Sommaire
IAppropriation et libertés autour de la règle des trois unités et de la bienséanceADes lieux variésBDes changements d'époqueCUne unité d'action conservée1L'action principale2Les intrigues secondairesDDes lieux en rupture avec la bienséance1La chambre à coucher2Les catacombesIILa création d'une esthétique romantique baroqueALe mélange des registres et des genres1Le genre comique2Le registre comique3Le genre tragique4Le registre tragique et le registre lyriqueBL'alternance et le contraste entre ombre et lumièreCL'influence du cadre de l'Espagne féodale du XVIe siècleIIIUne écriture du genre théâtral controverséeAUn alexandrin disloquéBLa création de personnages ambivalents1La tenue vestimentaire2L'ambiguïté des personnagesCLa naissance de nouveaux topoï romantiquesDu XVIIIe siècle, siècle des Lumières, au romantisme du XIXe siècle, la réflexion esthétique s'est complexifiée. Les écrivains romantiques, formés par l'Ancien Régime, gardent ancrées en eux les règles de l'esthétique classique. Mais les bouleversements historiques ont peu à peu permis une évolution de cette esthétique, appelant davantage de libertés, sans pour autant remettre totalement en cause les grands principes du classicisme. Ainsi, avec Hernani, Victor Hugo définit une nouvelle esthétique théâtrale, celle du romantisme, entre rupture et continuité.
Appropriation et libertés autour de la règle des trois unités et de la bienséance
La règle des trois unités est remise en question depuis le XVIIe siècle par souci de vraisemblance. Les romantiques souhaitent intégrer leurs personnages dans des contextes réels, historiques, crédibles. Ils se heurtent à la contrainte du lieu unique et d'une action réalisable en seulement vingt-quatre heures.
Pourquoi exigez-vous, dirai-je aux partisans du classicisme, que l'action représentée dans une tragédie ne dure pas plus de vingt-quatre heures ou de trente-six heures, et que le lieu de la scène ne change pas, ou que du moins, comme le dit Voltaire, les changements de lieu ne s'étendent qu'aux divers appartements d'un palais ?
Stendhal
Racine et Shakespeare
1823
Des lieux variés
Dans Hernani, Victor Hugo effectue les changements de lieux nécessaires à la vraisemblance de son récit.
Actes | Lieux | Commentaires/Analyses |
---|---|---|
Acte I | Il se déroule en Espagne, à Saragosse dans le palais de Don Ruy Gomez de Silva, dans les appartements de Doña Sol. | La première didascalie de l'acte I indique que l'on se trouve dans "une chambre à coucher". |
Acte II | Il se déroule toujours en Espagne, à Saragosse, à l'extérieur du palais de Don Ruy Gomez. | La première didascalie de l'acte II indique "Un patio du palais de Silva". Jusque-là, l'unité de lieu semble respectée. Les jardins sont un lieu fréquemment utilisé dans la comédie classique : par exemple, dans Le Bourgeois gentilhomme de Molière, on retrouve plusieurs scènes se déroulant dans les jardins de la maison de Monsieur Jourdain. Ici, l'acte II se déroule lui aussi chez Don Ruy Gomez. La pièce de théâtre Hernani pourrait donc à ce stade respecter les codes de la comédie classique. |
Acte III | Il se déroule dans les montagnes d'Aragon chez Don Ruy Gomez, plus précisément dans la galerie des portraits de famille de son château. | La première didascalie de l'acte III indique "Le château de Silva dans les montagnes d'Aragon". Le lieu est ambigu : il s'agit bien de la propriété de Don Ruy Gomez, mais alors que dans les deux actes précédents l'intrigue se déroulait à Saragosse, il est précisé "dans les montagnes d'Aragon", c'est-à-dire à l'extérieur de la ville. Le spectateur comprend alors que même si le propriétaire du lieu n'a pas changé, la scène ne se déroule plus dans son palais à Saragosse mais dans le château de famille dans les montagnes d'Aragon. Le changement de lieu se fait subtilement. Cela constitue une véritable rupture avec les codes du classicisme et la règle de l'unité de lieu. |
