme prédestiné par Dieu.
L'esprit de l'homme est ainsi fait qu'on le prend beaucoup mieux par le mensonge que par la vérité. Faites-en l'expérience ; allez à l'église quand on y prêche. S'il est question de choses sérieuses, l'auditoire dort, bâille, s'embête. Que le crieur (pardon, je voulais dire l'orateur), comme cela est fréquent, entame un conte de bonne femme, tout le monde se réveille et se tient bouche bée. De même, s'il y a quelque saint un peu fabuleux et poétique, à la façon de saint Georges, de saint Christophe ou de sainte Barbe, vous verrez venir à lui beaucoup plus de dévots qu'à saint Pierre, à saint Paul ou même au Christ. Mais ces choses-là n'ont rien à faire ici. Qu'un tel bonheur coûte peu !
Érasme
Éloge de la folie, (Stultitiæ laus), trad. Pierre de Nolhac, Paris, éd. Garnier-Flammarion (1964)
1509
Dans cet extrait, la Folie s'attaque à la manière dont l'Église suscite la foi : elle en souligne le mensonge et la médiocrité d'exécution.
Les débats font monter le ton. En France, les protestants sont combattus, pourchassés jusqu'à la fin du siècle. Le climat est tendu et aboutit bientôt aux guerres de religion. De nombreux écrivains s'engagent dans l'un ou l'autre des camps belligérants, ou bien s'en détachent et pleurent les malheurs de la nation française. Parmi eux, on retiendra :
- Pierre de Ronsard, qui, dans Discours des misères de ce temps, condamne le protestantisme.
- Agrippa d'Aubigné, qui, dans son recueil poétique Les Tragiques, chante une complainte pour les victimes de la nuit de la Saint-Barthélemy.
- Michel de Montaigne, qui, dans ses Essais, appelle à davantage de raison et de sang-froid.
Je veux peindre la France une mère affligée,
Qui est entre ses bras de deux enfants chargée.
Le plus fort, orgueilleux, empoigne les deux bouts
Des tétins nourriciers ; puis, à force de coups
D'ongles, de poings, de pieds, il brise le partage
Dont nature donnait à son besson l'usage ;
Ce voleur acharné, cet Esaü malheureux,
Fait dégât du doux lait qui doit nourrir les deux,
Si que pour arracher à son frère la vie,
Il méprise la sienne et n'en a plus d'envie ;
Lors son Jacob, pressé d'avoir jeûné meshui,
Ayant dompté longtemps en son cœur son ennui,
À la fin se défend, et sa juste colère
Rend à l'autre un combat dont le champ est la mère.
Ni les soupirs ardents, les pitoyables cris,
Ni les pleurs réchauffés ne calment leurs esprits ;
Mais leur rage les guide et leur poison les trouble,
Si bien que leur courroux par leurs coups se redouble.
Leur conflit se rallume et fait si furieux
Que d'un gauche malheur ils se crèvent les yeux.
Cette femme éplorée, en sa douleur plus forte,
Succombe à la douleur, mi-vivante, mi-morte ;
Elle voit les mutins tout déchirés, sanglants,
Qui, ainsi que du cœur, des mains se vont cherchant ;
Quand, pressant à son sein d'une amour maternelle
Celui qui a le droit et la juste querelle
Elle veut le sauver, l'autre qui n'est pas las,
Viole en poursuivant l'asile de ses bras.
Adonc se perd le lait, le suc de sa poitrine ;
Puis, aux derniers abois de sa proche ruine,
Elle dit : "Vous avez, félons, ensanglanté
Le sein qui vous nourrit et qui vous a portés ;
Or vivez de venin, sanglante géniture,
Je n'ai plus que du sang pour votre nourriture !"
Théodore Agrippa d'Aubigné
"Je veux peindre la France", Les Tragiques, éd. établie par Frank Lestringant, Paris, éd. Gallimard, coll. "Poésie" (1995)
1616
Ce passage très célèbre est une allégorie de la France. La France est représentée comme une mère soutenant sur son sein deux enfants, qui représentent catholiques et protestants. Les images sont saisissantes, la mère tient un discours désespéré. Le sang est symbolique : il représente le sang versé lors de la Saint-Barthélemy. Il a remplacé le lait nourricier (c'est-à-dire la prospérité économique de la France).
