Sommaire
IUn mythe et une tragédieALe mytheBLa tragédie grecqueCLa tragédie pasolinienneIILa quête de la véritéALa recherche de la véritéBLe personnage de TirésiasCLe personnage de JocasteIIILe poids de la fatalitéALa libertéBLa culpabilitéUn mythe et une tragédie
Le mythe
Selon le mythe, Œdipe est maudit à cause de son père. C'est toute la lignée des Labdacides qui subit une véritable malédiction. Eschyle évoque le fait que Laïos désire éperdument avoir un fils bien qu'Apollon lui ait interdit d'en avoir. Bravant l'ordre divin, il engendre tout de même un fils. La malédiction s'étend alors sur trois générations car le dieu a prononcé son interdiction à trois reprises. Laïos, en mourant de la main même de son fils, incarne la première génération. Œdipe est la deuxième génération. Ses fils Polynice et Étéocle, s'entretuant pour le pouvoir, et ses filles Ismène et Antigone représentent la troisième génération.
La temporalité du mythe semble infinie et dépasse de beaucoup une vie humaine. Ce mythe prend en effet racines dans la fondation de la ville de Thèbes d'où proviennent les ancêtres des Labdacides. Ainsi la temporalité joue un rôle important dans la tragédie car elle n'est pas linéaire. Le personnage ne se dirige pas de façon chronologique vers la fin de son histoire. À un moment donné, toute son histoire va basculer et il va revivre certains événements à la lumière de ses découvertes.
C'est sur ce mythe que Freud a travaillé afin de théoriser ce qu'il nommera "le complexe d'Œdipe" chez le garçon. Selon le psychanalyste, tout individu est soumis dès sa naissance à une force vitale, une pulsion nommée libido qui n'est autre qu'un désir de l'Autre. Chez les jeunes enfants, l'Autre est incarné par ses parents avant qu'il ne s'ouvre plus tard à découvrir d'autres figures de substitution. C'est pourquoi le jeune garçon est attiré par sa mère et ressent le besoin de prendre la place du père.
Chez Pasolini, la dimension psychanalytique est perceptible tout au long du film. Elle est mise en valeur dès le prologue où la mère donne le sein à son fils alors que le père lui pince le pied tout en regardant d'un air mauvais celui dont il sait qu'il va prendre sa place.
Les parents adoptifs d'Œdipe sont Mérope et Polybe, les souverains de Corinthe.
La tragédie grecque
Dans la tragédie grecque de Sophocle, l'action est resserrée autour du personnage d'Œdipe et de l'enquête menée. Les éléments découverts et les actions vont s'enchaîner de manière logique afin de mettre au jour la vérité. Ce sont donc des liens de cause à effet qui sont établis et qui permettent de faire progresser l'action.
Le temps semble condensé car contrairement au mythe, la pièce doit avoir un début et une fin. Sophocle place son personnage à un moment de sa vie où il est à son paroxysme. Il est puissant, aimé de tous ses sujets, de sa femme, il a quatre enfants et cela pourrait continuer encore longtemps.
La peste est l'élément déclencheur qui introduit l'enquête portant sur le meurtre de Laïos. Ce crime lointain impressionne moins les spectateurs que l'inceste, car Jocaste est présente sur scène. L'inceste paraît moins abstrait que le parricide, d'autant plus qu'Antigone et Ismène (les filles d'Œdipe et Jocaste) font leur apparition à la fin de la pièce. La tension dramatique monte progressivement tout au long de la tragédie jusqu'aux scènes finales qui racontent la pendaison et l'énucléation. Le nœud dramatique se dénoue rapidement, tout cela se passe en seulement quelques heures, comme l'avait annoncé Tirésias.
Ce jour te fera naître et mourir à la fois.
Sophocle
Œdipe roi
Ve siècle av. J.-C.
Cette tragédie propose une réflexion philosophique sur le bonheur, le pouvoir et le savoir. En effet, tant qu'Œdipe ne sait pas, il est heureux et peut légitimement exercer le pouvoir qui lui a été confié par les Thébains. Paradoxalement, plus il approche de la vérité, cherchant à savoir qui il est, plus il se perd. Cela est notamment mis en avant par les scènes d'agôn entre Tirésias et Œdipe. Il cherche aveuglément la vérité mais refuse de l'entendre lorsque celle-ci lui est dévoilée. En découvrant la vérité, il perd sa femme, sa famille et le pouvoir qui lui avait été confié comme si ces trois éléments étaient irréconciliables.
