Sommaire
ILa technique, une activité proprement humaineADéfinition de la techniqueBLa création de l'objet techniqueCLa technique pour maîtriser l'environnementIILa remise en cause du progrès techniqueALa foi dans le progrès techniqueBUn projet narcissiqueCLes dangers du règne technique1Les dangers humains2Les dangers politiquesLa technique s'entend comme les moyens, matériels et intellectuels, qui permettent de transformer la nature. Les outils, qui sont au départ le prolongement du corps (exemple de la main) supposent également le recours à l'intelligence humaine. Ils ne cessent d'évoluer pour perfectionner la maîtrise par l'être humain de son environnement, au risque d'aller trop loin. La foi dans le progrès, qui peut être vu comme un projet narcissique, engendre des risques, perceptibles à l'échelle individuelle, mais également au niveau de l'organisation politique de la société.
La technique, une activité proprement humaine
La technique est une activité proprement humaine qui se définit comme l'ensemble des procédés utilisés par l'être humain pour transformer la nature par le travail. Cette activité proprement humaine repose sur la création de l'objet technique. La technique permet alors à l'être humain de maîtriser son environnement.
Définition de la technique
La technique peut être définie comme l'ensemble des moyens matériels ou intellectuels permettant d'obtenir efficacement des résultats déterminés. La technique se transmet d'un être humain à l'autre et évolue par accumulation.
Les moyens techniques sont de deux ordres :
- soit matériels : la maîtrise des outils ;
- soit intellectuels : la connaissance des procédés opératoires.
La technique constitue à la fois une forme de savoir (les instructions, la connaissance des procédés opératoires) et une forme de savoir-faire (la production à proprement parler). Ce savoir-faire rend possible la production d'effets réitérables par des moyens efficaces, qui permettent à l'être humain de parvenir à ses fins.
Le caractère transmissible de la technique permet de différencier l'activité technique humaine de l'activité technique animale.
Certaines espèces de singes ont recours à des formes d'outils techniques, notamment en utilisant des pierres pour casser des noix. Cependant, jamais ces singes ne se servent d'un outil pour en créer un autre.
À proprement parler, les animaux ne fabriquant pas les outils dont ils se servent, il s'agit plutôt d'« instruments ».
La technique possède un caractère cumulatif : chaque machine ou outil inventé permet d'en créer d'autres, directement ou par combinaison.
Certaines grandes inventions techniques ont permis à l'être humain de faciliter son travail et d'accroître sa maîtrise de l'environnement :
- La roue : c'est le premier mécanisme qui permet de transformer un outil en machine simple. Grâce à la roue, l'être humain a créé la poulie ou encore le treuil. Aussi fondamental, le levier, qui dépend directement de la connaissance géométrique, est combiné avec la roue dans l'engrenage, système de machines simples.
- La multiplication des rouages a permis de créer une machine complexe, l'automate. L'engrenage en est le prototype : il était utilisé comme support des machines mécaniques divertissantes d'Héron d'Alexandrie au Ier siècle.
- La machine moderne transforme une source d'énergie en une autre. Ainsi, la machine à vapeur transforme l'énergie thermique de la vapeur d'eau en énergie mécanique permettant de faire avancer un train.
- La machine programmable repose sur l'information. L'information est une notion scientifique comme celle d'énergie. Ces machines ont envahi le monde du XXIe siècle, il s'agit des ordinateurs, des robots ou encore des pilotes automatiques.
La création de l'objet technique
L'être humain se caractérise comme étant l'animal qui, usant de sa main et de sa raison, est capable de production, c'est-à-dire de créer des objets qui n'existent pas à l'état naturel. Vu comme un prolongement du corps humain, l'outil est aussi un prolongement de la pensée, une concrétisation de la réflexion humaine.
Aristote dit que la main est le premier outil de l'être humain.