Acte IV | Il se déroule à Aix-La-Chapelle, en Allemagne, dans les catacombes où se trouve le tombeau de Charlemagne. | Le changement de lieu est clairement défini : "les caveaux qui renferment le tombeau de Charlemagne à Aix-La-Chapelle". L'acte IV change donc de ville, mais aussi de pays. Le changement de lieu est radical et ne concerne plus le domaine du privé comme dans le classicisme, il s'agit ici d'un lieu public. |
Acte V | Il se déroule à Saragosse dans le palais de Don Juan d'Aragon, Hernani qui a retrouvé son rang : "Saragosse. Une terrasse du palais d'Aragon". | L'appellation "palais d'Aragon" rappelle que Don Carlos a fait d'Hernani un chevalier et lui a permis de regagner ses titres de noblesse, son rang et donc ses richesses. Le palais en est la concrétisation. Le retour à Saragosse implique donc un nouveau changement de pays et de ville pour un retour à la situation initiale. Mais cette fois, le palais de Don Ruy Gomez a été abandonné au profit d'un nouveau lieu, le palais d'Hernani, désormais appelé Don Juan d'Aragon. Y célébrer le mariage heureux des amoureux rappelle les fins joyeuses des comédies classiques. |
Les changements de lieux impliquent donc une réflexion de la part du spectateur. Celui-ci croit reconnaître des éléments de la comédie classique mais s'aperçoit au fil des actes que ces changements de lieux fréquents entraînent une rupture avec les codes traditionnels du classicisme.
Des changements d'époque
Actes | Époques | Commentaires/Analyses |
---|---|---|
Acte I | Il commence "la nuit" et s'achève par le départ de Don Carlos du palais de Don Ruy Gomez. | Hernani accompagne Don Carlos, ce qui signifie que chacun des hommes finira la nuit hors du domicile de Doña Sol. |
Acte II | L'acte II commence également la nuit : "Il est nuit." | Il ne peut s'agir de la même nuit que dans l'acte I, puisque Don Carlos et ses hommes sont à nouveau présents afin d'intercepter Hernani venant rendre visite à Doña Sol. Lors de la confrontation entre les deux hommes dans la scène 3, Don Carlos rappelle à Hernani l'événement de la veille : "Je le pouvais hier. J'ignorais votre nom, vous ignoriez mon titre. Aujourd'hui compagnon, vous savez qui je suis et je sais qui vous êtes." Ces deux adverbes de temps, "hier" et "aujourd'hui", situent l'action dans le temps : une journée au moins s'est écoulée entre l'acte I et l'acte II. |
Acte III | L'acte III commence par un changement de lieu : l'ellipse du voyage et des conditions de ce changement de lieu est évidente. | Par ailleurs, Don Ruy Gomez se félicite dès le début de la scène 1 d'épouser Doña Sol le jour même. Le spectateur comprend alors que le jour des noces est arrivé et qu'un saut temporel vient d'être effectué : "Enfin ! C'est aujourd'hui ! Dans une heure on sera ma Duchesse ! Plus d'oncle !… et on m'embrassera !" |
Acte IV | L'acte IV se déroule à Aix-La-Chapelle en Allemagne. | Le spectateur qui n'a pas assisté au voyage suppose donc qu'une ellipse a encore eu lieu. Cet acte se déroule la nuit : "Il est nuit.", comme les actes I et II, ce qui contribue à créer une atmosphère mystérieuse. |
Acte V | Enfin, l'acte V a lieu dans le palais d'Hernani, nouvellement appelé Don Juan d'Aragon. | C'est le soir des noces des deux amoureux. Cet acte se déroule aussi la nuit : "Il est nuit.", rappelant qu'un temps important s'est écoulé entre le moment où Don Carlos a sacré Hernani chevalier et celui où il a pu s'installer avec Doña Sol dans son palais. |
Les divers changements de lieux provoquent donc des ellipses temporelles mais Victor Hugo choisit de la faire s'étendre sur plusieurs mois. L'unité de temps n'est pas respectée, allant parfois à l'encontre de toute vraisemblance.
Une unité d'action conservée
Seule l'unité d'action semble avoir été conservée par Victor Hugo dans la pièce Hernani. À la manière du Cid de Corneille, Hernani est confronté à l'obligation d'un choix entre l'amour et l'honneur. Comme le Cid, il choisit de renoncer à celle qu'il aime pour venger la mémoire de son père dont l'honneur a été bafoué.
