Liban, 2009, voie L
Vous répondrez à cette question en vous appuyant sur des exemples tirés du corpus et sur des œuvres que vous avez lues ou étudiées en classe.
Dans le roman, peut-on dire que les scènes de la vie sociale nous en apprennent autant sur les personnages que leur portrait physique et psychologique ?
Texte A : Émile Zola, L'Assommoir, chapitre 7
1877
[Dans L'Assommoir, Émile Zola décrit le milieu des petits artisans parisiens. Dans ce passage, on assiste au repas de noces de Gervaise, la blanchisseuse, et de Coupeau, le couvreur.]
Ah ! tonnerre ! quel trou dans la blanquette1 ! Si l'on ne parlait guère, on mastiquait ferme. Le saladier se creusait, une cuiller plantée dans la sauce épaisse, une bonne sauce jaune qui tremblait comme une gelée. Là-dedans, on péchait des morceaux de veau ; et il y en avait toujours, le saladier voyageait de main en main, les visages se penchaient et cherchaient des champignons. Les grands pains, posés contre le mur, derrière les convives, avaient l'air de fondre. Entre les bouchées, on entendait les culs des verres retomber sur la table. La sauce était un peu trop salée, il fallut quatre litres pour noyer cette bougresse de blanquette, qui s'avalait comme une crème et qui vous mettait un incendie dans le ventre. Et l'on n'eut pas le temps de souffler, l'épinée2 de cochon, montée sur un plat creux, flanquée de grosses pommes de terre rondes arrivait au milieu d'un nuage de fumée. Il y eut un cri. Sacré nom ! c'était trouvé ! Tout le monde aimait ça. Pour le coup, on allait se mettre en appétit ; et chacun suivait le plat d'un œil oblique, en essuyant son couteau sur son pain, afin d'être prêt. Puis, lorsqu'on se fut servi, on se poussa du coude, on parla, la bouche pleine. Hein ? Quel beurre, cette épinée3 ! Quelque chose de doux et solide qu'on sentait couler le long de son boyau, jusque dans ses bottes. Les pommes de terre étaient un sucre. Ce n'était pas salé ; mais, juste à cause des pommes de terre, ça demandait un coup d'arrosoir toutes les minutes. On cassa le goulot à quatre nouveaux litres. Les assiettes furent si proprement torchées4 qu'on n'en changea pas pour manger les pois au lard. Oh ! les légumes ne tiraient pas à conséquence. On gobait5 ça à pleine cuiller, en s'amusant, de la vraie gourmandise enfin, comme qui dirait le plaisir des dames. Le meilleur, dans les pois, c'était les lardons, grillés à point, puant le sabot de cheval6. Deux litres suffirent.
1 Blanquette : veau en sauce blanche
2 Épinée : morceau du dos, échine
3 "Quel beurre, cette épinée" : expression pour dire que l'épinée fond dans la bouche.
4 Proprement torchée : entièrement essuyée à coups de morceaux de pain
5 Gobait : avalait sans mâcher
6 Puant le sabot de cheval : qui sentait fort et bon l'odeur de grillé.
Texte B : Guy de Maupassant, Mont-Oriol
1887
[À Enval, une petite station thermale des monts d'Auvergne, des pensionnaires dînent à la table de l'hôtel où ils sont descendus pour suivre une cure. Les cures thermales étaient très à la mode à la fin du XIXe siècle.]
Une vieille dame très maigre, dont personne ne savait le nom, dit avec autorité :
- Je crois que tout le monde se trouverait mieux des eaux d'Enval si le chef de l'hôtel se souvenait un peu qu'il fait la cuisine pour des malades. Vraiment, il nous donne des choses impossibles à digérer.
Et, soudain, toute la table tomba d'accord. Ce fut une indignation contre l'hôtelier qui servait des langoustes, des charcuteries, de l'anguille tartare1, des choux, oui, des choux et des saucisses, tous les aliments les plus indigestes du monde pour ces gens à qui les trois docteurs Bonnefille, Latonne et Honorât2 ordonnaient uniquement des viandes blanches, maigres et tendres, des légumes frais et des laitages.
Riquier frémissait de colère :
- Est-ce que les médecins ne devraient pas surveiller la table des stations thermales, sans laisser le choix si important des nourritures à l'appréciation d'une brute ? Ainsi, tous les jours on nous sert des œufs durs, des anchois et du jambon comme hors-d'œuvre...