« La main semble bien être non pas un outil, mais plusieurs. Car elle est pour ainsi dire un outil qui tient lieu de tous les autres. […] Car la main devient griffe, serre, corne, ou lance ou épée ou tout autre arme ou outil. Elle peut être tout cela parce qu'elle est capable de tout saisir et de tout tenir. »
Aristote
Parties des animaux
IVe siècle av. J.-C.
La main n'est pas un outil comme les autres : c'est en un sens l'outil des outils, car elle est ce qui permet à l'homme de manier d'autres outils. C'est la main qui rend l'usage d'outils possible.
L'usage de la main n'est pas suffisant pour caractériser la technique, puisque le chimpanzé, qui possède une main similaire, n'a pas de technique.
L'être humain, l'Homo sapiens (littéralement, « homme savant ») est avant tout un Homo faber, c'est-à-dire un être capable de fabriquer des outils. C'est l'idée du philosophe Henri Bergson.
« En définitive, l'intelligence, envisagée dans ce qui en paraît être la démarche originelle, est la faculté de fabriquer les objets artificiels, en particulier des outils à faire des outils, et d'en varier indéfiniment la fabrication. »
Henri Bergson
L'Évolution créatrice
1907
Pour Bergson, la capacité de fabriquer indéfiniment de nouveaux outils ainsi que la capacité de varier l'usage possible de chaque outil déjà créé sont la marque de l'intelligence proprement humaine.
L'ethnologue André Leroi-Gourhan montre aussi que l'utilisation de l'outil distingue l'être humain des autres vivants. Selon lui, le premier grand tournant de l'histoire de l'humanité est le passage à la station verticale. En se dressant debout, l'être humain a pu libérer ses mains, lui permettant alors de se saisir d'outils et de travailler.
Par ailleurs, si l'outil est propre à l'être humain, c'est parce qu'il nécessite une anticipation mentale sur son usage. L'outil et la technique semblent donc être les fruits de la réflexion et de l'intelligence proprement humaines.
L'usage de la pierre taillée – incontestablement un outil – précède de loin l'Homo sapiens. Il caractérise déjà nos ancêtres dits « homininés », l'australopithèque, puis l'Homo habilis.
Couplée à l'intelligence proprement humaine, la main est ce qui rend possible la technique. La technique se distingue ainsi de l'action comme activité de production. L'action poursuit un but, la technique réalise un objet. Elle se démarque également de la production naturelle, car l'objet produit l'est artificiellement.
La technique pour maîtriser l'environnement
Ce qui distingue l'être humain de l'animal, c'est sa capacité à travailler la nature, c'est-à-dire à la transformer en utilisant des moyens techniques.
L'animal s'adapte à son environnement, l'être humain transforme son environnement grâce à la technique. Chaque savoir ou savoir-faire en appelle un autre. De ce fait, la technique est un moteur de l'histoire, puisqu'elle permet l'évolution du travail de l'être humain et la démultiplication des possibilités de transformation de la nature.
Chaque nouvelle invention technique permet de révolutionner le travail de l'être humain et a transformé la nature. Joseph Schumpeter et Karl Marx ont insisté sur le caractère décisif de l'innovation technologique dans la transformation du monde.
« Le moulin à eau vous donnera la société avec le suzerain [le seigneur de la société féodale] ; le moulin à vapeur, la société avec le capitalisme industriel. »
Karl Marx
Misère de la philosophie
1847
Si l'animal vit dans un environnement naturel qui constitue son milieu, l'être humain, quant à lui, vit dans un environnement artificiel, son « monde habitable ». Ce monde habitable est le produit de la technique.
Le feu permet de se chauffer et de se protéger, de cuire des aliments, de préparer des matériaux de construction. Par la suite, la métallurgie, l'industrie du verre et la plastification, qui utilisent le feu, transforment l'habitat en des bâtiments de plus en plus complexes. On parle alors de « monde artificiel », essentiellement urbain, dans lequel vit l'être humain aujourd'hui. C'est bien le travail qui est à l'origine de la modification de la nature.