À l'âge classique, le culte de l'honnête homme
De la raison avant tout
Le XVIIe siècle est celui de toutes les centralisations :
- Politique, avec la montée en puissance de la monarchie, qui devient absolue avec Louis XIV.
- Économique, car le pouvoir met en place de grandes réformes, qui aboutissent à la création des manufactures d'État, qui dynamisent l'économie.
- Mais surtout culturel, par le biais du mécénat et des académies. La monarchie et les grands seigneurs pensionnent des hommes de lettres. Par ailleurs, les intellectuels élus se regroupent en académies, dans lesquelles on débat des usages en matière de littérature, de peinture ou de musique.
L'homme devient donc l'élément d'un ensemble raisonné et organisé. Son individualité disparaît au profit de l'uniformité du collectif.
Peu à peu, le XVIIe siècle construit la figure de l'honnête homme. Ce dernier est :
- Noble ou bien en a toutes les qualités (il travaille pour le roi et la France auxquels il est fidèle et obéissant).
- Cultivé. Il présente une bonne culture générale mais ne tombe pas non plus dans la pédanterie (il n'en fait pas étalage).
- Courtois. Il sait respecter l'étiquette et les règles de tenue en société.
- Modeste. Il ne se met jamais en avant, il est réservé.
Il faut qu'on n'en puisse dire ni il est mathématicien, ni prédicateur, ni éloquent mais il est honnête homme, cette qualité universelle me plaît seule. Quand en voyant un homme on se souvient de son livre c'est mauvais signe. Je voudrais qu'on ne s'aperçût d'aucune qualité que par la rencontre et l'occasion d'en user, ne quid nimis, de peur qu'une qualité ne l'emporte et ne fasse baptiser, qu'on ne songe point qu'il parle bien, sinon quand il s'agit de bien parler, mais qu'on y songe alors.
Blaise Pascal
Pensées, Paris, publié dans Revue des deux Mondes
1669
Dans ce fragment, Pascal présente l'honnête homme comme un être à la fois cultivé et modeste.
Le temps est à la modération, au culte de la raison :
- René Descartes publie un traité philosophique dans lequel il cherche à démontrer l'existence de Dieu, le Discours de la méthode.
- Blaise Pascal publie ses Pensées, qui, au moyen de fragments, proposent un chemin de vie fait de mesure et de raison.
Ainsi, à cause que nos sens nous trompent quelquefois, je voulus supposer qu'il n'y avait aucune chose qui fût telle qu'ils nous la font imaginer. Et parce qu'il y a des hommes qui se méprennent en raisonnant, même touchant les plus simples matières de géométrie, et y font des paralogismes, jugeant que j'étais sujet à faillir autant qu'aucun autre, je rejetai comme fausses toutes les raisons que j'avais prises auparavant pour démonstrations ; et enfin, considérant que toutes les mêmes pensées, que nous avons étant éveillés, nous peuvent aussi venir quand nous dormons, sans qu'il y en ait aucune, pour lors qui soit vraie, je me résolus de feindre que toutes les choses qui m'étaient jamais entrées en l'esprit n'étaient non plus vraies que les illusions de mes songes.
Mais aussitôt après, je pris garde que, pendant que je voulais ainsi penser que tout était faux, il fallait nécessairement que moi qui le pensais fusse quelque chose ; et remarquant que cette vérité : Je pense, donc je suis, était si ferme et si assurée, que toutes les plus extravagantes suppositions des sceptiques n'étaient pas capables de l'ébranler, je jugeai que je pouvais la recevoir, sans scrupule, pour le premier principe de la philosophie que je cherchais.
René Descartes
Discours de la méthode, Paris, éd. Hachette (1840)
1637
Cet extrait semble construit selon les principes de la démonstration mathématique, comme le montre le nombre important de connecteurs logiques et de propositions subordonnées de conséquence et d'hypothèse.