M. Monécu l'interrompit :
- Oh ! pardon, ma fille ne digère bien que le jambon qui lui a été ordonné d'ailleurs par Mas-Roussel et par Rémusot3.
Riquier cria :
- Le jambon ! le jambon ! mais c'est un poison, Monsieur.
Et tout à coup la table se trouva divisée en deux clans, les uns tolérant et les autres ne tolérant pas le jambon.
Et une discussion interminable commença, reprise chaque jour, sur le classement des aliments.
Le lait lui-même fut discuté avec emportement, Riquier n'en pouvant boire un verre à bordeaux sans subir aussitôt une indigestion.
Aubry-Pasteur lui répondit, irrité à son tour qu'on contestât les qualités de choses qu'il adorait :
- Mais, sacristi4, Monsieur, si vous êtes atteint de dyspepsie5, et moi de gastralgie6, nous exigerons des aliments aussi différents que les verres de lunettes nécessaires aux myopes7 et aux presbytes8 qui ont cependant, les uns et les autres, les yeux malades.
Il ajouta :
- Moi j'étouffe quand j'ai bu un verre de vin rouge, et je crois qu'il n'y a rien de plus mauvais pour l'homme que le vin. Tous les buveurs d'eau vivent cent ans, tandis que nous...
1 Anguille tartare : poisson gras servi avec une sauce mayonnaise aux câpres
2 Bonnefille, Latonne et Honorât : petits médecins de province
3 Mas-Roussel et Rémusot : médecins renommés
4 Sacristi : juron familier exprimant l'exaspération
5 Dyspepsie : digestion difficile
6 Gastralgie : douleurs d'estomac
7 Myope : personne qui voit mal de loin.
8 Presbyte : personne qui voit mal de près.
Texte C : Louis Pergaud, La Guerre des boutons
1912
[Dans La Guerre des boutons, Louis Pergaud met en scène deux villages rivaux, Velran et Longeverne. Cette rivalité donne lieu à d'épiques batailles entre les enfants de chacun d'eux. Dans la scène ci-dessous, les Longeverne fêtent leur dernier succès par un festin, financé grâce à un trésor de guerre, prélevé sur les Velran vaincus...]
- Au chocolat, maintenant !
Chacun eut sa part en deux morceaux, les autres en un seul. C'était le plat de résistance, on le mangea avec le pain ; toutefois, quelques-uns, des raffinés sans doute, préférèrent manger leur pain sec d'abord et le chocolat ensuite. Les dents croquaient et mastiquaient, les yeux pétillaient. La flamme du foyer, ravivée par une brassée de brandes1, enluminait les joues et rougissait les lèvres. On parlait des batailles passées, des combats futurs, des conquêtes prochaines, et les bras commençaient à s'agiter et les pieds se trémoussaient et les torses se tortillaient.
C'était l'heure des pommes et du vin.
- On boira chacun à son tour dans la petite casserole, proposa Camus.
Mais La Crique, dédaigneusement, répliqua :
- Pas du tout, chacun aura son verre !
Une telle affirmation bouleversa les convives.
- Des verres ! T'as des verres ? Chacun son verre ! T'es pas fou, La Crique ? Comment ça ?
- Ah ! Ah ! ricana le compère. Voilà ce que c'est que d'être malin ! Et ces pommes pour qui que vous les prenez ?
Personne ne voyait où La Crique en voulait venir.
- Tas de gourdes2 ! reprit-il, sans respect pour la société, prenez vos couteaux et faites comme moi.
Ce disant, l'inventeur, l'eustache3 à la main, creusa immédiatement dans les chairs rebondies d'une belle pomme rouge un trou qu'il évida avec soin, transformant en coupe originale le beau fruit qu'il avait entaillé.
- C'est vrai tout de même : sacré La Crique ! C'est épatant ! s'exclama Lebrac.
Et immédiatement il fit faire la distribution des pommes. Chacun se mit à la taille de son gobelet, tandis que La Crique, loquace4 et triomphant, expliquait :
- Quand j'étais aux champs et que j'avais soif, je creusais une grosse pomme et je trayais une vache et voilà, je m'enfilais comme ça mon petit bol de lait chaudot5.
