Les sociétés sans État
Pierre Clastres
Pierre Clastres
La Société contre l'État
1974
Dans ses travaux d'ethnologie, Pierre Clastres veut mettre en évidence que la constitution d'un État n'est pas nécessairement la finalité d'une société. En effet, travaillant sur l'organisation sociale et politique des sociétés tribales, il montre que l'absence d'État ne traduit pas un degré moindre de développement, mais une autre conception de la communauté. Si le chef de la tribu ne possède aucun des pouvoirs associés à l'État (pouvoirs législatif, exécutif, judiciaire), c'est que seule la tradition est source d'autorité. C'est pourquoi la parole du chef n'a pas force de loi : il n'est là que pour rappeler la tradition, et s'il n'y parvient pas, son rôle de chef peut être contesté. Cette absence de pouvoir et d'autorité du chef de la tribu sur le reste de la communauté traduit en fait la volonté de ne pas constituer un pouvoir qui soit séparé de la communauté, et incarné dans un individu. C'est pourquoi l'autorité a sa source à l'extérieur du groupe, dans la tradition.
Il n'y a donc pas de roi dans la tribu, mais un chef qui n'est pas un chef d'État. Qu'est-ce que cela signifie ? Simplement que le chef ne dispose d'aucune autorité, d'aucun pouvoir de coercition, d'aucun moyen de donner un ordre. Le chef n'est pas un commandant, les gens de la tribu n'ont aucun devoir d'obéissance. L'espace de la chefferie n'est pas le lieu du pouvoir, et la figure (bien mal nommée) du "chef" sauvage ne préfigure en rien celle d'un futur despote. Ce n'est certainement pas de la chefferie primitive que peut se déduire l'appareil étatique en général.
Pierre Clastres
La Société contre l'État, Paris, Éditions de Minuit, Collection "Critique"
1974
Le contrat social selon Hobbes
Thomas Hobbes
Thomas Hobbes
Léviathan
1651
Pour trouver le fondement légitime de l'État, Hobbes a recours à l'hypothèse de l'état de nature. En effet, c'est en imaginant la situation des hommes sans État qu'il est possible de déterminer les raisons pour lesquelles ils décident de s'associer, et donc le fondement qui peut être légitime pour l'État. Or, pour Hobbes, l'état de nature est un état de guerre de tous contre tous. En effet, puisque aucun pouvoir supérieur n'existe, c'est la seule force qui règle les rapports entre les hommes. Aussi, aucun Homme n'est à l'abri d'une mort violente. C'est pourquoi, par une décision de la raison leur apprenant que la vie est leur bien le plus précieux, les hommes décident de s'assembler pour fonder une autorité qui, seule, peut user de la force pour maintenir un état de paix. Par le contrat, chaque individu accepte de se démettre de sa force naturelle, et la remet entre les mains de l'État (le Léviathan) qui gouverne au nom de tous. Le contrat ne vaut donc que si chacun accepte de se soumettre à l'autorité de l'État, qui garantit en retour aux citoyens la sécurité intérieure et la paix extérieure.
La condition pour que le pouvoir en place soit légitime est que tous les individus contractants remettent leur force entre les mains d'une autorité supérieure, le Léviathan. Le contrat ne vaut donc que si chaque homme accepte de se soumettre à l'autorité de l'État.
Il s'agit d'une unité réelle de tous en une seule et même personne, unité réalisée par une convention de chacun avec chacun passée de telle sorte que c'est comme si chacun disait à chacun : j'autorise cet homme ou cette assemblée, et je lui abandonne mon droit de me gouverner moi-même, à cette condition que tu lui abandonnes ton droit et que tu autorises toutes ses actions de la même manière.
Thomas Hobbes
Léviathan, Paris, éd. Gallimard, Gérard Mairet (2000)
1651
La condition pour que le pouvoir en place soit légitime est que tous les individus contractants remettent leur force entre les mains d'une autorité supérieure, le Léviathan. Le contrat ne vaut donc que si chaque homme accepte de se soumettre à l'autorité de l'État.