Le temps des moralistes
Il se développe alors dans les salons, lieu de rassemblement des intellectuels, l'art de la maxime et du portrait. De nombreux auteurs se mettent à écrire ainsi des textes argumentatifs souvent brefs, à visée morale. On décompte :
- Les maximes, en particulier celles de La Rochefoucauld.
- Les pensées, comme celles de Blaise Pascal.
- Les portraits, comme ceux dépeints par La Bruyère dans ses Caractères.
Théognis est recherché dans son ajustement, et il sort paré comme une femme ; il n'est pas hors de sa maison, qu'il a déjà ajusté ses yeux et son visage afin que ce soit une chose faite quand il sera dans le public, qu'il y paraisse tout concerté, que ceux qui passent le trouvent déjà gracieux et leur souriant, et que nul ne lui échappe. Marche-t-il dans les salles, il se tourne à droit, où il y a un grand monde, et à gauche, où il n'y a personne ; il salue ceux qui y sont et ceux qui n'y sont pas. Il embrasse un homme qu'il trouve sous sa main, il lui presse la tête contre sa poitrine ; il demande ensuite qui est celui qu'il a embrassé. Quelqu'un a besoin de lui dans une affaire qui est facile ; il va le trouver, lui fait sa prière : Théognis l'écoute favorablement, il est ravi de lui être bon à quelque chose, il le conjure de faire naître des occasions de lui rendre service ; et comme celui-ci insiste sur son affaire, il lui dit qu'il ne la fera point ; il le prie de se mettre en sa place, il l'en fait juge. Le client sort, reconduit, caressé, confus, presque content d'être refusé.
Jean de La Bruyère
Les Caractères, Paris, éd. Flammarion (1880)
1688
Dans cet extrait, La Bruyère met en scène un personnage symbolique du nom de Théognis. Ce personnage présente le portrait du type du grand seigneur de cour. Le portrait est comique (Théognis singe un salut même devant du vide). Le ridicule du personnage invite le lecteur à davantage de raison et de naturel.
Mais au-delà de ces penseurs de l'homme, toute la littérature, et en particulier le roman naissant, s'oriente vers des finalités moralistes.
Dans La Princesse de Clèves, Madame de Lafayette fait l'éloge de la simplicité et de la vertu par le biais de l'exemplarité morale de son héroïne.
Jacques Bénigne Bossuet lance également la mode du sermon, un discours oratoire défendant un aspect du dogme catholique.
En 1662, Jacques-Bénigne Bossuet déclame devant la cour son Sermon sur la Mort. Ce dernier traite de la vacuité de la vie humaine et de la nécessité de soigner son âme, en vue d'une résurrection prochaine.
Une réflexion par des voies détournées
Le XVIIe siècle connaît donc un bouillonnement moral et philosophique important, malgré une centralisation contraignante et un public parfois mondain.
Le principe essentiel est alors de plaire et instruire. Pour cela, de nombreux écrivains font le choix de l'argumentation indirecte. Ainsi, se multiplient :
- Les fables, comme celles de Jean de La Fontaine.
- Les contes, comme les Histoires ou Contes du temps passé de Charles Perrault.
Dans son Histoire des oracles, Fontenelle critique la superstition. Pour cela, il raconte l'aventure d'une dent d'or, prétendument miraculeuse.
Ces écrits se font parfois contestataires. Le recours à la fiction permet donc de détourner la censure, très forte sous la monarchie de Louis XIV.
Dans Les Aventures de Télémaque, publié sans doute sans l'autorisation de son auteur Fénelon, le fils d'Ulysse parcourt la Grèce à la recherche de son père, accompagné de son tuteur Mentor (qui est en réalité la déesse de la sagesse, Athéna). Ce voyage est l'occasion de présenter différents régimes politiques. Certains lecteurs y ont vu une critique déguisée de la monarchie. À la suite de sa publication, Fénelon fut destitué de la plupart de ses titres et pensions. Il n'a plus pu paraître à la cour.