Chacun ayant confectionné son gobelet, Grangibus et Lebrac débouchèrent les litres de vin. Ils se partagèrent les convives. Le litre de Grangibus, plus grand que l'autre, devait contenter vingt-trois guerriers, celui de son chef vingt-deux. Les verres heureusement étaient petits et le partage fut équitable, du moins il faut le croire, car il ne donna lieu à aucune récrimination.
1 Brandes : petit bois dont on se sert pour allumer le feu.
2 Gourdes : ici au sens figuré pour désigner des sots
3 Eustache : petit couteau
4 Loquace : bavard
5 Lait chaudot : régionalisme, se dit du lait consommé au sortir du pis de la vache.
Texte D : Georges Perec, Les Choses
1965
[Le roman de Georges Perec raconte la vie de Jérôme et Sylvie, un jeune couple qui n'a malheureusement pas les moyens de ses désirs dans la société de consommation des années 1960. Ils cherchent cependant à se donner un style de vie, notamment quand ils invitent leurs amis à la maison.]
Ils étaient neuf ou dix. Ils emplissaient l'appartement étroit qu'éclairait une seule fenêtre donnant sur la cour ; un canapé recouvert de velours râpeux occupait au fond l'intérieur d'une alcôve1 ; trois personnes y prenaient place, devant la table servie, les autres s'installaient sur des chaises dépareillées, sur des tabourets. Ils mangeaient et buvaient pendant des heures entières. L'exubérance et l'abondance de ces repas étaient curieuses : à vrai dire, d'un strict point de vue culinaire, ils mangeaient de façon médiocre : rôtis et volailles ne s'accompagnaient d'aucune sauce ; les légumes étaient, presque invariablement, des pommes de terre sautées ou cuites à l'eau, ou même, en fin de mois, comme plats de résistance, des pâtes ou du riz accompagné d'olives et de quelques anchois. Ils ne faisaient aucune recherche ; leurs préparations les plus complexes étaient le melon au porto, la banane flambée, le concombre à la crème. Il leur fallut plusieurs années pour s'apercevoir qu'il existait une technique, sinon un art, de la cuisine, et que tout ce qu'ils avaient par-dessus tout aimé manger n'était que produits bruts, sans apprêts ni finesse.
Ils témoignaient en cela, encore une fois, de l'ambiguïté de leur situation : l'image qu'ils se faisaient d'un festin correspondait trait pour trait aux repas qu'ils avaient longtemps exclusivement connus, ceux des restaurants universitaires : à force de manger des biftecks minces et coriaces, ils avaient voué aux chateaubriands2 et aux filets un véritable culte. Les viandes en sauce - et même ils se méfièrent longtemps des pot-au-feu -, ne les attiraient pas ; ils gardaient un souvenir trop net des bouts de gras nageant entre trois ronds de carottes, dans l'intime voisinage d'un petit suisse3 affaissé et d'une cuillerée de confiture gélatineuse. D'une certaine manière, ils aimaient tout ce qui niait la cuisine et exaltait l'apparat ; ils aimaient l'abondance et la richesse apparentes ; ils refusaient la lente élaboration qui transforme en mets des produits ingrats et qui implique un univers de sauteuses, de marmites, de hachoirs, de chinois4, de fourneaux. Mais la vue d'une charcuterie, parfois, les faisait presque défaillir, parce que tout y est consommable, tout de suite : ils aimaient les pâtés, les macédoines ornées de guirlandes de mayonnaise, les roulés de jambon et les œufs en gelée : ils y succombaient trop souvent, et le regrettaient, une fois leurs yeux satisfaits, à peine avaient-ils enfoncé leur fourchette dans la gelée rehaussée d'une tranche de tomate et de deux brins de persil : car ce n'était, après tout, qu'un œuf dur.
1 Alcôve : renfoncement d'une pièce où l'on plaçait, autrefois, un lit.
2 Chateaubriands : morceaux de filet de bœuf très épais, grillés ou sautés
3 Petit suisse : petit fromage blanc cylindrique en portion individuelle
4 Chinois : passoire fine et conique utilisée pour passer les sauces
Qu'apprend-on sur le milieu social des personnages dans l'extrait de L'Assommoir de Zola ?
Texte A : Émile Zola, L'Assommoir, chapitre 7
1877
[Dans L'Assommoir, Émile Zola décrit le milieu des petits artisans parisiens. Dans ce passage, on assiste au repas de noces de Gervaise, la blanchisseuse, et de Coupeau, le couvreur.]