L'action principale
Elle semble être la quête d'Hernani pour retrouver Don Carlos et le tuer. Le père de Don Carlos a fait assassiner le père d'Hernani et lui a retiré tous ses titres. Cette soif de vengeance débute par l'exécution du père d'Hernani par celui de Don Carlos. Hernani se doit de venger la mémoire de son père et souhaite récupérer son rang. L'intrigue amoureuse vient compliquer cette quête initiale. L'originalité de la pièce vient également du fait que contrairement au théâtre classique, l'intrigue principale est complétée par de multiples intrigues secondaires et de fréquents retournements de situation.
Les intrigues secondaires
Intrigues | Résumés |
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Doña Sol/Hernani | Hernani est amoureux de Doña Sol qui l'aime en retour mais qui ne peut épouser un jeune homme proscrit qui n'a plus de titre de noblesse. |
Doña Sol/Don Ruy Gomez | Doña Sol est promise à un vieil oncle, Don Ruy Gomez, chez qui elle vit avant leur mariage. Elle ne l'aime pas, ne veut pas l'épouser mais n'a pas le choix. Elle a le projet de s'enfuir avec Hernani avant le mariage. |
Doña Sol/Don Carlos | Le roi s'est épris de Doña Sol. Il est à la fois le rival du duc Don Ruy Gomez à qui elle est promise et d'Hernani dont il sait qu'elle est amoureuse. Il finit par enlever Doña Sol, que seul Hernani pourra libérer en donnant sa vie. |
Don Ruy Gomez/Hernani | Les deux hommes sont rivaux pour prendre le cœur de Doña Sol. Don Ruy Gomez ne s'en aperçoit qu'après avoir offert asile et hospitalité à Hernani. Il est alors contraint par respecter de sa parole donnée de protéger Hernani face à la colère du roi. Il abandonne même Doña Sol aux mains du roi plutôt que livrer Hernani. Pour venger son honneur, il obtient néanmoins de ce dernier la promesse qu'il pourra lui ôter la vie après un simple signal. Hernani lui remet son cor signal de sa mise à mort. Jaloux de leur mariage, Don Ruy sonnera du cor, entrainant le mort des deux amoureux. |
Don Carlos/Charlemagne | Don Carlos est roi d'Espagne au début de la pièce. Il complote pour devenir l'empereur, le roi des rois en Europe. Il se rend en Allemagne, sur le tombeau de son modèle Charlemagne où il réfléchit au pouvoir. Une fois sacré empereur, il prend le nom de Charles Quint et fait alors preuve de clémence. Il renonce à son amour pour Doña Sol et rend à Hernani son honneur et ses titres de noblesse. Les deux amoureux peuvent se marier avec son approbation. |
Ainsi, même si l'unité d'action est conservée car la pièce est gouvernée par une action principale, les multiples actions secondaires viennent compléter et complexifier cette action principale. La fin tragique repose d'ailleurs sur les conséquences de l'une de ces actions secondaires alors même que l'action principale a trouvé un heureux dénouement.
Croiser l'unité de temps à l'unité de lieu comme les barreaux d'une cage, et y faire pédantesquement entrer, de par Aristote, tous ces faits, tous ces peuples, toutes ces figures que la providence déroule à si grande masse dans la réalité ! C'est mutiler hommes et choses, c'est faire grimacer l'histoire.
Victor Hugo
Préface de Cromwell
1827
Des lieux en rupture avec la bienséance
La chambre à coucher
La chambre à coucher est le premier lieu évoqué dès l'acte I. Il n'aurait rien d'étonnant dans une tragédie classique si Doña Sol se trouvait seule avec sa confidente pour lui avouer son amour interdit pour Hernani par exemple, comme le personnage de Phèdre de Jean Racine le fait au sujet d'Hippolyte avec sa servante Œnone. Mais l'intrusion du personnage éponyme Hernani dans la chambre à coucher d'un personnage de haut rang comme Doña Sol va à l'encontre de la bienséance. Ainsi le spectateur croit davantage avoir affaire à une comédie dans laquelle les personnages usent de ruse pour se rendre en secret chez leur maîtresse, sans redouter l'époux dupé qui se trouve non loin de là. Il s'agit d'un des ressorts de la comédie classique et du comique de situation. Dès le début de la pièce, le spectateur est confronté à un renouvellement des codes classiques. Il ne peut identifier clairement le genre de la pièce.