Si l'être humain a transformé la nature en construisant des villes, il a également réussi à maîtriser, d'une certaine façon, le temps.
Les TGV permettent aux êtres humains de traverser très rapidement des distances considérables et les avions passent d'un continent à l'autre en une seule journée.
Le monde habité par l'être humain n'a ainsi plus rien de naturel. Heidegger conçoit la technique comme un « arraisonnement », c'est-à-dire une mise à la raison, presque une « mise au pas » du monde naturel. La nature ne serait plus qu'un puits de ressources disponibles et exploitables. René Descartes, déjà, définissait la technique comme une manière de rendre les êtres humains « maîtres et possesseurs de la nature ».
La prise de conscience écologique montre toutefois que l'être humain n'est pas satisfait de cette transformation de la nature. Celle-ci n'est pas, comme on le dit dans le langage courant, « une source inépuisable de richesses ». Déjà, au XIXe siècle, Thomas Malthus montre que le rendement de l'agriculture diminue au fur et à mesure qu'augmente la population.
La remise en cause du progrès technique
La technique ne cesse pas de progresser, comme elle a permis l'amélioration des conditions de vie de nombreuses populations, une foi dans le progrès technique perdure. Toutefois, on peut se demander si le progrès technique n'est pas un projet narcissique et si le règne de la technique ne présente pas des risques.
La foi dans le progrès technique
La technique a permis d'améliorer les conditions de vie d'un certain nombre d'être humains, raison pour laquelle une foi dans le progrès technique s'est développée. En philosophie, on parle de positivisme.
Avec l'avènement du capitalisme industriel au XIXe siècle, l'image des sociétés humaines a changé inexorablement : les villes se sont agrandies, les campagnes se sont dépeuplées progressivement, les conditions de vie sont devenues bien meilleures, la vie est apparue plus simple, la technique, omniprésente. Ces nombreux changements ont conduit la majorité de l'humanité à avoir une forme de foi dans le progrès technique et les miracles qu'il pourrait accomplir.
Le positivisme d'Auguste Comte et de Saint-Simon, qui pensent que la société et les phénomènes humains doivent être les prochains objets de la science afin de rendre la société meilleure, s'est propagé dans la culture populaire. Depuis, cette foi dans le progrès ne s'est pas perdue. Au contraire, elle apparaît plus forte que jamais. Paradoxalement, de nouveaux projets techniques ont pour but de réparer le mal fait par la technique.
On voit l'émergence de projets de géo-ingénierie pour réparer les dégâts causés par la technique sur le climat terrestre.
Un projet narcissique
Une question se pose : pourquoi l'être humain continue-t-il à croire dans un progrès qui l'a conduit dans la situation écologique que l'on connaît aujourd'hui ?
Pour Jean-Jacques Rousseau, on doit douter de la bonne volonté de l'être humain et tenter de comprendre ce qui peut le pousser à croire dans ce progrès technique. On s'aperçoit alors qu'il est en réalité mu par son ego, son « amour-propre ».
« […] des abîmes comblés, des montagnes rasées, des rochers brisés, des fleuves rendus navigables, des terres défrichées, des lacs creusés, des marais desséchés, des bâtiments énormes élevés sur la terre, la mer couverte de vaisseaux et de matelots ; […] on ne peut qu'être frappé de l'étonnante disproportion qui règne entre ces choses, et déplorer l'aveuglement de l'homme qui, pour nourrir son fol orgueil et je ne sais quelle vaine admiration de lui-même, le fait courir avec ardeur après toutes les misères dont il est susceptible. »
Jean-Jacques Rousseau
Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes
1755
L'être humain se rend malheureux en tentant de façonner le monde à sa gloire. Il ne fait que travestir la nature dont Rousseau pense qu'elle est le meilleur en lui. En ce sens, le progrès technique qu'accomplit l'être humain lui nuit, car il n'est que le fruit de l'orgueil qu'il développe en société.