La volonté générale
Jean-Jacques Rousseau
Jean-Jacques Rousseau
Du contrat social
1762
Pour penser un droit légitime, Rousseau utilise une expérience de pensée : l'état de nature et le contrat social. Rousseau procède de la façon suivante : à l'état de nature, les hommes sont tous égaux. Certes, ils ne sont pas égaux en force ou en intelligence, mais l'on peut dire que dans l'ensemble, cela s'équilibre et qu'aucun n'est réellement supérieur. En même temps, dans l'état de nature, il n'y a pas de droit, et les hommes sont soumis aux aléas des désirs des autres : chacun exerce sa puissance, mais peut toujours rencontrer une limite ou un obstacle dans l'exercice de la puissance d'un autre. C'est pourquoi les hommes prennent la décision de créer un pouvoir commun, l'État. Cette création de l'état civil doit alors passer par un contrat.
Pour déterminer la forme de cet État, les hommes doivent trouver une forme d'association qui soit juste, c'est-à-dire qui respecte la liberté et l'égalité de chacun des contractants. Pour Rousseau, la seule forme que peut prendre le contrat est la suivante : "Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale ; et nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout" (Du contrat social). Pour Rousseau, la volonté générale n'est pas l'addition de toutes les volontés particulières mais la volonté qui émane de tous les citoyens. C'est une volonté commune qui vise l'intérêt général. Cela suppose notamment que les individus soient prêts à sacrifier certains de leurs intérêts particuliers en vue du bien commun.
Grâce à cette expérience de pensée, Rousseau parvient à penser une forme de droit légitime : il faut que chaque citoyen en soit en partie l'auteur. Ainsi, se soumettre à la loi d'un pays est en même temps se soumettre à la loi qu'on s'est donnée : en obéissant à la volonté générale, chaque citoyen n'obéit qu'à lui-même.
Trouver une forme d'association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s'unissant à tous n'obéisse pourtant qu'à lui-même et reste aussi libre qu'avant ? » Tel est le problème fondamental dont le contrat social donne la solution. […] Si donc on écarte du pacte social ce qui n'est pas de son essence, on trouvera qu'il se réduit aux termes suivants : « Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale ; et nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout.
Jean-Jacques Rousseau
Du contrat social, Paris, éd. GF Flammarion (2011)
1762
La souveraineté aux mains du législateur
Jean Bodin
Jean Bodin
Les Six Livres de la République
1576
Jean Bodin est considéré comme le premier à avoir défini la notion de "souveraineté". Il écrit qu'elle est un attribut essentiel de l'État. Il estime qu'aucun pouvoir n'est supérieur à la puissance souveraine. Il avance que la puissance souveraine n'a aucune limite. Toutefois, elle s'exerce sur le domaine public et non sur le domaine privé.
Pour Bodin, la souveraineté ne se partage pas. Elle est aux mains d'un seul législateur. Bodin défend plutôt la monarchie, mais insiste pour que le roi soit soucieux du bien commun et défende les droits et libertés de ses sujets.
La souveraineté est la puissance absolue et perpétuelle d'une République.
Jean Bodin
Les Six Livres de la République, Paris, éd. Fayard (1986)
1576
La souveraineté populaire
Jean-Jacques Rousseau
Jean-Jacques Rousseau
Du contrat social
1762
C'est dans son essai Du contrat social que Rousseau théorise la souveraineté populaire. C'est le premier à le faire. Il se dresse donc contre le droit du plus fort. Il ne pense pas que la "force crée le droit". Il s'oppose ainsi à l'idée d'une souveraineté absolue aux mains du législateur, comme Bodin la théorise. La souveraineté appartient au peuple, elle est inaliénable et indivisible. Tous les hommes sont égaux, aucun d'entre eux ne peut prétendre à la supériorité, la souveraineté ne saurait donc appartenir à aucun d'entre eux de façon individuelle. Elle appartient donc à tous.
Si l'État comprend 10 000 citoyens, chaque membre de l'État n'a pour sa part que la dix millième partie de l'autorité souveraine [...] Chacun n'a qu'une parcelle mais participant au tout bénéficie de la puissance de l'ensemble.