Un mal qui répand la terreur,
Mal que le Ciel en sa fureur
Inventa pour punir les crimes de la terre,
La Peste (puisqu'il faut l'appeler par son nom)
Capable d'enrichir en un jour l'Achéron,
Faisait aux animaux la guerre.
Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés :
On n'en voyait point d'occupés
À chercher le soutien d'une mourante vie ;
(...)
Le Lion tint conseil, et dit : Mes chers amis,
Je crois que le Ciel a permis
Pour nos péchés cette infortune ;
Que le plus coupable de nous
Se sacrifie aux traits du céleste courroux,
Peut-être il obtiendra la guérison commune.
(...)
Ne nous flattons donc point ; voyons sans indulgence
L'état de notre conscience.
Pour moi, satisfaisant mes appétits gloutons
J'ai dévoré force moutons.
Que m'avaient-ils fait ? Nulle offense :
Même il m'est arrivé quelquefois de manger
Le Berger.
Je me dévouerai donc, s'il le faut ; mais je pense
Qu'il est bon que chacun s'accuse ainsi que moi :
Car on doit souhaiter selon toute justice
Que le plus coupable périsse.
(...)
Tous les gens querelleurs, jusqu'aux simples mâtins,
Au dire de chacun, étaient de petits saints.
L'Âne vint à son tour et dit : J'ai souvenance
Qu'en un pré de Moines passant,
La faim, l'occasion, l'herbe tendre, et je pense
Quelque diable aussi me poussant,
Je tondis de ce pré la largeur de ma langue.
Je n'en avais nul droit, puisqu'il faut parler net.
À ces mots on cria haro sur le baudet.
(...)
Selon que vous serez puissant ou misérable,
Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir.
Jean de La Fontaine
"Les Animaux malades de la peste", Fables, Paris, éd. Barbin et Thierry
1668-1694
Dans cette fable, l'Âne, le plus faible des animaux, est exécuté pour avoir brouté de l'herbe qui ne lui appartenait pas. Le crime semble pourtant bien moins important que celui du Lion, qui a tué des êtres vivants. Cette fable critique donc notamment la suprématie royale, qui met le monarque à l'abri de la justice.
L'homme du XVIIIe siècle, un être de progrès
Un homme plus sage, donc un homme plus libre
Le bouillonnement intellectuel du XVIIe siècle aboutit à un développement des échanges par le biais :
- De lettres, qui s'échangent entre des personnes de plus en plus éloignées, parfois situées dans des pays différents.
- De discussions dans les salons littéraires, qui perdurent tout au long du XVIIIe siècle.
Les progrès techniques se multiplient. De nouveau, comme au XVIe siècle, l'homme avance et croit à sa perfectibilité, notamment grâce aux progrès de la science.
Les écrivains cherchent alors à s'affranchir de la norme classique et explorent de nouveaux genres littéraires :
- Le nombre de romans se multiplie. Ces derniers mettent régulièrement en scène des personnages du peuple ou de la bourgeoisie. La noblesse et la monarchie en sont régulièrement écartées. Par ailleurs, sous l'influence du développement de la correspondance, la mode est au roman épistolaire.
- Des groupes d'intellectuels cherchent, en concurrence avec l'Académie française, à publier des dictionnaires. Denis Diderot et Jean d'Alembert lancent, en ce sens, l'écriture d'une encyclopédie, qui, à la manière de celle proposée par Chambers en Angleterre, doit rassembler la somme de tous les savoirs, afin de les diffuser plus largement.
- La tragédie et la comédie sont concurrencées par le drame bourgeois, qui s'intéresse davantage au peuple.
En conséquence, la littérature donne la parole au tiers état. Elle réfléchit sur la société de son temps et cherche à donner à l'homme davantage de connaissances, afin de lui accorder plus de libertés. Ce mouvement est celui des Lumières.
