Sommaire
ILa connaissance, entre ombre et lumièreAVérité et mensonge1Œdipe et la lumière2Tirésias et la lumière divineBL'affrontement entre Tirésias et ŒdipeCTirésias, aveugle clairvoyantDL'aveuglement d'ŒdipeIIFilmer l'ombre et la lumièreALes techniques cinématographiquesBLe jour et la nuitIIILa figure du voyant : un artisteATirésias, un poèteBŒdipe : un artiste ?Le thème de la connaissance, associé à la vérité, est essentiel dans Œdipe roi. La connaissance est symbole de lumière et de vérité, alors que l'ignorance est liée à l'obscurité et au mensonge. Œdipe est persuadé d'avoir raison, alors qu'il a tort. Le plus frappant exemple de ce combat entre obscurité et lumière est l'affrontement entre Tirésias et Œdipe, que Sophocle et Pasolini présentent différemment.
Si la pièce oppose constamment obscurité et lumière dans les répliques, Pasolini choisit de symboliser ce combat en filmant des scènes très lumineuses qui contrastent avec d'autres, très obscures. La figure de l'aveugle Tirésias devient la figure du voyant chez Sophocle, et chez Pasolini celle de l'artiste.
La connaissance, entre ombre et lumière
Vérité et mensonge
Œdipe et la lumière
Traditionnellement, les lumières sont associées à l'intelligence, au savoir. L'obscurité, quant à elle, est associée à l'ignorance.
Œdipe est un personnage plein de sagacité. Il associe lui-même savoir et lumière. Ainsi, lorsqu'il dit qu'il va chercher qui est le criminel, il parle "d'éclaircir un pareil mystère".
Et quelle détresse pouvait donc bien vous empêcher, quand un trône venait de crouler, d'éclaircir un pareil mystère ?
Sophocle
Œdipe roi
Ve siècle av. J.-C.
La lumière symbolise également la vérité, et l'obscurité le mensonge. La pièce est une mise en lumière de la vérité par Œdipe. Il fait confiance à ses sens. Il s'oppose ainsi violemment à Tirésias, et à sa clairvoyance oppose son pragmatisme.
Sache donc qu'à mes yeux c'est toi qui as tramé le crime, c'est toi qui l'as commis - à cela près seulement que ton bras n'a pas frappé. Mais, si tu avais des yeux, je dirais que même cela, c'est toi, c'est toi qu'il l'a fait.
Sophocle
Œdipe roi
Ve siècle av. J.-C.
Œdipe insulte Tirésias.
Non, pas chez un aveugle, dont l'âme et les oreilles sont aussi fermées que les yeux !
Sophocle
Œdipe roi
Ve siècle av. J.-C.
Œdipe oppose clairement obscurité et lumière en s'associant à cette dernière.
Tu ne vis, toi, que de ténèbres : comment donc me pourrais-tu nuire, à moi, comme à quiconque voit la clarté du jour ?
Sophocle
Œdipe roi
Ve siècle av. J.-C.
Le thème de la vue est très présent dans la pièce. On relève plusieurs fois des termes comme "regarder", "sous nos yeux", "éclairer" ou "éclaircir".
Tirésias et la lumière divine
Tirésias est aveugle, mais il est touché par la lumière divine. Il voit ce que les autres ne voient pas, ou refusent de voir. Sophocle procède ainsi à une subtile analogie entre la vue et le savoir : il oppose voir et ne pas savoir, et ne pas voir mais savoir. Œdipe est celui qui croit savoir mais s'aveugle sur lui-même. Tirésias détient la vérité.
Tirésias étant devin, il est associé aux dieux. Il est celui qui sait, les dieux sont donc ceux qui savent. La lumière leur appartient.
L'affrontement entre Tirésias et Œdipe
La scène entre Tirésias et Œdipe peut être vue comme un affrontement double :
- Entre la politique et la religion
- Entre celui qui sait et celui qui ne sait pas
Dans la pièce, l'affrontement est surtout verbal.
TIRÉSIAS :
Hélas ! Hélas ! Qu'il est terrible de savoir, quand le savoir ne sert de rien à celui qui le possède ! Je ne l'ignorais pas ; mais je l'ai oublié. Je ne fusse pas venu sans cela.