Dans cette mesure, le progrès technique est une tentative désespérée de l'être humain pour se rendre aussi grand qu'un dieu : il voudrait refaçonner le monde, voire lui-même, mais, ce faisant, il agit égoïstement et détruit tout ce qui est bon en lui.
Les dangers du règne technique
Jacques Ellul qualifie la technicisation du milieu de vie humain par le terme de « règne technique ». Aujourd'hui, la technique est partout dans les sociétés humaines, et elles présentent des dangers, notamment des dangers humains et politiques.
Les dangers humains
Jacques Ellul qualifie cette technicisation du milieu de vie humain par le terme de « règne technique ».
Selon lui, la technique en tant que moteur de notre société se révèle dangereuse car elle ne distingue pas l'être humain d'un objet. Dans le règne technique, tout n'est que calcul et statistique au service du dogme de l'efficacité : il faut pouvoir tout catégoriser selon des critères techniques afin de pouvoir créer des connaissances et des technologies toujours plus efficaces.
En ce sens, la technique, en tant que moyen pour l'être humain de prendre des décisions, finit par l'aliéner en lui dictant ce qu'il doit faire et comment. Ce dernier n'a alors plus qu'à laisser sa conscience et son intellect de côté pour devenir, à son tour, l'outil au service de l'efficacité technique.
C'est le critère technique d'efficacité qui a engendré les chaînes industrielles et les nombreux cas d'aliénation qui y ont été rattachés.
« L'homme participe bien à l'économie, mais la technique l'y fait participer comme une chose. »
Jacques Ellul
La Technique ou l'Enjeu du siècle
© Armand Colin, 1954
Selon Ellul, la technique a pris, à partir du XIXe siècle, une forme qui réduit l'être humain à des statistiques pour pouvoir définir son utilité. Dans cette mesure, il ne participe à l'économie que comme une chose selon les critères techniques.
Les dangers politiques
Une autre idée émerge, celle selon laquelle il faudrait gouverner la société selon les critères de la technique : c'est la technocratie.
La technocratie peut avoir trois grands sens :
- Comme phénomène socio-historique, c'est une notion souvent utilisée de manière démagogique afin de définir une forme de domination politique incarnée par la classe sociale des experts.
- Comme phénomène politico-administratif, la technocratie représente le passage d'une société où le chef d'État est seul décisionnaire à une société où le pouvoir décisionnel réside largement dans les mains d'experts et de techniciens.
- En tant que courant de pensée, les technocrates sont des individus qui pensent qu'il est nécessaire que le pouvoir décisionnel soit dirigé par des connaissances objectives.
L'idée des technocrates est simple et semble implacable : la meilleure décision est toujours la décision prise en connaissance de cause. Les technocrates ont donc besoin d'une société qu'ils connaissent pleinement, c'est-à-dire d'une société parfaitement organisée où la sphère privée est pratiquement inexistante. Ce faisant, ils aliènent l'être humain.
Selon leur raisonnement, la société parfaite est une société où il n'y a plus aucune décision à prendre parce que tout choix est conditionné par de savants calculs. L'œuvre qui se rapproche le plus de cette vision de la société est probablement 1984 de George Orwell, qui décrit une société soigneusement organisée et donc prévisible.
« Nous n'avons plus rien à perdre et plus rien à gagner, nos plus profondes impulsions, nos plus secrets battements de cœur, nos plus intimes passions sont connues, publiées, analysées, utilisées. L'on y répond, l'on met à ma disposition exactement ce que j'attendais, et le suprême luxe de cette civilisation de la nécessité est de m'accorder le superflu d'une révolte stérile et d'un sourire consentant. »
Jacques Ellul
La Technique ou l'Enjeu du siècle
© Armand Colin, 1954
Ellul dessine avec une prédiction étonnante les problèmes actuels générés par la vente d'informations privées sur Internet. Il y a, dans la vision technocrate de la politique, un véritable danger pour l'être humain.