L'œuvre d'art
Hannah Arendt
Hannah Arendt
La Crise de la culture
1961
Hannah Arendt, dans La Crise de la culture, met en évidence que la distinction entre l'art et la technique réside dans leur finalité. En effet, alors que la finalité des objets techniques est dans leur usage, leur utilité, la finalité d'une œuvre d'art n'est rien d'autre qu'elle-même. L'œuvre d'art, contrairement à l'objet technique, n'est donc pas un moyen en vue d'autre chose. C'est pourquoi les objets techniques sont éphémères : une fois qu'une technique est tombée en désuétude, il est impossible de lui rendre vie. À l'inverse, l'œuvre d'art a quelque chose d'éternel : ainsi continue-t-on à admirer les peintures rupestres. Les œuvres d'art ne s'inscrivent pas dans la vie quotidienne : elles sont destinées à survivre aux générations, et à dépasser la culture particulière dans laquelle elles ont été produites.
« [À] proprement parler, [les œuvres d'art] ne sont pas fabriquées pour les hommes, mais pour le monde, qui est destiné à survivre à la vie limitée des mortels, au va-et-vient des générations. Non seulement elles ne sont pas consommées comme des biens de consommation, ni usées comme des objets d'usage : mais elles sont délibérément écartées des procès de consommation et d'utilisation, et isolées loin de la sphère des nécessités de la vie humaine. »
Hannah Arendt
La Crise de la culture, (Between Past and Future)
éd. Patrick Lévy, © Gallimard, coll. Folio (1972), 1961
Le génie
Emmanuel Kant
Emmanuel Kant
Critique de la faculté de juger
1790
Emmanuel Kant, dans Critique de la faculté de juger, montre que la spécificité de l'art tient au talent de l'artiste, qu'il nomme génie. En effet, Kant souligne que toute production d'objet suppose des règles. Pourtant, les beaux-arts, s'ils utilisent des procédés techniques, ne fournissent pas eux-mêmes les règles qui produisent la beauté de leurs œuvres. C'est pourquoi Kant dit que les règles de l'art sont la création du génie. Plus précisément, c'est la nature qui, dotant un individu d'un talent particulier et inné, donne ses règles à l'art à travers lui.
Le génie se distingue par la possession de trois qualités :
- L'originalité : Le génie « consiste à produire ce dont on ne saurait donner aucune règle déterminée ». Quand on peut donner une telle règle, l'œuvre qui s'y conforme ne relève pas des beaux-arts mais de la technique. Le génie n'est donc pas une qualité acquise, mais un talent inné.
- L'exemplarité : Il ne suffit pas au génie d'être original, car « l'absurde aussi peut être original ». Les œuvres d'art produites par le génie doivent être des modèles : l'œuvre géniale doit servir d'exemple du bon goût.
- L'inexplicable : Le talent du génie est inné, ce qui signifie que le génie lui-même ne peut expliquer comment il parvient à réaliser ses œuvres.
Le génie, comme don naturel, est l'intermédiaire par lequel la nature donne à l'art ses règles : c'est en étudiant la perfection de l'œuvre du génie que l'on peut dégager des règles de l'art.
Critique de l'idée de génie
Friedrich Nietzsche
Friedrich Nietzsche
Humain, trop humain
1878
Pour Nietzsche, la notion de génie relève d'une mystification. Il propose deux explications à cette mystification.
- Il s'agit, d'une part, d'une illusion entretenue par les artistes eux-mêmes dans le but de se démarquer des artisans. En réalité, affirme Nietzsche, aucune création humaine (scientifique, technique, artistique) n'est le produit d'un miracle : tout acte de création suppose un travail long et méthodique.
- Il s'agit, d'autre part, d'une différence du rapport que nous entretenons à l'œuvre d'art et à l'objet technique. En effet, nous attendons de la technique des objets utiles, et de l'art de la beauté. On parlera alors de génie en face des œuvres qui suscitent du plaisir en nous. Or, le plaisir esthétique ne veut pas être gâché par le poison de l'envie, c'est-à-dire la haine à l'endroit de celui qui possède ce dont on s'estime injustement privé : le talent. En attribuant au génie cette capacité de créer des œuvres belles de façon innée, on empêche alors ce sentiment : nous n'éprouvons plus alors que de l'admiration pour le créateur de l'œuvre.