Ah ! tonnerre ! quel trou dans la blanquette1 ! Si l'on ne parlait guère, on mastiquait ferme. Le saladier se creusait, une cuiller plantée dans la sauce épaisse, une bonne sauce jaune qui tremblait comme une gelée. Là-dedans, on péchait des morceaux de veau ; et il y en avait toujours, le saladier voyageait de main en main, les visages se penchaient et cherchaient des champignons. Les grands pains, posés contre le mur, derrière les convives, avaient l'air de fondre. Entre les bouchées, on entendait les culs des verres retomber sur la table. La sauce était un peu trop salée, il fallut quatre litres pour noyer cette bougresse de blanquette, qui s'avalait comme une crème et qui vous mettait un incendie dans le ventre. Et l'on n'eut pas le temps de souffler, l'épinée2 de cochon, montée sur un plat creux, flanquée de grosses pommes de terre rondes arrivait au milieu d'un nuage de fumée. Il y eut un cri. Sacré nom ! c'était trouvé ! Tout le monde aimait ça. Pour le coup, on allait se mettre en appétit ; et chacun suivait le plat d'un œil oblique, en essuyant son couteau sur son pain, afin d'être prêt. Puis, lorsqu'on se fut servi, on se poussa du coude, on parla, la bouche pleine. Hein ? Quel beurre, cette épinée3 ! Quelque chose de doux et solide qu'on sentait couler le long de son boyau, jusque dans ses bottes. Les pommes de terre étaient un sucre. Ce n'était pas salé ; mais, juste à cause des pommes de terre, ça demandait un coup d'arrosoir toutes les minutes. On cassa le goulot à quatre nouveaux litres. Les assiettes furent si proprement torchées4 qu'on n'en changea pas pour manger les pois au lard. Oh ! les légumes ne tiraient pas à conséquence. On gobait5 ça à pleine cuiller, en s'amusant, de la vraie gourmandise enfin, comme qui dirait le plaisir des dames. Le meilleur, dans les pois, c'était les lardons, grillés à point, puant le sabot de cheval6. Deux litres suffirent.
1 Blanquette : veau en sauce blanche
2 Épinée : morceau du dos, échine
3 "Quel beurre, cette épinée" : expression pour dire que l'épinée fond dans la bouche.
4 Proprement torchée : entièrement essuyée à coups de morceaux de pain
5 Gobait : avalait sans mâcher
6 Puant le sabot de cheval : qui sentait fort et bon l'odeur de grillé.
Comment Maupassant rend-il vivante la scène de repas ?
Texte B : Guy de Maupassant, Mont-Oriol
1887
[À Enval, une petite station thermale des monts d'Auvergne, des pensionnaires dînent à la table de l'hôtel où ils sont descendus pour suivre une cure. Les cures thermales étaient très à la mode à la fin du XIXe siècle.]
Une vieille dame très maigre, dont personne ne savait le nom, dit avec autorité :
- Je crois que tout le monde se trouverait mieux des eaux d'Enval si le chef de l'hôtel se souvenait un peu qu'il fait la cuisine pour des malades. Vraiment, il nous donne des choses impossibles à digérer.
Et, soudain, toute la table tomba d'accord. Ce fut une indignation contre l'hôtelier qui servait des langoustes, des charcuteries, de l'anguille tartare1, des choux, oui, des choux et des saucisses, tous les aliments les plus indigestes du monde pour ces gens à qui les trois docteurs Bonnefille, Latonne et Honorât2 ordonnaient uniquement des viandes blanches, maigres et tendres, des légumes frais et des laitages.
Riquier frémissait de colère :
- Est-ce que les médecins ne devraient pas surveiller la table des stations thermales, sans laisser le choix si important des nourritures à l'appréciation d'une brute ? Ainsi, tous les jours on nous sert des œufs durs, des anchois et du jambon comme hors-d'œuvre...
M. Monécu l'interrompit :
- Oh ! pardon, ma fille ne digère bien que le jambon qui lui a été ordonné d'ailleurs par Mas-Roussel et par Rémusot3.
Riquier cria :
- Le jambon ! le jambon ! mais c'est un poison, Monsieur.
Et tout à coup la table se trouva divisée en deux clans, les uns tolérant et les autres ne tolérant pas le jambon.
Et une discussion interminable commença, reprise chaque jour, sur le classement des aliments.
