Polynésie, 2013, voie S
Une réflexion fondée sur l'expérience personnelle de l'auteur vous semble-t-elle efficace pour traiter des grandes questions humaines ?
Texte A : Michel de Montaigne, De l'expérience
1588
Quand je danse, je danse ; quand je dors, je dors ; voire et quand je me promène solitairement en un beau verger, si mes pensées ne sont entretenues des occurrences étrangères quelque partie du temps, quelque autre partie je les ramène à la promenade, au verger, à la douceur de cette solitude et à moi. Nature a maternellement observé cela, que les actions qu'elle nous a enjointes pour notre besoin nous fussent aussi voluptueuses, et nous y convie non seulement par la raison, mais aussi par l'appétit : c'est injustice de corrompre ses règles.
Quand je vois et César et Alexandre1, au plus épais de sa grande besogne, jouir si pleinement des plaisirs naturels, et par conséquent nécessaires et justes, je ne dis pas que ce soit relâcher son âme, je dis que c'est la roidir2, soumettant par vigueur de courage à l'usage de la vie ordinaire ces violentes occupations et laborieuses pensées.
Sages, s'ils eussent cru que c'était là leur ordinaire vacation3, celle-ci l'extraordinaire. Nous sommes de grands fols : "Il a passé sa vie en oisiveté, disons-nous ; Je n'ai rien fait d'aujourd'hui. – Quoi ! avez-vous pas vécu ? C'est non seulement la fondamentale, mais la plus illustre de vos occupations. – Si on m'eût mis au propre des grands maniements, j'eusse montré ce que je savais faire. – Avez- vous su méditer et manier votre vie ? Vous avez fait la plus grande besogne de toutes."
Pour se montrer et exploiter, nature n'a que faire de fortune4 ; elle se montre également en tous étages, et derrière, comme sans rideau. Composer nos mœurs est notre office, non pas composer des livres, et gagner, non pas des batailles et des provinces, mais l'ordre et tranquillité à notre conduite. Notre grand et glorieux chef-d'œuvre, c'est vivre à propos.
1 César et Alexandre : célèbres conquérants de l'Antiquité
2 Roidir : raidir
3 Vacation : occupation
4 Fortune : destinée
Texte B : Jean-Jacques Rousseau, Cinquième promenade
1778
Tout est dans un flux continuel sur la terre. Rien n'y garde une forme constante et arrêtée, et nos affections qui s'attachent aux choses extérieures passent et changent nécessairement comme elles. Toujours en avant ou en arrière de nous, elles rappellent le passé qui n'est plus ou préviennent l'avenir qui souvent ne dit point être : il n'y a rien là de solide à quoi le cœur se puisse attacher. Aussi n'a-t-on guère ici-bas que du plaisir qui passe ; pour le bonheur qui dure je doute qu'il y soit connu. A peine est-il dans nos vies plus vives jouissances un instant où le cœur puisse véritablement nous dire : je voudrais que cet instant durât toujours ; et comment peut-on appeler bonheur un état fugitif qui nous laisse encore le cœur inquiet et vide, qui nous fait regretter quelque chose avant, ou désirer encore quelque chose après ?
Mais s'il est un état où l'âme trouve une assiette1 assez solide pour s'y reposer tout entière et rassembler là tout son être, sans avoir besoin de rappeler le passé ni d'enjamber sur l'avenir ; où le temps ne soit rien pour elle, où le présent dure toujours sans néanmoins marquer sa durée et sans aucune trace de succession, sans aucun autre sentiment de privation ni de jouissance, de plaisir ni de peine, de désir ni de crainte que celui seul de notre existence, et que ce sentiment seul puisse la remplir tout entière ; tant que cet état dure celui qui s'y trouve peut s'appeler heureux, non d'un bonheur imparfait, pauvre et relatif, tel que celui qu'on trouve dans les plaisirs de la vie mais d'un bonheur suffisant, parfait et plein, qui ne laisse dans l'âme aucun vide qu'elle sente le besoin de remplir. Tel est l'état où je me suis trouvé souvent à l'île de Saint-Pierre dans mes rêveries solitaires, soit couché dans mon bateau que je laissais dériver au gré de l'eau, soit assis sur les rives du lac agité, soit ailleurs, au bord d'une belle rivière ou d'un ruisseau murmurant sur le gravier.