Les catacombes
Placer un acte entier, l'acte IV, dans les catacombes auprès du tombeau de Charlemagne, est un choix jugé scandaleux par les classiques. Il s'agit d'un sanctuaire sacré qui sert pourtant de décor à des scènes de complots.
La création d'une esthétique romantique baroque
Dans la pièce Hernani, le mélange des lieux, des jours, des genres, des registres et des contrastes en tous genres contribue à la création d'une esthétique romantique qui prend ses libertés avec le classicisme, pour tendre vers une esthétique baroque, libérée des contraintes formelles. Victor Hugo parle à propos d'Hernani de "la liberté de l'art contre le despotisme des systèmes, des codes et des règles".
Le caractère du drame est le réel ; le réel résulte de la combinaison toute naturelle de deux types, le sublime et le grotesque, qui se croisent dans le drame, comme ils se croisent dans la vie et dans la création.
Victor Hugo
Préface de Cromwell
1827
Le mélange des registres et des genres
Le terme "drame", drama en grec, signifie "action". Le terme même évoque donc le genre de l'action, du dynamisme comme un art alternant différents registres et différents genres, afin de se rapprocher, toujours plus, de la réalité.
Le genre comique
Dans la pièce, on trouve des personnages burlesques :
- Doña Joséfa, la duègne, incarne la servante de la comédie burlesque, contrainte de cacher les amours secrètes de sa maîtresse, installant dans une armoire le roi Don Carlos.
- Don Ricardo incarne quant à lui le courtisan qui saisit toutes les opportunités pour gravir les échelons de la société, thématique que l'on retrouve fréquemment dans les comédies de Molière.
Par ailleurs, il y a une fin intermédiaire heureuse à la pièce. Le mariage de Doña Sol et d'Hernani devenu noble rappelle la fin des comédies de Molière dans lesquelles la jeune fille peut épouser son bien-aimé devenu honorable aux yeux de son père. Dans Le Bourgeois Gentilhomme, Cléonte, après maints subterfuges, finit par épouser Lucille, la fille de Monsieur Jourdain avec son accord dans une cérémonie burlesque.
Le registre comique
Le comique de situation est présent dans la pièce. Dans Hernani, plusieurs scènes rappellent des scènes typiques de la comédie classique.
Lorsque le roi se retrouve enfermé dans une armoire pour espionner celle qu'il aime et Hernani, la situation est comique.
Les nombreux quiproquos sur l'identité cachée des personnages sont également comiques, particulièrement quand Don Ruy Gomez découvre chez sa future épouse deux hommes dont il ignore l'identité alors que le premier n'est autre que le roi et le second le bandit le plus recherché d'Europe.
Le comique de gestes est également utilisé.
Lorsque Hernani et le roi, qui ignorent qui ils sont, croisent le fer et qu'ils sont interrompus car on frappe à la porte, leur gestuelle est comique. Le roi "s'enveloppe de son manteau et rabat son chapeau sur ses yeux". On l'imagine adopter un comportement grotesque pour cacher son identité aux nouveaux arrivants.
Le comique de parole : on peut remarquer plusieurs jeux de mots dans la pièce.
Par exemple lorsque Hernani propose au roi de se cacher à deux dans le placard.
HERNANI :
Cachons-nous.
DON CARLOS :
Dans l'armoire ?
HERNANI :
Entrez-y, je m'en charge. Nous y tiendrons tous deux.
DON CARLOS :
Grand merci, c'est trop large.
Victor Hugo
Hernani, Acte I, scène 2
1830
Le genre tragique
On trouve plusieurs caractéristiques du genre tragique dans Hernani.
- Des personnages nobles : le roi Don Carlos, le duc Don Ruy Gomez, des personnalités célèbres comme Charlemagne incarnent des personnages de la tragédie.
- Des valeurs morales : la question de l'honneur semble dépasser même la question de l'amour et de la mort dans Hernani, comme on a pu le voir chez Pierre Corneille dans Le Cid.