Le lait lui-même fut discuté avec emportement, Riquier n'en pouvant boire un verre à bordeaux sans subir aussitôt une indigestion.
Aubry-Pasteur lui répondit, irrité à son tour qu'on contestât les qualités de choses qu'il adorait :
- Mais, sacristi4, Monsieur, si vous êtes atteint de dyspepsie5, et moi de gastralgie6, nous exigerons des aliments aussi différents que les verres de lunettes nécessaires aux myopes7 et aux presbytes8 qui ont cependant, les uns et les autres, les yeux malades.
Il ajouta :
- Moi j'étouffe quand j'ai bu un verre de vin rouge, et je crois qu'il n'y a rien de plus mauvais pour l'homme que le vin. Tous les buveurs d'eau vivent cent ans, tandis que nous...
1 Anguille tartare : poisson gras servi avec une sauce mayonnaise aux câpres
2 Bonnefille, Latonne et Honorât : petits médecins de province
3 Mas-Roussel et Rémusot : médecins renommés
4 Sacristi : juron familier exprimant l'exaspération
5 Dyspepsie : digestion difficile
6 Gastralgie : douleurs d'estomac
7 Myope : personne qui voit mal de loin.
8 Presbyte : personne qui voit mal de près.
Quel point commun trouve-t-on entre les différents textes du corpus ?
Texte A : Émile Zola, L'Assommoir, chapitre 7
1877
[Dans L'Assommoir, Émile Zola décrit le milieu des petits artisans parisiens. Dans ce passage, on assiste au repas de noces de Gervaise, la blanchisseuse, et de Coupeau, le couvreur.]
Ah ! tonnerre ! quel trou dans la blanquette1 ! Si l'on ne parlait guère, on mastiquait ferme. Le saladier se creusait, une cuiller plantée dans la sauce épaisse, une bonne sauce jaune qui tremblait comme une gelée. Là-dedans, on péchait des morceaux de veau ; et il y en avait toujours, le saladier voyageait de main en main, les visages se penchaient et cherchaient des champignons. Les grands pains, posés contre le mur, derrière les convives, avaient l'air de fondre. Entre les bouchées, on entendait les culs des verres retomber sur la table. La sauce était un peu trop salée, il fallut quatre litres pour noyer cette bougresse de blanquette, qui s'avalait comme une crème et qui vous mettait un incendie dans le ventre. Et l'on n'eut pas le temps de souffler, l'épinée2 de cochon, montée sur un plat creux, flanquée de grosses pommes de terre rondes arrivait au milieu d'un nuage de fumée. Il y eut un cri. Sacré nom ! c'était trouvé ! Tout le monde aimait ça. Pour le coup, on allait se mettre en appétit ; et chacun suivait le plat d'un œil oblique, en essuyant son couteau sur son pain, afin d'être prêt. Puis, lorsqu'on se fut servi, on se poussa du coude, on parla, la bouche pleine. Hein ? Quel beurre, cette épinée3 ! Quelque chose de doux et solide qu'on sentait couler le long de son boyau, jusque dans ses bottes. Les pommes de terre étaient un sucre. Ce n'était pas salé ; mais, juste à cause des pommes de terre, ça demandait un coup d'arrosoir toutes les minutes. On cassa le goulot à quatre nouveaux litres. Les assiettes furent si proprement torchées4 qu'on n'en changea pas pour manger les pois au lard. Oh ! les légumes ne tiraient pas à conséquence. On gobait5 ça à pleine cuiller, en s'amusant, de la vraie gourmandise enfin, comme qui dirait le plaisir des dames. Le meilleur, dans les pois, c'était les lardons, grillés à point, puant le sabot de cheval6. Deux litres suffirent.
1 Blanquette : veau en sauce blanche
2 Épinée : morceau du dos, échine
3 "Quel beurre, cette épinée" : expression pour dire que l'épinée fond dans la bouche.
4 Proprement torchée : entièrement essuyée à coups de morceaux de pain
5 Gobait : avalait sans mâcher
6 Puant le sabot de cheval : qui sentait fort et bon l'odeur de grillé.
Texte B : Guy de Maupassant, Mont-Oriol
1887
[À Enval, une petite station thermale des monts d'Auvergne, des pensionnaires dînent à la table de l'hôtel où ils sont descendus pour suivre une cure. Les cures thermales étaient très à la mode à la fin du XIXe siècle.]