De quoi jouit-on dans une pareille situation ? De rien d'extérieur à soi, de rien sinon de soi-même et de sa propre existence, tant que cet état dure on se suffit à soi-même comme Dieu. Le sentiment de l'existence dépouillé de toute autre affection est par lui-même un sentiment précieux de contentement et de paix, qui suffirait seul pour rendre cette existence chère et douce à qui saurait écarter de soi toutes les impressions sensuelles et terrestres qui viennent sans cesse nous en distraire et en troubler ici-bas la douceur.
1 État où l'âme trouve son assiette : état d'équilibre
Texte C : Alain, Propos sur le bonheur
1928
Le passé et l'avenir n'existent que lorsque nous y pensons ; ce sont des opinions, non des faits. Nous nous donnons bien du mal pour fabriquer nos regrets et nos craintes. J'ai vu un équilibriste qui ajustait une quantité de poignards les uns sur les autres ; cela faisait une espèce d'arbre effrayant qu'il tenait en équilibre sur son front. C'est ainsi que nous ajustons et portons nos regrets et nos craintes en imprudents artistes. Au lieu de porter une minute, nous portons une heure ; au lieu de porter une heure, nous portons une journée, des journées, des mois, des années. L'un, qui a mal à la jambe pense qu'il souffrait hier, qu'il a souffert déjà autrefois, qu'il souffrira demain ; il gémit sur sa vie tout entière. Il est évident qu'ici la sagesse ne peut pas beaucoup ; car on ne peut toujours pas supprimer la douleur présente. Mais il s'agit d'une douleur morale, qu'en restera-t-il si l'on se guérit de regretter et de prévoir ?
Cet amoureux maltraité, qui se tortille sur son lit au lieu de dormir, et qui médite des vengeances corses, que resterait-il de son chagrin s'il ne pensait ni au passé, ni à l'avenir ? Cet ambitieux, mordu au cœur pas un échec, où va-t-il chercher sa douleur, sinon dans un passé qu'il ressuscite et dans un avenir qu'il invente ? On croit voir le Sisyphe1 de la légende qui soulève son rocher et renouvelle ainsi son supplice.
Je dirais à tous ceux qui se torturent ainsi : pense au présent ; pense à ta vie qui se continue de minute en minute ; chaque minute vient après l'autre ; il est donc possible de vivre comme tu vis, puisque tu vis. Mais l'avenir m'effraie, dis-tu. Tu parles de ce que tu ignores. Les événements ne sont jamais ceux que nous attendions ; et quant à ta peine présente, justement parce qu'elle est très vive, tu peux être sûr qu'elle diminuera. Tout change, tout passe. Cette maxime nous a attristés assez souvent ; c'est bien le moins qu'elle nous console quelquefois.
1 Sisyphe : personnage mythologique condamné à rouler sans fin un rocher
Texte D : Albert Camus, "Noces à Tipasa", Noces.
1939
Le narrateur se promène au milieu du site antique de Tipasa.
Que d'heures passées à écraser les absinthes1, à caresser les ruines, à tenter d'accorder ma respirations aux soupirs tumultueux du monde ! Enfoncé parmi les odeurs sauvages et les concerts d'insectes somnolents, j'ouvre les yeux et mon cœur à la grandeur insoutenable de ce ciel gorgé de chaleur. Ce n'est pas si facile de devenir ce qu'on est, de retrouver sa mesure profonde. Mais à regarder l'échine solide du Chenoua2, mon cœur se calmait d'une étrange certitude. J'apprenais à respirer, je m'intégrais et je m'accomplissais. Je gravissais l'un après l'autre des coteaux dont chacun me réservait une récompense, comme ce temple dont les colonnes mesurent la course du soleil et d'où l'on voit le village entier, ses murs blancs et roses et ses vérandas vertes. Comme aussi cette basilique sur la colline Est : elle a gardé ses murs et dans un grand rayon autour d'elle s'alignent des sarcophages exhumés, pour la plupart à peine issus de la terre dont ils participent encore. Ils ont contenu des morts ; pour le moment il y pousse des sauges et des ravenelles. La basilique Sainte-Salsa est chrétienne, mais à chaque fois qu'on regarde par une ouverture, c'est la mélodie du monde qui parvient jusqu'à nous : coteaux plantés de pins et de cyprès, ou bien la mer qui roule ses chiens blancs à une vingtaine de mètres. La colline qui supporte Saint-Salsa est plate à son sommet et le vent souffle plus largement à travers les portiques. Sous le soleil du matin, un grand bonheur se balance dans l'espace.
1 Absinthe : plante odorante
2 Chenoua : massif montagneux au nord de l'Algérie
Quelles sont les deux idées qui s'opposent dans le texte ?