La tragédie pasolinienne
Le film de Pasolini sort en Italie en 1967. Pasolini raconte tout le mythe d'Œdipe, de sa naissance à son exil. Il dépasse les bornes temporelles de la tragédie de Sophocle et s'inspire des éléments liés au mythe. Son histoire est scindée en deux parties : sa naissance et son abandon puis, suite à une prolepse, on retrouve Œdipe jeune alors qu'il part de Corinthe jusqu'à son mariage avec Jocaste. Le même schéma que celui de la pièce vient ensuite, le film se terminant sur l'exil d'Œdipe.
Des éléments-clefs sont montrés dans le film alors qu'ils sont seulement racontés chez Sophocle.
La rencontre avec le Sphinx est mise en scène dans le film de Pasolini tandis qu'elle est seulement relatée chez Sophocle.
Œdipe est très violent dans le film, il se montre mauvais joueur et brutal voire sauvage à certains moments. À la différence du personnage de Sophocle, Œdipe est ici un anti-héros. Il refuse de faire face à son destin, il le fuit à plusieurs reprises :
- Il tue le Sphinx.
- Il se cache les yeux.
- Il laisse faire le hasard pour choisir sa route.
Œdipe est montré à plusieurs reprises tournant sur lui-même les yeux fermés.
La quête de la vérité
La recherche de la vérité
La quête identitaire d'Œdipe débute à cause de l'épidémie de peste qui décime la ville de Thèbes. Le roi décide alors de protéger ses habitants en suivant la prophétie de l'oracle de Delphes : le meurtrier de Laïos doit être démasqué et châtié. Œdipe s'engage donc personnellement dans la recherche de ce dernier. Il assure qu'il sera puni. En faisant cela, il se condamne lui-même.
Peu à peu, au fil des découvertes, Œdipe est face à des contradictions. Il revit son passé de manière accélérée et les révélations de Tirésias ou de témoins le guident vers une quête plus personnelle. L'enquête portant sur un meurtre devient une quête intime, existentielle. Œdipe ira jusqu'au bout de la vérité même si celle-ci causera sa perte.
Si Œdipe est à la recherche de sa vérité personnelle chez Sophocle, ce n'est pas le cas chez Pasolini. Dans le film, il ne veut rien savoir, ne rien voir. Il se cache à plusieurs reprises les yeux avec ses mains. La dimension psychanalytique vient s'ajouter à la dimension philosophique du mythe, Œdipe dès sa naissance est en opposition avec son père mais il est également très proche de sa mère comme en témoignent les scènes du prologue. Il a donc enfoui ses doutes au plus profond de lui afin de vivre comme si de rien n'était.
À de nombreuses reprises dans le film, Œdipe et sa mère échangent des regards complices comme s'ils savaient au fond d'eux qui ils étaient vraiment faits l'un pour l'autre.
Ces éléments font d'Œdipe un personnage beaucoup plus ambigu que dans la tragédie antique où sa position était plus évidente : il était une victime des dieux, coupable malgré lui des crimes commis.
Le personnage de Tirésias
Alors qu'Œdipe est voyant voire clairvoyant lorsqu'il parvient à répondre à l'énigme du Sphinx, il est confronté à un personnage qui est son parfait négatif. Il s'agit de Tirésias, un aveugle omniscient puisqu'il sait ce que les autres ignorent.
Au cours de la tragédie, il sera opposé à Œdipe au cours d'un agôn permettant de faire progresser l'action.
Agôn
Le terme agôn désigne en grec une joute oratoire ou une dispute violente entre deux personnes.
L'affrontement entre Œdipe et Tirésias ou entre Œdipe et Créon est un agôn.
Pourtant, c'est au départ Œdipe qui invoque Tirésias afin d'obtenir son aide. Le devin refuse de lui dire ce qu'il sait mais il est alors accusé d'être lui-même l'assassin de Laïos. Pour défendre son honneur, il finit par parler et accuse directement le roi.