- Une fin tragique : la mort des deux amoureux, non sans rappeler la mort de Roméo et Juliette chez William Shakespeare ou d'Hémon et Antigone chez Sophocle, marque la fin d'une tragédie.
Le registre tragique et le registre lyrique
Les tirades lyriques contribuent à l'élaboration de la dimension lyrique du drame romantique.
DON CARLOS :
[...] Être empereur ! Mon dieu ! J'avais trop d'être roi. [...] Mais moi ! Qui me fera grand ? Qui sera ma loi ?
Victor Hugo
Hernani
1830
La tirade de Don Carlos évoque son angoisse face à la responsabilité du pouvoir.
La fatalité et l'évocation des dieux sont caractéristiques du registre tragique, avec la présence du champ lexical de la mort associé à celui d'une fatalité provoquée par les dieux. Hernani parle de destinée liée à sa famille et à sa responsabilité en tant qu'homme d'honneur.
HERNANI, seul :
Voici le doigt fatal qui luit sur la muraille ! Oh que la destinée amèrement me raille !
Victor Hugo
Hernani, Acte V, scène 4
1830
Dans l'acte V, les répliques d'Hernani ressemblent à celles d'un héros tragique sur le point de mourir.
Le registre tragique et le registre lyrique sont perceptibles. Le drame romantique alterne entre scènes de comédie et tirades tragiques. Le personnage d'Hernani alterne quant à lui entre fatalité, sens de l'honneur et goût du bonheur et de l'amour auprès de Doña Sol.
L'alternance et le contraste entre ombre et lumière
Le drame romantique fait donc alterner l'ombre, symbole du mystère et de la mort qui plane, et la lumière, symbole de la connaissance et de l'amour. Le nom même de Doña Sol évoque la lumière, puisqu'en espagnol, sol signifie "soleil".
Les jeux d'ombre et de lumière sont présents dans toute la pièce.
On retrouve des évocations de la nuit tous les actes, en opposition aux lumières artificielles provoquées par les lampes et les flambeaux. Dans la scène 1 de l'acte I, les didascalies précisent "la nuit" et "une lampe sur une table".
Dans la scène 3 de l'acte I, les didascalies mentionnent les "flambeaux" tenus par les valets.
Dans la scène 1 de l'acte II, les didascalies décrivent les "fenêtres éclairées" dans la nuit.
Dans la scène 4 de l'acte II, les didascalies mentionnent les "flambeaux et lumières à toutes les fenêtres".
Le champ lexical de la couleur en opposition au noir est récurrent dans les didascalies.
Dans la scène 3 de l'acte I, la didascalie "en noir, la toison d'or au cou" évoque la tenue sombre de Don Ruy Gomez en opposition à la toison dorée qu'il porte sur les épaules.
Dans la scène 3 de l'acte I, la didascalie "des yeux étincelants" qualifie le regard d'Hernani alors qu'il est resté en retrait dans l'ombre.
Dans la scène 1 de l'acte II, la didascalie "la fenêtre de Doña Sol s'éclaire, on voit son ombre se dessiner sur les vitraux lumineux" montre ce jeu d'ombre et de lumière caractéristique de l'écriture d'Hernani.
Cette alternance entre ombre et lumière est caractéristique de l'écriture hugolienne dans laquelle le monde est soumis à ces deux opposés. Victor Hugo qualifie Hernani de "sombre drame où luttent le jour et la nuit, la vie et la mort".
L'influence du cadre de l'Espagne féodale du XVIe siècle
Avec Hernani et Ruy Blas, Victor Hugo fait le choix de placer son intrigue en Espagne. Le cadre d'Hernani se situe dans l'Espagne de la Renaissance (1519), au début du règne de Charles Ier, jeune roi de dix-neuf ans, destiné à l'empire. L'Espagne du XVIe permet ainsi à Victor Hugo de créer une nouvelle esthétique romantique.
Entre Hernani et Ruy Blas, deux siècles de l'Espagne sont encadrés […] Dans Hernani, le soleil de la maison d'Autriche se lève ; dans Ruy Blas, il se couche.