Qu'est-ce que les Lumières ? La sortie de l'homme de sa minorité dont il est lui-même responsable. Minorité, c'est-à-dire incapacité de se servir de son entendement (pouvoir de penser) sans la direction d'autrui, minorité dont il est lui-même responsable (faute) puisque la cause en réside non dans un défaut de l'entendement mais dans un manque de décision et de courage de s'en servir sans la direction d'autrui. Sapere aude ! (Ose penser) Aie le courage de te servir de ton propre entendement. Voilà la devise des Lumières.
Emmanuel Kant
Qu'est-ce que les Lumières ?, (Was ist Aufklärung ?), trad. Jules Barni, Paris, éd. Auguste Durand (1853)
1784
Dans ce début de l'article, Kant définit les Lumières. Selon lui, le mouvement des Lumières a pour objectif de libérer les hommes par le biais de la connaissance.
Le mouvement des Lumières (qui est européen, comme le montre l'essai d'Emmanuel Kant) a ainsi pour objectifs de :
- Promouvoir la connaissance
- Développer l'esprit critique de chacun et dénoncer l'obscurantisme
- Lutter contre les préjugés et le dogmatisme (c'est-à-dire les préjugés religieux, en particulier ceux de l'Église catholique)
Dans ce contexte, Voltaire écrit le Traité sur la tolérance. Dans cet essai, il évoque notamment l'affaire Calas, celle d'un protestant accusé à tort d'avoir tué son fils (parce que ce dernier voulait se convertir à la religion catholique) et que Voltaire avait essayé, sans succès, de défendre. Cet essai dénonce le dogmatisme et l'obscurantisme de son temps.
Détourner la censure
Mais la voix de la contestation reste encore difficile. En effet, les idées des Lumières vont à l'encontre des intérêts de l'État et de l'Église (qui bénéficie de l'appui de la monarchie française). La censure reste donc importante, si bien que l'argumentation au service de la liberté de l'homme reste souvent indirecte.
Les philosophes des Lumières font notamment appel :
- Au conte philosophique, où le ridicule de certains personnages et le caractère grotesque de certaines situations critiquent le fonctionnement d'une société semblable à la société française.
- Au roman épistolaire, où des personnages, souvent étrangers à la société française, s'interrogent sur le bien-fondé du fonctionnement de cette dernière.
- Aux dictionnaires, dont les articles sont moins descriptifs qu'ironiques.
Dans Candide, Voltaire condamne le dogmatisme et les superstitions du clergé. Pour cela, il raconte les pérégrinations d'un jeune homme naïf, nommé Candide, depuis un pays que les Français peuvent juger exotique, la Bavière, jusqu'à un pays imaginaire, l'Eldorado.
Au XIXe siècle, entre censure et engagement
L'écrivain, engagé (malgré lui) en politique
On pourrait croire que la Révolution française a été la consécration du mouvement des Lumières. En principe, la libération du peuple du joug de la monarchie devrait sonner son émancipation des autorités. Mais la révolution laisse rapidement place au gouvernement de la Terreur puis à l'Empire. Ces deux régimes politiques censurent sévèrement la littérature d'idées.
Certains auteurs, comme Germaine de Staël ou François-René Chateaubriand sont contraints à l'exil. Par ailleurs, tous les philosophes du mouvement des Lumières sont morts.
Ainsi, de nouveaux écrivains prennent place dans un paysage littéraire déserté. Si peu d'entre eux font la propagande des différents régimes politiques qui se succèdent, certains développent des thèses qui les servent.
Génie du christianisme de François-René Chateaubriand vient conforter le concordat en faisant l'éloge de la religion chrétienne.
L'exil et les troubles du début de siècle ont davantage suscité le goût pour l'introspection. Les écrivains s'engagent peu dans la vie publique. Toutefois, certains décrivent les inégalités entre les hommes. Cette dénonciation se fait encore souvent de manière indirecte, par le biais du roman ou de la nouvelle.
Dans son cycle de la Comédie humaine, publiée pendant plus de vingt ans entre 1829 et 1850, Honoré de Balzac décrit toutes les couches de la société, depuis la haute bourgeoisie jusqu'aux plus miséreux, comme le Père Goriot.