Jean-Jacques Rousseau
Du contrat social, Paris, éd. GF Flammarion (2011)
1762
La justice et la force
Blaise Pascal
Blaise Pascal
Pensées
1669
Pascal pense que la justice a besoin de la force pour s'appliquer, et que la force a besoin de la justice pour se légitimer. Elles sont donc complémentaires. Toutefois, dans les faits, il constate que la force corrompt la justice. Il affirme que si la force est utilisée sans souci de justice, alors il s'agit de tyrannie. Un État qui utilise la force et ne rend pas la justice est donc tyrannique. Il réalise tout de même que la justice seule ne peut pas tenir. En effet, il y aura toujours des hommes pour utiliser la violence contre la justice. Il faut que la justice soit forte pour tenir. Ce qui est juste doit donc être fort, ou encore ce qui est fort juste. La force est une nécessité pour garantir la justice. Mais Pascal reconnaît que la force a supplanté la justice. Pour retrouver la justice, il faut faire en sorte que la force soit toujours juste.
La force s'étant imposée, le seul moyen était de rendre cette force installée juste, que la force soit juste.
Blaise Pascal
Pensées, publié dans Revue des deux Mondes
1669
La critique des Droits de l'homme
Karl Marx
Karl Marx
Sur la question juive
1844
Si Marx énonce une vive critique à l'égard des Droits de l'homme tels qu'énoncés dans la Charte de 1789, il ne s'agit pas pour lui de remettre en question l'idée de Droits de l'homme universels. En réalité, il entend montrer que cette expression des Droits de l'homme sert de justification à la classe dominante, en lui permettant de légitimer sa domination, qui passe par la possession des moyens de production. En effet, le problème des Droits de l'homme est qu'ils prétendent énoncer les droits de l'homme politique, en dehors de toute référence à son insertion dans la société civile. Prenant pour modèle un homme fictif, ils ne voient pas que dans les faits, certains individus ne possèdent pas les moyens d'exercer ces droits. Le fait que la sécurité et le droit de propriété privée comptent parmi les droits fondamentaux est pour Marx le signe que ces droits visent à légitimer la classe dominante. C'est pourquoi Marx nous dit que les Droits de l'homme permettent surtout de justifier le nouveau pouvoir en place, tout comme le droit divin permettait auparavant de justifier la monarchie. Pour définir les véritables droits humains, il faut donc partir de l'homme comme être de besoin, dont les conditions matérielles d'existence déterminent les capacités à mettre en œuvre ses droits. Aussi, si l'on veut que chaque citoyen puisse réellement faire usage de ses droits politiques, il faut les compléter de droits sociaux.
Marx souligne qu'en prenant pour modèle l'homme bourgeois, les Droits de l'homme ne permettent pas de créer des liens entre les hommes au sein de la société civile. Bien au contraire, définissant négativement la liberté comme tout ce qui ne nuit pas à autrui, les Droits de l'homme amènent à voir autrui comme constituant la limite de l'exercice des droits. C'est une logique qui pousse les individus à rechercher leur intérêt en dépit de l'autre, voire contre lui, au lieu de penser une association possible des individus en vue du bien commun.
Aucun des droits dits de l'homme, ne dépasse donc l'homme égoïste, l'homme tel qu'il est comme membre de la société bourgeoise, c'est-à-dire un individu replié sur lui-même, sur son intérêt privé et son bon plaisir privé, et séparé de la communauté.
Karl Marx
Sur la question juive, (Zur Judenfrage), trad. Jean-François Poirier, présenté par Daniel Bensaïd, Paris, éd. La Fabrique (2006)
1844
Marx souligne ici qu'en prenant pour modèle l'homme bourgeois, les Droits de l'homme ne permettent pas de créer des liens entre les hommes au sein de la société civile. Bien au contraire, définissant négativement la liberté comme tout ce qui ne nuit pas à autrui, les Droits de l'homme amènent à voir autrui comme constituant la limite de l'exercice des droits. C'est une logique qui pousse les individus à rechercher leur intérêt en dépit de l'autre, voire contre lui, au lieu de penser une association possible des individus en vue du bien commun.