Finalement, c'est bien parce que l'œuvre n'est admirée que comme produit fini que l'on peut penser qu'elle est celle d'un génie. Dans la réussite finale, l'œuvre prend l'apparence d'une facilité naturelle, miraculeuse, qui masque le long travail d'élaboration dont l'œuvre n'est que l'accomplissement. La perfection sous laquelle se présente l'œuvre au premier abord fait donc oublier qu'elle est le résultat d'une patiente et difficile gestation.
L'art comme incarnation de l'idée dans le sensible
Georg Wilhelm Friedrich Hegel
Georg Wilhelm Friedrich Hegel
Esthétique
Pour Hegel, l'art est une activité essentielle pour l'être humain : elle lui permet de donner une incarnation matérielle à des idées spirituelles. Grâce à sa forme sensible, l'art rend possible la représentation (en image, en son, en sculpture, etc.) des contenus spirituels manifestant les plus hautes idées d'une époque. En outre, grâce à cette activité, l'homme prend conscience de lui-même en transformant le monde extérieur, et en lui imprimant sa marque, ce qui le fait sortir de sa condition première d'être naturel.
« L'Art est ce qui révèle à la conscience la vérité sous forme sensible. »
Georg Wilhelm Friedrich Hegel
Esthétique
1997
Pour Hegel, l'art est ce qui permet à l'homme d'extérioriser sa pensée en l'incarnant dans des formes sensibles. Grâce à cette activité, l'homme prend aussi conscience de lui-même, de son existence et de ses idées qu'il peut voir dans les œuvres qu'il réalise.
Le jugement du goût ou jugement esthétique
Emmanuel Kant
Emmanuel Kant
Critique de la faculté de juger
1790
La beauté est affaire de goût. On dit « c'est beau » ou « c'est laid » devant un objet. Kant écrit que « ce qui est simplement subjectif dans la représentation d'un objet, c'est-à-dire ce qui constitue sa relation au sujet et non à l'objet, c'est sa nature esthétique. » Ainsi, pour le philosophe, l'esthétique est la façon dont l'homme est touché par un objet. Ce n'est pas lié à la réalité objective de l'objet, mais à la subjectivité du sujet qui regarde l'objet. Kant affirme ainsi que l'expérience esthétique est indissociable d'un jugement esthétique, ou jugement de goût. Pour Kant, le goût est « la faculté de juger du beau ».
Kant se pose ensuite la question de savoir comment l'homme peut émettre un tel jugement. Pour lui, le jugement de goût est fait de contradictions. Tout d'abord, Kant montre que dire : « C'est beau ! », c'est émettre un jugement de valeur. Cette valeur ne se fonde pas sur une donnée objective, et elle n'apprend rien sur l'objet. Cet énoncé n'est qu'une expression de ce qu'un sujet éprouve à regarder un objet.
Kant voit ici une première contradiction. En effet, le jugement de goût se fonde sur la sensibilité, il a donc une subjectivité irréductible. Cependant, lorsque l'homme dit : « C'est beau ! », il prétend à l'universalité. En effet, la personne ne dit pas : « Cela me plaît ! », mais « C'est beau ! », comme si le « beau » était une propriété indéniable de l'objet. Cette universalité que l'homme attribue à un objet n'est pas logique, elle est purement esthétique : « Le jugement de goût ne postule pas l'adhésion de chacun […], il ne fait qu'attribuer à chacun cette adhésion. »
L'autre contradiction, pour Kant, est que les raisons évoquées pour justifier la beauté d'un objet ne sont pas justifiables par des concepts. Ainsi, en disant : « C'est beau ! », l'homme pense que les autres peuvent partager ce jugement, alors qu'il ne peut pas le justifier. Kant écrit ainsi : « Le beau est ce qui est représenté sans concept comme objet d'une satisfaction universelle. »
Kant affirme ensuite que le beau naît d'une satisfaction désintéressée. En effet, le beau ne dépend pas des concepts de l'utile et du bien. C'est une satisfaction « libre de tout intérêt ». Du coup, le philosophe en déduit que le plaisir esthétique prétend à l'universalité, justement car il est désintéressé.
« [...] car qui a conscience que la satisfaction produite par un objet est exempte d'intérêt, ne peut faire autrement qu'estimer que cet objet doit contenir un motif de satisfaction pour tous […] sans que cette prétention dépende d'une universalité fondée objectivement : en d'autres termes, la prétention à une universalité subjective doit être liée au jugement de goût. »
Emmanuel Kant
Critique de la faculté de juger, (Kritik der Urteilskraft)
trad. Alain Renault, © Flammarion, GF Flammarion (2015), 1790