Une vieille dame très maigre, dont personne ne savait le nom, dit avec autorité :
- Je crois que tout le monde se trouverait mieux des eaux d'Enval si le chef de l'hôtel se souvenait un peu qu'il fait la cuisine pour des malades. Vraiment, il nous donne des choses impossibles à digérer.
Et, soudain, toute la table tomba d'accord. Ce fut une indignation contre l'hôtelier qui servait des langoustes, des charcuteries, de l'anguille tartare1, des choux, oui, des choux et des saucisses, tous les aliments les plus indigestes du monde pour ces gens à qui les trois docteurs Bonnefille, Latonne et Honorât2 ordonnaient uniquement des viandes blanches, maigres et tendres, des légumes frais et des laitages.
Riquier frémissait de colère :
- Est-ce que les médecins ne devraient pas surveiller la table des stations thermales, sans laisser le choix si important des nourritures à l'appréciation d'une brute ? Ainsi, tous les jours on nous sert des œufs durs, des anchois et du jambon comme hors-d'œuvre...
M. Monécu l'interrompit :
- Oh ! pardon, ma fille ne digère bien que le jambon qui lui a été ordonné d'ailleurs par Mas-Roussel et par Rémusot3.
Riquier cria :
- Le jambon ! le jambon ! mais c'est un poison, Monsieur.
Et tout à coup la table se trouva divisée en deux clans, les uns tolérant et les autres ne tolérant pas le jambon.
Et une discussion interminable commença, reprise chaque jour, sur le classement des aliments.
Le lait lui-même fut discuté avec emportement, Riquier n'en pouvant boire un verre à bordeaux sans subir aussitôt une indigestion.
Aubry-Pasteur lui répondit, irrité à son tour qu'on contestât les qualités de choses qu'il adorait :
- Mais, sacristi4, Monsieur, si vous êtes atteint de dyspepsie5, et moi de gastralgie6, nous exigerons des aliments aussi différents que les verres de lunettes nécessaires aux myopes7 et aux presbytes8 qui ont cependant, les uns et les autres, les yeux malades.
Il ajouta :
- Moi j'étouffe quand j'ai bu un verre de vin rouge, et je crois qu'il n'y a rien de plus mauvais pour l'homme que le vin. Tous les buveurs d'eau vivent cent ans, tandis que nous...
1 Anguille tartare : poisson gras servi avec une sauce mayonnaise aux câpres
2 Bonnefille, Latonne et Honorât : petits médecins de province
3 Mas-Roussel et Rémusot : médecins renommés
4 Sacristi : juron familier exprimant l'exaspération
5 Dyspepsie : digestion difficile
6 Gastralgie : douleurs d'estomac
7 Myope : personne qui voit mal de loin.
8 Presbyte : personne qui voit mal de près.
Texte C : Louis Pergaud, La Guerre des boutons
1912
[Dans La Guerre des boutons, Louis Pergaud met en scène deux villages rivaux, Velran et Longeverne. Cette rivalité donne lieu à d'épiques batailles entre les enfants de chacun d'eux. Dans la scène ci-dessous, les Longeverne fêtent leur dernier succès par un festin, financé grâce à un trésor de guerre, prélevé sur les Velran vaincus...]
- Au chocolat, maintenant !
Chacun eut sa part en deux morceaux, les autres en un seul. C'était le plat de résistance, on le mangea avec le pain ; toutefois, quelques-uns, des raffinés sans doute, préférèrent manger leur pain sec d'abord et le chocolat ensuite. Les dents croquaient et mastiquaient, les yeux pétillaient. La flamme du foyer, ravivée par une brassée de brandes1, enluminait les joues et rougissait les lèvres. On parlait des batailles passées, des combats futurs, des conquêtes prochaines, et les bras commençaient à s'agiter et les pieds se trémoussaient et les torses se tortillaient.
C'était l'heure des pommes et du vin.
- On boira chacun à son tour dans la petite casserole, proposa Camus.
Mais La Crique, dédaigneusement, répliqua :
- Pas du tout, chacun aura son verre !
Une telle affirmation bouleversa les convives.
- Des verres ! T'as des verres ? Chacun son verre ! T'es pas fou, La Crique ? Comment ça ?
- Ah ! Ah ! ricana le compère. Voilà ce que c'est que d'être malin ! Et ces pommes pour qui que vous les prenez ?
Personne ne voyait où La Crique en voulait venir.