ŒDIPE :
Qu'est-ce là ? Et pourquoi pareil désarroi à la pensée d'être venu ?
TIRÉSIAS :
Va, laisse-moi rentrer chez moi : nous aurons, si tu m'écoutes, moins de peine à porter, moi mon sort, toi le tien.
ŒDIPE :
Que dis-tu ? Il n'est ni normal ni conforme à l'amour que tu dois à Thèbes, ta mère, de lui refuser un oracle.
TIRÉSIAS :
Ah ! C'est que je te vois toi-même ne pas dire ici ce qu'il faut ; et, comme je crains de commettre la même erreur à mon tour...
ŒDIPE :
Non, par les dieux ! Si tu sais, ne te détourne pas de nous. Nous sommes tous ici à tes pieds, suppliants.
TIRÉSIAS :
C'est que tous, tous, vous ignorez... Mais non, n'attends pas de moi que je révèle mon malheur - pour ne pas dire : le tien.
ŒDIPE :
Comment ? Tu sais, et tu ne veux rien dire ! Ne comprends-tu pas que tu nous trahis et perds ton pays ?
TIRÉSIAS :
Je ne veux affliger ni toi ni moi. Pourquoi me pourchasser vainement de la sorte ? De moi tu ne sauras rien.
ŒDIPE :
Ainsi, ô le plus méchant des méchants - car vraiment tu mettrais en fureur un roc -, ainsi, tu ne veux rien dire, tu prétends te montrer insensible, entêté à ce point ?
TIRÉSIAS :
Tu me reproches mon furieux entêtement, alors que tu ne sais pas voir celui qui loge chez toi, et c'est moi qu'ensuite tu blâmes !
ŒDIPE :
Et qui ne serait en fureur à entendre de ta bouche des mots qui sont autant d'affronts pour cette ville ?
TIRÉSIAS :
Les malheurs viendront bien seuls : peu importe que je me taise et cherche à te les cacher !
ŒDIPE :
Mais alors, s'ils doivent venir, ne faut-il pas que tu me les dises ?
TIRÉSIAS :
Je n'en dirai pas plus. Après quoi, à ta guise ! Laisse ton dépit déployer sa fureur la plus farouche.
ŒDIPE :
Eh bien soit ! Dans la fureur où je suis, je ne cèlerai rien de ce que j'entrevois. Sache donc qu'à mes yeux c'est toi qui as tramé le crime, c'est toi qui l'as commis - à cela près seulement que ton bras n'a pas frappé. Mais, si tu avais des yeux, je dirais que même cela, c'est toi, c'est toi seul qui l'as fait.
TIRÉSIAS :
Vraiment ? Eh bien, je te somme, moi, de t'en tenir à l'ordre que tu as proclamé toi-même, et donc de ne plus parler de ce jour à qui que ce soit, ni à moi, ni à ces gens ; car, sache-le, c'est toi, c'est toi, le criminel qui souille ce pays !
ŒDIPE :
Quoi ? Tu as l'impudence de lâcher pareil mot ! Mais comment crois-tu donc te dérober ensuite ?
TIRÉSIAS :
Je demeure hors de tes atteintes : en moi vit la force du vrai.
ŒDIPE :
Et qui t'aurait appris le vrai ? Ce n'est certes pas ton art.
TIRÉSIAS :
C'est toi, puisque tu m'as poussé à parler malgré moi.
ŒDIPE :
Et à dire quoi ? Répète, que je sache mieux.
TIRÉSIAS :
N'as-tu donc pas compris ? Ou bien me tâtes-tu pour me faire parler ?
ŒDIPE :
Pas assez pour dire que J'ai bien saisi. Va, répète encore.
TIRÉSIAS :
Je dis que c'est toi l'assassin cherché.
ŒDIPE :
Ah ! Tu ne répéteras pas telles horreurs impunément !
Sophocle
Œdipe roi
Ve siècle av. J.-C.
Cet échange rapide de répliques souligne la violence de la scène. On parle de stichomythie.