Texte A : Michel de Montaigne, De l'expérience
1588
Quand je danse, je danse ; quand je dors, je dors ; voire et quand je me promène solitairement en un beau verger, si mes pensées ne sont entretenues des occurrences étrangères quelque partie du temps, quelque autre partie je les ramène à la promenade, au verger, à la douceur de cette solitude et à moi. Nature a maternellement observé cela, que les actions qu'elle nous a enjointes pour notre besoin nous fussent aussi voluptueuses, et nous y convie non seulement par la raison, mais aussi par l'appétit : c'est injustice de corrompre ses règles.
Quand je vois et César et Alexandre1, au plus épais de sa grande besogne, jouir si pleinement des plaisirs naturels, et par conséquent nécessaires et justes, je ne dis pas que ce soit relâcher son âme, je dis que c'est la roidir2, soumettant par vigueur de courage à l'usage de la vie ordinaire ces violentes occupations et laborieuses pensées.
Sages, s'ils eussent cru que c'était là leur ordinaire vacation3, celle-ci l'extraordinaire. Nous sommes de grands fols : "Il a passé sa vie en oisiveté, disons-nous ; Je n'ai rien fait d'aujourd'hui. – Quoi ! avez-vous pas vécu ? C'est non seulement la fondamentale, mais la plus illustre de vos occupations. – Si on m'eût mis au propre des grands maniements, j'eusse montré ce que je savais faire. – Avez- vous su méditer et manier votre vie ? Vous avez fait la plus grande besogne de toutes."
Pour se montrer et exploiter, nature n'a que faire de fortune4 ; elle se montre également en tous étages, et derrière, comme sans rideau. Composer nos mœurs est notre office, non pas composer des livres, et gagner, non pas des batailles et des provinces, mais l'ordre et tranquillité à notre conduite. Notre grand et glorieux chef-d'œuvre, c'est vivre à propos.
1 César et Alexandre : célèbres conquérants de l'Antiquité
2 Roidir : raidir
3 Vacation : occupation
4 Fortune : destinée
En évoquant son souvenir sur l'île de Saint-Pierre, que fait Rousseau ?
Texte B : Jean-Jacques Rousseau, Cinquième promenade
1778
Tout est dans un flux continuel sur la terre. Rien n'y garde une forme constante et arrêtée, et nos affections qui s'attachent aux choses extérieures passent et changent nécessairement comme elles. Toujours en avant ou en arrière de nous, elles rappellent le passé qui n'est plus ou préviennent l'avenir qui souvent ne dit point être : il n'y a rien là de solide à quoi le cœur se puisse attacher. Aussi n'a-t-on guère ici-bas que du plaisir qui passe ; pour le bonheur qui dure je doute qu'il y soit connu. A peine est-il dans nos vies plus vives jouissances un instant où le cœur puisse véritablement nous dire : je voudrais que cet instant durât toujours ; et comment peut-on appeler bonheur un état fugitif qui nous laisse encore le cœur inquiet et vide, qui nous fait regretter quelque chose avant, ou désirer encore quelque chose après ?
Mais s'il est un état où l'âme trouve une assiette1 assez solide pour s'y reposer tout entière et rassembler là tout son être, sans avoir besoin de rappeler le passé ni d'enjamber sur l'avenir ; où le temps ne soit rien pour elle, où le présent dure toujours sans néanmoins marquer sa durée et sans aucune trace de succession, sans aucun autre sentiment de privation ni de jouissance, de plaisir ni de peine, de désir ni de crainte que celui seul de notre existence, et que ce sentiment seul puisse la remplir tout entière ; tant que cet état dure celui qui s'y trouve peut s'appeler heureux, non d'un bonheur imparfait, pauvre et relatif, tel que celui qu'on trouve dans les plaisirs de la vie mais d'un bonheur suffisant, parfait et plein, qui ne laisse dans l'âme aucun vide qu'elle sente le besoin de remplir. Tel est l'état où je me suis trouvé souvent à l'île de Saint-Pierre dans mes rêveries solitaires, soit couché dans mon bateau que je laissais dériver au gré de l'eau, soit assis sur les rives du lac agité, soit ailleurs, au bord d'une belle rivière ou d'un ruisseau murmurant sur le gravier.
De quoi jouit-on dans une pareille situation ? De rien d'extérieur à soi, de rien sinon de soi-même et de sa propre existence, tant que cet état dure on se suffit à soi-même comme Dieu. Le sentiment de l'existence dépouillé de toute autre affection est par lui-même un sentiment précieux de contentement et de paix, qui suffirait seul pour rendre cette existence chère et douce à qui saurait écarter de soi toutes les impressions sensuelles et terrestres qui viennent sans cesse nous en distraire et en troubler ici-bas la douceur.