- Tas de gourdes2 ! reprit-il, sans respect pour la société, prenez vos couteaux et faites comme moi.
Ce disant, l'inventeur, l'eustache3 à la main, creusa immédiatement dans les chairs rebondies d'une belle pomme rouge un trou qu'il évida avec soin, transformant en coupe originale le beau fruit qu'il avait entaillé.
- C'est vrai tout de même : sacré La Crique ! C'est épatant ! s'exclama Lebrac.
Et immédiatement il fit faire la distribution des pommes. Chacun se mit à la taille de son gobelet, tandis que La Crique, loquace4 et triomphant, expliquait :
- Quand j'étais aux champs et que j'avais soif, je creusais une grosse pomme et je trayais une vache et voilà, je m'enfilais comme ça mon petit bol de lait chaudot5. Chacun ayant confectionné son gobelet, Grangibus et Lebrac débouchèrent les litres de vin. Ils se partagèrent les convives. Le litre de Grangibus, plus grand que l'autre, devait contenter vingt-trois guerriers, celui de son chef vingt-deux. Les verres heureusement étaient petits et le partage fut équitable, du moins il faut le croire, car il ne donna lieu à aucune récrimination.
1 Brandes : petit bois dont on se sert pour allumer le feu.
2 Gourdes : ici au sens figuré pour désigner des sots
3 Eustache : petit couteau
4 Loquace : bavard
5 Lait chaudot : régionalisme, se dit du lait consommé au sortir du pis de la vache.
Texte D : Georges Perec, Les Choses
1965
[Le roman de Georges Perec raconte la vie de Jérôme et Sylvie, un jeune couple qui n'a malheureusement pas les moyens de ses désirs dans la société de consommation des années 1960. Ils cherchent cependant à se donner un style de vie, notamment quand ils invitent leurs amis à la maison.]
Ils étaient neuf ou dix. Ils emplissaient l'appartement étroit qu'éclairait une seule fenêtre donnant sur la cour ; un canapé recouvert de velours râpeux occupait au fond l'intérieur d'une alcôve1 ; trois personnes y prenaient place, devant la table servie, les autres s'installaient sur des chaises dépareillées, sur des tabourets. Ils mangeaient et buvaient pendant des heures entières. L'exubérance et l'abondance de ces repas étaient curieuses : à vrai dire, d'un strict point de vue culinaire, ils mangeaient de façon médiocre : rôtis et volailles ne s'accompagnaient d'aucune sauce ; les légumes étaient, presque invariablement, des pommes de terre sautées ou cuites à l'eau, ou même, en fin de mois, comme plats de résistance, des pâtes ou du riz accompagné d'olives et de quelques anchois. Ils ne faisaient aucune recherche ; leurs préparations les plus complexes étaient le melon au porto, la banane flambée, le concombre à la crème. Il leur fallut plusieurs années pour s'apercevoir qu'il existait une technique, sinon un art, de la cuisine, et que tout ce qu'ils avaient par-dessus tout aimé manger n'était que produits bruts, sans apprêts ni finesse.
Ils témoignaient en cela, encore une fois, de l'ambiguïté de leur situation : l'image qu'ils se faisaient d'un festin correspondait trait pour trait aux repas qu'ils avaient longtemps exclusivement connus, ceux des restaurants universitaires : à force de manger des biftecks minces et coriaces, ils avaient voué aux chateaubriands2 et aux filets un véritable culte. Les viandes en sauce - et même ils se méfièrent longtemps des pot-au-feu -, ne les attiraient pas ; ils gardaient un souvenir trop net des bouts de gras nageant entre trois ronds de carottes, dans l'intime voisinage d'un petit suisse3 affaissé et d'une cuillerée de confiture gélatineuse. D'une certaine manière, ils aimaient tout ce qui niait la cuisine et exaltait l'apparat ; ils aimaient l'abondance et la richesse apparentes ; ils refusaient la lente élaboration qui transforme en mets des produits ingrats et qui implique un univers de sauteuses, de marmites, de hachoirs, de chinois4, de fourneaux. Mais la vue d'une charcuterie, parfois, les faisait presque défaillir, parce que tout y est consommable, tout de suite : ils aimaient les pâtés, les macédoines ornées de guirlandes de mayonnaise, les roulés de jambon et les œufs en gelée : ils y succombaient trop souvent, et le regrettaient, une fois leurs yeux satisfaits, à peine avaient-ils enfoncé leur fourchette dans la gelée rehaussée d'une tranche de tomate et de deux brins de persil : car ce n'était, après tout, qu'un œuf dur.