Victor Hugo
Préface de Ruy Blas
1838
Le choix de l'Espagne est d'abord un choix personnel, biographique. En 1811, Victor Hugo, alors enfant, séjourne en Espagne. Il a visité les villages d'Ernani et de Saragosse où il place l'action d'Hernani. Il a également vécu comme pensionnaire à Madrid, où il place l'action de Ruy Blas.
C'est également un moyen de déjouer la censure. Victor Hugo écrit Hernani juste après Marion de Lorme, pièce interdite à cause de la représentation, jugée offensante pour les rois de France, qu'elle donne de Louis XIII et de ses rapports avec Richelieu. Pour pouvoir jouer Hernani au Théâtre-Français, il a besoin qu'elle échappe à la censure. Le choix d'un pays étranger par ses mœurs et par sa féodalité a donné à Victor Hugo la liberté de ton recherchée. La scène se situe à Saragosse et non à Paris. Par ailleurs, le roi est espagnol.
Enfin, le XVIe siècle est considéré comme l'âge d'or espagnol. Il propose un modèle d'esthétique dramatique que Victor Hugo peut s'approprier pour revendiquer un renouveau de l'écriture dramatique. Il puise dans la comedia nueva ses personnages, sa liberté de ton et sa fin souvent tragi-comique. Il rejoint l'auteur espagnol Lope de Vega qui revendique le mépris des règles et de l'imitation. Victor Hugo a même envisagé d'emprunter aux Espagnols le titre de son drame : Tres para una ou "L'honneur castillan". Il y a finalement renoncé pour choisir Hernani. L'influence des auteurs espagnols, rejetée par les classiques, est considérable pour l'esthétique baroque.
Comedia nueva
La comedia nueva est un genre dramatique espagnol qui s'oppose à la tradition antique de Plaute entre 1610 et 1680 et qui renouvelle le théâtre espagnol par plusieurs centaines de pièces "de cape et d'épée", comedias de capa y espada. Elles sont jouées en costumes de ville, dans des décors représentant par exemple Séville ou Madrid. Des auteurs comme Lope De Vega ou Calderon inspirent les auteurs français comme Victor Hugo.
Une écriture du genre théâtral controversée
La révolution romantique littéraire est fortement controversée. On reproche à Victor Hugo de prendre de trop grandes libertés vis-à-vis des règles établies.
Un alexandrin disloqué
La versification d'Hernani, nouvelle et innovante, a surpris et choqué les spectateurs par les effets de l'enjambement et du rejet.
Enjambement
L'enjambement est le fait de commencer une phrase dans un vers et de l'achever au vers suivant, ce qui entraîne une rupture dans le rythme qui permet de mettre un mot ou un groupe de mots en relief.
DON RUY GOMEZ :
Tant pis. La noblesse
D'Allemagne aime fort qu'on lui parle latin.
La phrase "La noblesse d'Allemagne aime fort qu'on lui parle latin." est scindée en deux, elle commence sur une ligne et s'achève sur la deuxième. Il s'agit d'un enjambement.
Rejet
Le rejet est le fait de rejeter un mot au début du vers suivant. L'alexandrin de Victor Hugo se découpe en plusieurs répliques, se disloque et crée un rythme hors norme.
DON CARLOS :
N'allez pas cependant le tuer ! C'est un brave
Après tout ; et la mort d'un homme est chose grave.
"Après tout" est rejeté au début du vers suivant. On appelle ce groupe de mots un rejet.
Le vers doit être libre, franc, loyal, osant tout dire sans pruderie, tout exprimer sans recherche ; passant d'une naturelle allure de la comédie à la tragédie, du sublime au grotesque ; tour à tour positif et poétique, tout ensemble artiste et inspiré, profond et soudain, large et vrai ; sachant briser à propos et déplacer la césure pour déguiser sa monotonie d'alexandrin ; plus ami de l'enjambement qui l'allonge que de l'inversion qui l'embrouille.
Victor Hugo
Préface de Cromwell
1827
La création de personnages ambivalents
Au cours des cinq actes d'Hernani, les personnages évoluent. Leur identité semble en mouvement.
La tenue vestimentaire
Cette idée de mouvement s'illustre notamment dans les didascalies.
Les didascalies indiquent : "de larges manteaux", "de grands chapeaux rabattus sur les yeux", "des masques", "des dominos noirs".