Le despotisme doux
Alexis de Tocqueville
Alexis de Tocqueville
De la démocratie en Amérique
1835-1840
Tocqueville expose sa théorie du despotisme doux dans son ouvrage De la démocratie en Amérique. Il écrit que si le despotisme surgissait aujourd'hui dans une démocratie, l'État pourrait étendre davantage sa puissance que dans les empires du passé. Cette puissance serait toutefois moins visible, et ne paraîtrait pas tyrannique comme César l'a été. En effet, il y aurait d'un côté des individus se souciant de leur propre confort et se moquant de la vie collective, et de l'autre côté un État fort, centralisé et paternaliste. Au nom de la sécurité des individus et de leur bonheur, cet État priverait en vérité les individus de leur liberté d'action, et ces derniers ne s'en rendraient même pas compte.
Tocqueville nomme ce despotisme le "despotisme doux". Le pouvoir ne paraît pas arbitraire, mais il règle tout dans les moindres détails. Les individus n'ont plus d'autonomie véritable, ils abdiquent leur réflexion et se concentrent sur leur bien-être personnel. Ainsi, les hommes sont aliénés par leur État, et progressivement perdent leur propre humanité, sans même le réaliser.
La justice comme équité
John Rawls
John Rawls
Théorie de la justice
1971
John Rawls
Justice et démocratie
1978
Le philosophe américain John Rawls a tenté de penser des principes de justice tels qu'ils permettent rationnellement d'organiser une société juste, en tenant compte de l'aspect économique et social. Pour y parvenir, il imagine la situation dite de la position originelle et du voile d'ignorance. Cette situation est la suivante : des personnes doivent choisir les principes fondamentaux d'une société dans laquelle ils auront à vivre, sans savoir qui ils vont être dans cette société, ce qu'ils vont faire, quelles vont être leurs caractéristiques, ni leurs conceptions du bien. Cette ignorance des conditions dans lesquelles ils seront dans la société, ainsi que de leurs préférences, constitue le voile d'ignorance. Pour Rawls, cette situation les conduit nécessairement à faire un choix impartial. Dans cette situation, les individus rationnels s'accorderaient sur les deux principes suivants : "Le premier exige l'égalité d'attribution des droits et des devoirs de base. Le second, lui, pose que les inégalités socio-économiques […] sont justes si et seulement si elles produisent, en compensation, des avantages pour chacun et, en particulier, pour les membres les plus désavantagés de la société." (Théorie de la justice). Le premier principe est un principe d'égalité des droits, et plus précisément d'un maximum de droits possibles pour tous. Selon ce principe, l'égalité absolue ne s'exerce qu'au niveau des droits politiques. La liberté doit donc avoir priorité sur l'égalité sociale. Le second principe est un principe d'équité. Il énonce d'une part une égalité réelle des chances pour tous : les positions d'autorité et de responsabilité doivent être à la portée de tous. L'État doit donc faire en sorte que cette exigence soit effective dans la réalité. Il énonce d'autre part un principe de progrès économique et social pour la société dans son ensemble et pour les plus défavorisés avant tout.
Les principes de justice énoncés par Rawls reposent sur l'équité, et tolèrent donc l'existence d'inégalités sociales au nom de l'efficacité économique et sociale. Mais à une condition : que leur existence profite à la partie la plus défavorisée de la société. En ce sens, la justice consiste à trouver le système économique le plus efficace pour pouvoir améliorer la situation des plus défavorisés et de la société dans son ensemble.
Le premier exige l'égalité d'attribution des droits et des devoirs de base. Le second, lui, pose que les inégalités socio-économiques […] sont justes si et seulement si elles produisent, en compensation, des avantages pour chacun et, en particulier, pour les membres les plus désavantagés de la société.
John Rawls
Théorie de la justice, (A Theory of Justice), trad. Catherine Audard, Paris, Éditions du Seuil (1987)
1971