1 État où l'âme trouve une assiette : état d'équilibre
Que fait l'auteur quand il évoque les équilibristes ?
Texte C : Alain, Propos sur le bonheur
1928
Le passé et l'avenir n'existent que lorsque nous y pensons ; ce sont des opinions, non des faits. Nous nous donnons bien du mal pour fabriquer nos regrets et nos craintes. J'ai vu un équilibriste qui ajustait une quantité de poignards les uns sur les autres ; cela faisait une espèce d'arbre effrayant qu'il tenait en équilibre sur son front. C'est ainsi que nous ajustons et portons nos regrets et nos craintes en imprudents artistes. Au lieu de porter une minute, nous portons une heure ; au lieu de porter une heure, nous portons une journée, des journées, des mois, des années. L'un, qui a mal à la jambe pense qu'il souffrait hier, qu'il a souffert déjà autrefois, qu'il souffrira demain ; il gémit sur sa vie tout entière. Il est évident qu'ici la sagesse ne peut pas beaucoup ; car on ne peut toujours pas supprimer la douleur présente. Mais il s'agit d'une douleur morale, qu'en restera-t-il si l'on se guérit de regretter et de prévoir ?
Cet amoureux maltraité, qui se tortille sur son lit au lieu de dormir, et qui médite des vengeances corses, que resterait-il de son chagrin s'il ne pensait ni au passé, ni à l'avenir ? Cet ambitieux, mordu au cœur pas un échec, où va-t-il chercher sa douleur, sinon dans un passé qu'il ressuscite et dans un avenir qu'il invente ? On croit voir le Sisyphe1 de la légende qui soulève son rocher et renouvelle ainsi son supplice.
Je dirais à tous ceux qui se torturent ainsi : pense au présent ; pense à ta vie qui se continue de minute en minute ; chaque minute vient après l'autre ; il est donc possible de vivre comme tu vis, puisque tu vis. Mais l'avenir m'effraie, dis-tu. Tu parles de ce que tu ignores. Les événements ne sont jamais ceux que nous attendions ; et quant à ta peine présente, justement parce qu'elle est très vive, tu peux être sûr qu'elle diminuera. Tout change, tout passe. Cette maxime nous a attristés assez souvent ; c'est bien le moins qu'elle nous console quelquefois.
1 Sisyphe : personnage mythologique condamné à rouler sans fin un rocher
En utilisant la première personne du singulier, que cherche l'auteur ?
Texte D : Albert Camus, "Noces à Tipasa", Noces.
1939
Le narrateur se promène au milieu du site antique de Tipasa.
Que d'heures passées à écraser les absinthes1, à caresser les ruines, à tenter d'accorder ma respirations aux soupirs tumultueux du monde ! Enfoncé parmi les odeurs sauvages et les concerts d'insectes somnolents, j'ouvre les yeux et mon cœur à la grandeur insoutenable de ce ciel gorgé de chaleur. Ce n'est pas si facile de devenir ce qu'on est, de retrouver sa mesure profonde. Mais à regarder l'échine solide du Chenoua2, mon cœur se calmait d'une étrange certitude. J'apprenais à respirer, je m'intégrais et je m'accomplissais. Je gravissais l'un après l'autre des coteaux dont chacun me réservait une récompense, comme ce temple dont les colonnes mesurent la course du soleil et d'où l'on voit le village entier, ses murs blancs et roses et ses vérandas vertes. Comme aussi cette basilique sur la colline Est : elle a gardé ses murs et dans un grand rayon autour d'elle s'alignent des sarcophages exhumés, pour la plupart à peine issus de la terre dont ils participent encore. Ils ont contenu des morts ; pour le moment il y pousse des sauges et des ravenelles. La basilique Sainte-Salsa est chrétienne, mais à chaque fois qu'on regarde par une ouverture, c'est la mélodie du monde qui parvient jusqu'à nous : coteaux plantés de pins et de cyprès, ou bien la mer qui roule ses chiens blancs à une vingtaine de mètres. La colline qui supporte Saint-Salsa est plate à son sommet et le vent souffle plus largement à travers les portiques. Sous le soleil du matin, un grand bonheur se balance dans l'espace.
1 Absinthe : plante odorante
2 Chenoua : massif montagneux au nord de l'Algérie
Comment peut-on convaincre le lecteur ?
Comment peut-on persuader le lecteur ?
Quel aspect négatif entraîne l'utilisation de l'expérience personnelle ?
Pour convaincre un lecteur, quelle qualité est essentielle ?