Cela contribue à créer un effet de mystère et permet de montrer la possibilité d'un certain travestissement. Les tenues vestimentaires deviennent des costumes dissimulant la véritable identité des personnages.
L'ambiguïté des personnages
Personnages | Descriptions |
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Hernani | Dans la scène 2 de l'acte I, Hernani apparaît comme un bandit « en costume de montagnard d'Aragon, gris avec une cuirasse en cuir, une épée, un poignard et un cor à la ceinture ». Cette description, inspirée par la pièce allemande les Brigands de Schiller (1781), laisse penser à un personnage en marge de la société. Or il s'agit pourtant d'un homme de haute naissance, Jean D'Aragon, qui s'apprête à évoluer vers les sentiments les plus nobles : de la quête d'honneur, à l'amour et au pardon. |
Don Ruy Gomez | Au départ de la pièce, Don Ruy Gomez est décrit comme le futur mari trompé et jaloux. Ridicule, il apparaît comme un personnage de la comédie. Sa première apparition rappelle celle d'Arnolphe dans l'École des femmes de Molière. Pourtant, peu à peu, il prend une dimension plus sérieuse et profonde, persistant dans ses projets de mariage. Il incarne par ailleurs la figure du Cid, dont il porte le nom puisque « Ruy » en espagnol signifie « Rodrigue ». Il refuse de livrer Hernani au roi pour défendre son honneur engagé. Enfin sous le masque, il prend la dimension allégorique de la Mort, permettant à la fatalité de s'accomplir sur les jeunes amoureux. |
Don Carlos | Son évolution est également saisissante. Ridicule, jaloux, prêt à s'abaisser à se cacher dans une armoire, il apparaît comme un personnage burlesque de la comédie. Pourtant peu à peu, son personnage évolue et nous suivons sa réflexion lors de ses tirades lyriques. Il finit par devenir un véritable personnage historique lorsqu'il prend le nom de Charles Quint. Victor Hugo place sa montée au pouvoir à Aix-La-Chapelle, ce qui est fictif puisqu'elle a véritablement eu lieu à Francfort. Mais ainsi il offre au spectateur un monologue de Charles Quint adressé au tombeau de Charlemagne afin de partager ses réflexions philosophiques et politiques à travers ces deux hommes qui ont marqué l'Histoire. |
Doña Sol | Le personnage de Doña Sol est ambivalent dans une moindre mesure. Il s'agit de l'unique personnage féminin de la pièce. Elle est au cœur des convoitises des hommes. Héroïne du drame romantique par excellence, elle incarne des valeurs exacerbées d'amour et de fidélité : elle va jusqu'à la mort pour accompagner Hernani, refusant son mariage avec le duc et n'acceptant pas les règles sociales la condamnant à épouser le vieillard. |
La naissance de nouveaux topoï romantiques
Les thèmes principaux évoqués dans Hernani ont permis de définir les nouveaux topoï romantiques :
- l'amour passionnel ;
- l'honneur ;
- l'histoire ;
- l'ambition politique.
L'amour passionnel et l'honneur sont des topoï bien connus de la tragédie classique. D'Antigone de Sophocle à Andromaque de Jean Racine, les héroïnes tragiques luttent souvent face à leur destin pour réparer l'honneur bafoué d'un frère ou d'un époux. Rodrigue, dans Le Cid de Pierre Corneille, doit lui aussi faire un choix entre amour et honneur.
Le drame romantique associe à ces topoï connus l'intrusion de l'histoire avec ses réalités et ses réflexions politiques, éthiques et philosophiques. Ainsi, l'ambition politique devient un sujet incontournable pour les romantiques. Stendhal dans Le Rouge et le Noir ou Gustave Flaubert dans L'Éducation sentimentale mettent au cœur de leur roman ces nouveaux topoï romantiques que sont l'ambition politique et l'histoire.
Par l'appropriation et le rejet des règles classiques, par l'influence de l'âge d'or espagnol et la création d'une écriture des contrastes, Victor Hugo a permis d'exprimer toute la force de l'esthétique romantique. Cette esthétique a donné vie à des personnages fictifs, ambivalents, d'une rare profondeur, capables de transmettre la vision politique et philosophique des artistes romantiques sur l'histoire.