1 Alcôve : renfoncement d'une pièce où l'on plaçait, autrefois, un lit.
2 Chateaubriands : morceaux de filet de bœuf très épais, grillés ou sautés
3 Petit suisse : petit fromage blanc cylindrique en portion individuelle
4 Chinois : passoire fine et conique utilisée pour passer les sauces
Quel plan permet de répondre à cette problématique ?
À quelle époque la mode du portrait se développe-t-elle en littérature ?
En quoi les portraits psychologiques permettent-ils au lecteur une connaissance poussée du personnage ?
Quelle particularité des personnages Georges Perec met-il en avant dans l'extrait du roman Les Choses ?
Texte D : Georges Perec, Les Choses
1965
[Le roman de Georges Perec raconte la vie de Jérôme et Sylvie, un jeune couple qui n'a malheureusement pas les moyens de ses désirs dans la société de consommation des années 1960. Ils cherchent cependant à se donner un style de vie, notamment quand ils invitent leurs amis à la maison.]
Ils étaient neuf ou dix. Ils emplissaient l'appartement étroit qu'éclairait une seule fenêtre donnant sur la cour ; un canapé recouvert de velours râpeux occupait au fond l'intérieur d'une alcôve1 ; trois personnes y prenaient place, devant la table servie, les autres s'installaient sur des chaises dépareillées, sur des tabourets. Ils mangeaient et buvaient pendant des heures entières. L'exubérance et l'abondance de ces repas étaient curieuses : à vrai dire, d'un strict point de vue culinaire, ils mangeaient de façon médiocre : rôtis et volailles ne s'accompagnaient d'aucune sauce ; les légumes étaient, presque invariablement, des pommes de terre sautées ou cuites à l'eau, ou même, en fin de mois, comme plats de résistance, des pâtes ou du riz accompagné d'olives et de quelques anchois. Ils ne faisaient aucune recherche ; leurs préparations les plus complexes étaient le melon au porto, la banane flambée, le concombre à la crème. Il leur fallut plusieurs années pour s'apercevoir qu'il existait une technique, sinon un art, de la cuisine, et que tout ce qu'ils avaient par-dessus tout aimé manger n'était que produits bruts, sans apprêts ni finesse.
Ils témoignaient en cela, encore une fois, de l'ambiguïté de leur situation : l'image qu'ils se faisaient d'un festin correspondait trait pour trait aux repas qu'ils avaient longtemps exclusivement connus, ceux des restaurants universitaires : à force de manger des biftecks minces et coriaces, ils avaient voué aux chateaubriands2 et aux filets un véritable culte. Les viandes en sauce - et même ils se méfièrent longtemps des pot-au-feu -, ne les attiraient pas ; ils gardaient un souvenir trop net des bouts de gras nageant entre trois ronds de carottes, dans l'intime voisinage d'un petit suisse3 affaissé et d'une cuillerée de confiture gélatineuse. D'une certaine manière, ils aimaient tout ce qui niait la cuisine et exaltait l'apparat ; ils aimaient l'abondance et la richesse apparentes ; ils refusaient la lente élaboration qui transforme en mets des produits ingrats et qui implique un univers de sauteuses, de marmites, de hachoirs, de chinois4, de fourneaux. Mais la vue d'une charcuterie, parfois, les faisait presque défaillir, parce que tout y est consommable, tout de suite : ils aimaient les pâtés, les macédoines ornées de guirlandes de mayonnaise, les roulés de jambon et les œufs en gelée : ils y succombaient trop souvent, et le regrettaient, une fois leurs yeux satisfaits, à peine avaient-ils enfoncé leur fourchette dans la gelée rehaussée d'une tranche de tomate et de deux brins de persil : car ce n'était, après tout, qu'un œuf dur.
1 Alcôve : renfoncement d'une pièce où l'on plaçait, autrefois, un lit.
2 Chateaubriands : morceaux de filet de bœuf très épais, grillés ou sautés
3 Petit suisse : petit fromage blanc cylindrique en portion individuelle
4 Chinois : passoire fine et conique utilisée pour passer les sauces
Quel mouvement littéraire s'intéresse particulièrement au milieu social du personnage ?