Chez Pasolini, l'affrontement entre les deux personnages prend une tournure plus violente car les deux personnages sont totalement opposés et semblent se détester. Tirésias, qui connaît la vérité, hait Œdipe qui incarne pour lui tout ce qu'il y a de plus faux. De son côté, Œdipe fait encore une fois preuve de violence en attaquant physiquement le vieillard qu'il pousse et projette au sol. Ce dernier semble même blessé physiquement ou du moins amoindri par cet entretien. Cette attaque est une véritable infamie, Œdipe s'attaque ici à une figure du sacré.
Les plans explicitent la dimension tragique de l'agôn. À chaque parole accusatrice prononcée par Tirésias, Pasolini fait correspondre un plan montrant Jocaste. Ce n'est pas par la parole que les coupables sont désignés aux spectateurs mais bien par l'image qui relie Œdipe et Jocaste à travers l'alternance des plans.
Le personnage de Jocaste
Jocaste est un personnage secondaire mais important car elle participe malgré elle à la mise en place de la prophétie. Elle incarne plusieurs rôles :
- Reine de Thèbes
- Mère d'Œdipe
- Épouse d'Œdipe
Toutefois, elle n'occupe pas la même place chez Sophocle ou Pasolini.
- Chez Sophocle, elle est en retrait, elle est présente aux côtés d'Œdipe pour l'apaiser, le calmer ou le détourner de la vérité lorsqu'elle la comprend avant lui.
- Chez Pasolini, elle est beaucoup plus visible. Présente dès le prologue sous les traits de la mère aimante. Elle sera incarnée par la même actrice lorsqu'elle deviendra l'épouse de son propre fils.
C'est bien l'image de l'épouse incestueuse que les spectateurs retiendront, et c'est cette image découverte de tous qu'elle fuira en se suicidant dans la chambre à coucher, symbole de cet amour interdit. Chez Pasolini, cet amour est de l'ordre du rêve, du fantasme. Le couple est filmé à de nombreuses reprises dans la chambre à coucher.
Les gestes des amants témoignent de leur amour partagé. Ce sont des scènes d'amour passionné ou des gestes plus tendres partagés dans l'intimité.
Chez Sophocle, Jocaste évoque seulement le fait que ce soit possible d'être l'amant de sa mère en rêve. Chez Pasolini, l'inceste est plus conscient. Jocaste adopte d'ailleurs une attitude toute différente dans les deux œuvres :
- Dans la tragédie classique, elle n'a rien décidé, elle était obligée d'épouser un parfait inconnu sur le seul fait qu'il ait libéré la ville du Sphinx. Elle doit obéir à la parole du peuple de Thèbes, elle n'est pas libre et apparaît elle aussi comme une victime du destin. Lorsqu'elle connaît la vérité, elle l'accepte mais essaye d'en détourner Œdipe. Dès que cette vérité éclate aux yeux de tous, elle devient impossible à supporter et Jocaste se tue, éperdue.
- Dans le film, elle n'est pas montrée comme une femme soumise à un mariage arrangé. Elle est heureuse et aime son mari. Les images de sa première rencontre avec Œdipe ou son rire hystérique lors des révélations de Tirésias laissent penser qu'elle connaît depuis longtemps sa situation incestueuse mais elle l'accepte jusqu'au moment où elle se résigne calmement à mourir comme si elle devait jouer son rôle jusqu'au bout.
Le poids de la fatalité
La liberté
Le destin est présent tout au long de la tragédie d'Œdipe. La prophétie est claire : il tuera son père et il épousera sa mère. Malgré tous les efforts entrepris, Œdipe ne parviendra pas à contrecarrer cette annonce. Au contraire, chaque action entreprise ne fait que le rapprocher, malgré lui, de la réalisation de la prophétie, c'est l'ironie tragique.
Ironie tragique
L'ironie tragique s'applique lorsque le sort semble s'acharner ou se moquer d'un personnage qui n'en a pas conscience, et qui précipite malgré lui sa perte.