Puis, suite à la révolution de Juillet, certains auteurs participent à la prometteuse seconde république. Alphonse de Lamartine est provisoirement ministre, Victor Hugo est député.
Des hommes et des causes
Mais l'engagement argumentatif des écrivains se fait essentiellement dans la presse et pour des causes précises. Ainsi :
- Victor Hugo dénonce la peine de mort, le travail des enfants et la misère.
- Émile Zola défend l'innocence de Dreyfus et dénonce la manière dont le pouvoir, l'armée, la justice et la presse ont contribué à une erreur judiciaire.
La misère, messieurs, j'aborde ici le vif de la question, voulez-vous savoir jusqu'où elle est, la misère ? Voulez-vous savoir jusqu'où elle peut aller, jusqu'où elle va, je ne dis pas en Irlande, je ne dis pas au Moyen Âge, je dis en France, je dis à Paris, et au temps où nous vivons ? Voulez-vous des faits ?
Il y a dans Paris, dans ces faubourgs de Paris que le vent de l'émeute soulevait naguère si aisément, il y a des rues, des maisons, des cloaques, où des familles, des familles entières, vivent pêle-mêle, hommes, femmes, jeunes filles, enfants, n'ayant pour lits, n'ayant pour couvertures, j'ai presque dit pour vêtement, que des monceaux infects de chiffons en fermentation, ramassés dans la fange du coin des bornes, espèce de fumier des villes, où des créatures s'enfouissent toutes vivantes pour échapper au froid de l'hiver.
Victor Hugo
"Détruire la misère"
9 juillet 1849
Dans cet extrait de son discours prononcé devant l'Assemblée nationale, Victor Hugo utilise des questions rhétoriques pour interpeller son auditoire. Il emploie également des images saisissantes, afin de l'apitoyer. Ce discours politique a donc certaines caractéristiques d'une argumentation littéraire.
Dans "J'accuse...!", une lettre ouverte adressée au président de la République et publiée dans le journal L'Aurore le 13 janvier 1898, Émile Zola dénonce les irrégularités et les mensonges de l'affaire Dreyfus.
Aux XXe et XXIe siècles, une identité en question
L'homme, une définition de nouveau ébranlée
Mais les guerres s'enchaînent et les intellectuels français ne peuvent rester sans s'exprimer. Dans tous les genres littéraires, les écrivains s'engagent pour une plus grande humanité :
- Dans son roman Le Feu, Henri Barbusse dénonce la guerre qui détruit les hommes.
- En poésie, le mouvement surréaliste réagit à l'horreur par le refus de toute logique représentative. L'homme vit dans un monde sans logique et doit accepter sa part d'inconscient.
- Dans le théâtre, Antonin Artaud défend la thèse de la cruauté. Selon lui, toute œuvre théâtrale est le simulacre d'un sacrifice. L'homme est une victime, broyée par le mécanisme du monde.
Ainsi, la littérature dans son ensemble s'interroge sur l'homme et son identité. La définition de l'homme est ébranlée par les horreurs de la Seconde Guerre mondiale. La littérature s'interroge sur une définition nouvelle de ce dernier.
De manière plus directe, quelques essayistes s'interrogent sur la place de l'écrivain dans la société :
- Dans son discours de réception du prix Nobel, Albert Camus rappelle la nécessité de l'écrivain de se faire porte-parole du genre humain.
- Dans L'Existentialisme est un humanisme publié en 1946, Jean-Paul Sartre développe une nouvelle conception de l'homme : lui seul est acteur de son existence, il ne peut donc pas exister de modèle humain, chacun se doit de s'inventer soi-même.
Le rôle de l'écrivain, du même coup, ne se sépare pas de devoirs difficiles. Par définition, il ne peut se mettre aujourd'hui au service de ceux qui font l'histoire : il est au service de ceux qui la subissent. Ou, sinon, le voici seul et privé de son art. Toutes les armées de la tyrannie avec leurs millions d'hommes ne l'enlèveront pas à la solitude, même et surtout s'il consent à prendre leur pas. Mais le silence d'un prisonnier inconnu, abandonné aux humiliations à l'autre bout du monde, suffit à retirer l'écrivain de l'exil chaque fois, du moins, qu'il parvient, au milieu des privilèges de la liberté, à ne pas oublier ce silence et à le relayer pour le faire retentir par les moyens de l'art.
Aucun de nous n'est assez grand pour une pareille vocation. Mais dans toutes les circonstances de sa vie, obscur ou provisoirement célèbre, jeté dans les fers de la tyrannie ou libre pour un temps de s'exprimer, l'écrivain peut retrouver le sentiment d'une communauté vivante qui le justifiera, à la seule condition qu'il accepte, autant qu'il peut, les deux charges qui font la grandeur de son métier : le service de la vérité et celui de la liberté. Puisque sa vocation est de réunir le plus grand nombre d'hommes possible, elle ne peut s'accommoder du mensonge et de la servitude qui, là où ils règnent, font proliférer les solitudes. Quelles que soient nos infirmités personnelles, la noblesse de notre métier s'enracinera toujours dans deux engagements difficiles à maintenir : le refus de mentir sur ce que l'on sait et la résistance à l'oppression.
Albert Camus
Discours du 10 décembre 1957 (discours du banquet Nobel), Discours de Suède, Paris, éd. Gallimard NRF, coll. "Blanche" (1958)
1957
Camus insiste sur la nécessité qu'a l'écrivain de s'exprimer. Il le présente comme un porte-parole des opprimés, un dénonciateur de la violence et de la censure.
Des hommes engagés
Ainsi, comme le suggère Stéphane Hessel dans son essai Indignez-vous ! publié en 2003, l'homme se doit de s'engager pour une cause. Ainsi, en dehors de tout mouvement, ou de tout recueil, de nombreux hommes de lettres du XXe et du XXIe siècles se sont engagés pour une cause. La diffusion de leurs idées ne passe plus uniquement par la littérature. Leurs discours se retrouvent en France :
- Dans la presse écrite, comme le fit jadis Émile Zola pour publier "J'accuse...!".
- À la radio et à la télévision. Certains discours d'hommes politiques comme le général de Gaulle sont devenus célèbres.
- Dans les débats politiques, en particulier à l'Assemblée nationale. L'Histoire a particulièrement retenu celui de Robert Badinter pour défendre l'abolition de la peine de mort, ou celui de Simone Veil, pour l'établissement du droit à l'avortement.
Je voudrais tout d'abord vous faire partager une conviction de femme - je m'excuse de le faire devant cette Assemblée presque exclusivement composée d'hommes : aucune femme ne recourt de gaieté de cœur à l'avortement. Il suffit d'écouter les femmes. C'est toujours un drame et cela restera toujours un drame. C'est pourquoi, si le projet qui vous est présenté tient compte de la situation de fait existante, s'il admet la possibilité d'une interruption de grossesse, c'est pour la contrôler et, autant que possible, en dissuader la femme. Nous pensons ainsi répondre au désir conscient ou inconscient de toutes les femmes qui se trouvent dans cette situation d'angoisse, si bien décrite et analysée par certaines des personnalités que votre commission spéciale a entendues au cours de l'automne 1973. Actuellement, celles qui se trouvent dans cette situation de détresse, qui s'en préoccupe ? La loi les rejette non seulement dans l'opprobre, la honte et la solitude, mais aussi dans l'anonymat et l'angoisse des poursuites. Contraintes de cacher leur état, trop souvent elles ne trouvent personne pour les écouter, les éclairer et leur apporter un appui et une protection.
Simone Veil, ministre de la Santé
"Discours à l'Assemblée nationale"
26 novembre 1974
Cet extrait du discours de Simone Veil défend la condition de la femme : elle réclame pour cette dernière le droit de choisir son existence, sans se sentir jugée ou être poursuivie. Pour cela, la ministre emploie des termes saisissants, ainsi que de nombreuses énumérations qui donnent à son discours un registre oratoire.