La volonté d'Œdipe à vouloir absolument retrouver le meurtrier en déclarant "Lorsque je défends Laïos, c'est moi-même que je sers" va le conduire à sa perte, contrairement à ce qu'il affirme.
Œdipe lui-même reconnaît que le sort semble vouloir s'acharner sur lui. Chez Pasolini, il semble davantage s'en remettre au hasard lorsqu'il fait face à un carrefour mais chaque fois, le hasard le ramène sur la route de son destin.
Cependant, en connaissant la prédiction de l'oracle, Œdipe aurait pu se montrer plus attentif et moins imprudent. En tuant un homme ayant l'âge d'être son père et en épousant une femme ayant l'âge d'être sa mère, il se place lui-même dans une situation dangereuse. En effet, il répond sur la route à la provocation d'un vieillard mais il pouvait faire taire sa fierté et passer son chemin.
Jocaste est contrainte d'épouser le vainqueur du Sphinx, ce sont les lois de Thèbes mais rien n'oblige Œdipe à faire de même. Il succombe ici aussi à sa fierté et à son envie de régner, lui qui avait dû renoncer au trône de Corinthe trouve ici un royaume de substitution. Ce sont donc ses faiblesses humaines qui participeront à causer sa perte.
Œdipe semble condamné à causer sa propre perte. Cependant, rien n'est dit au cours des diverses prédictions quant à la sentence à prononcer à son égard. Les personnages semblent libres de leur châtiment. Jocaste, ne pouvant supporter que la vérité soit connue de tous, se suicide. Œdipe examine ses fautes, prononce la sentence et se l'applique personnellement.
Pasolini conserve la même fin en y ajoutant une dimension psychanalytique car le film est en quelque sorte l'analyse qu'il fait de sa propre vie. Le prologue place bien le personnage au moment où se constitue le complexe, l'enfant n'est donc pas responsable des sentiments qu'il éprouve. Tout le film s'assimile à une thérapie aboutissant à la découverte intime qui permet enfin d'être libéré.
La culpabilité
Œdipe est coupable d'avoir commis certaines actions mais n'ayant pas conscience de les commettre, sa responsabilité ne peut pas être totalement engagée.
Il commet tout d'abord un parricide mais sans se douter qu'il tue son père. Ce n'est pour lui qu'un "vieillard", un "inconnu". Pasolini complexifie cet événement car le vieil homme porte une couronne, Œdipe ne peut donc ignorer son statut. Ensuite, les deux hommes semblent éprouver l'un envers l'autre une haine profonde et immédiate, comme s'ils se connaissaient déjà. Il s'agit ici d'une scène de reconnaissance.
L'inceste suit le même schéma. Dans la tragédie, Œdipe ignore que Jocaste est sa mère. Alors que celle-ci le comprend au cours de la pièce, c'est une véritable révélation pour le roi qui ne semble se douter de rien. Là encore, Pasolini rend les choses plus complexes. Jocaste semble elle aussi reconnaître son fils au premier regard. Ceux qu'ils échangent par la suite sont complices et chargés de sens, mais rien ne permet d'affirmer avec certitude qu'un des deux connaît la vérité.
C'est le comportement d'Œdipe qui le rend coupable. Ses réactions sont excessives et témoignent d'un orgueil démesuré, ce qui était condamnable chez les Grecs qui parlent alors d'hybris.
Hybris
Les Grecs désignent sous ce terme la démesure, l'orgueil démesuré de certains hommes qui les poussent à se mesurer aux dieux ou à commettre des actes irréparables et pour lesquels ils seront punis. Les Grecs prônent la tempérance.
Si Œdipe va à la rencontre du Sphinx, c'est pour prouver son intelligence et parce que le trône de Thèbes est promis au vainqueur. S'il avait été plus mesuré dans ses choix, il n'aurait pas commis l'inceste.
Les termes employés tout au long de la tragédie soulignent également cette notion de culpabilité. La peste éclate à cause d'Œdipe et des habitants innocents meurent indirectement par sa faute. Les termes "faute" et "souillure" sont répétés à de nombreuses reprises et Pasolini renforce encore le lien de causalité entre l'épidémie et l'inceste en faisant se succéder des images de corps tuméfiés et le couple Œdipe/Jocaste.