Pasolini choisit de traiter symboliquement cette scène. Le devin tombe au sol en arrivant, et s'installe par terre devant Œdipe. Il est en position d'humilité. Œdipe par contre se tient debout en haut des marches, fier et triomphant. Mais il va y avoir un bouleversement. De plus en plus agacé par les propos de Tirésias, Œdipe finit par ôter ses attributs royaux et se jette sur lui. Il descend alors de sa position de supériorité. S'il semble ressortir vainqueur de l'affrontement, c'est en vérité Tirésias qui a gagné, en forçant Œdipe à descendre vers lui.
Tirésias, aveugle clairvoyant
Sophocle et Pasolini font tous les deux de Tirésias un aveugle, guidé par une jeune personne. Aucun des deux ne rappelle pourquoi il est aveugle. C'est un anti-Œdipe, puisqu'il ne voit pas, mais il sait.
Il est aussi celui qui annonce le destin d'Œdipe : une fois qu'il aura compris ce qu'il a fait, Œdipe deviendra comme lui, aveugle, pauvre, exilé.
Pasolini insiste sur le côté accusateur de Tirésias. Le réalisateur alterne des gros plans sur Jocaste et avec les déclarations de Tirésias. Sophocle est moins violent dans le portrait qu'il dresse de Tirésias.
L'aveuglement d'Œdipe
L'aveuglement d'Œdipe est profondément symbolique. Alors qu'il voyait, il s'est illusionné pendant toute la pièce. Quand il sait enfin, quand il a la lumière, il s'aveugle. Œdipe devient alors comme Tirésias, il est dans l'obscurité sensorielle, mais pas divine. La connaissance n'est donc pas dans la lumière, mais dans les ténèbres.
Si Œdipe s'aveugle, c'est aussi car il a trop vu.
Ah ! nuage de ténèbres ! nuage abominable, qui t'étends sur moi, immense, irrésistible, écrasant.
Sophocle
Œdipe roi
Ve siècle av. J.-C.
Œdipe ne peut pas supporter la vérité. La "lumière divine", c'est-à-dire la vérité (il a tué son père et épousé sa mère), est trop dure à affronter.
Par ailleurs, Œdipe cherche à fuir le regard des autres.
Vite, au nom des dieux, vite, cachez-moi quelque part, loin d'ici ; tuez-moi, ou jetez-moi à la mer, en un lieu où vous ne me voyiez jamais plus.
Sophocle
Œdipe roi
Ve siècle av. J.-C.
Filmer l'ombre et la lumière
Les techniques cinématographiques
Pasolini joue sur la lumière et l'obscurité dans le film. Il reprend la même idée que Sophocle : la connaissance est la lumière, l'obscurité est l'ignorance.
Lorsqu'Œdipe va voir l'oracle de Delphes, la lumière se fait aveuglante. De même, lors du meurtre, la lumière est aveuglante.
Œdipe croit savoir, mais en vérité il ne sait rien :
- Il croit qu'il va tuer Polybe et épouser Mérope, en vérité ce ne sont pas ses parents.
- Il croit qu'il tue au hasard, en vérité il tue son père.
Pasolini choisit d'associer Œdipe à un geste très symbolique, qu'il ne cesse de répéter dans le film : il se cache les yeux. Dans son errance à travers le désert, il le fait à plusieurs reprises. Il veut laisser le hasard décider mais finalement, en faisant cela, il laisse le destin le contrôler.
Dans le film, lors de la scène du meurtre, Œdipe s'avance vers le char et se fait de l'ombre avec la branche qu'il tient, pour se protéger du soleil dont la luminosité est trop puissante. Cette scène joue très fortement sur l'idée d'ombre et de lumière.
Le jour et la nuit
Pasolini s'intéresse également particulièrement à l'alternance de scènes de jour et de scènes de nuit. Ainsi, dans le prologue, l'enfant est d'abord au soleil, dans le champ, en pleine lumière. Ensuite, le soir, il est dans sa chambre, en pleine nuit.
C'est un peu comme s'il y avait le bonheur, l'Éden que constitue la vie dans le pré, la chaleur, la lumière, tout cela étant associé à la mère. Ensuite, il y a l'obscurité, la nuit, la solitude, mais aussi la menace symbolisée par le père. On peut parler symboliquement de paradis perdu et d'enfer.
Le jour symbolise les joies de l'enfant, la nuit ses peurs.
La figure du voyant : un artiste
Tirésias, un poète
Chez Pasolini, Tirésias devient un poète. C'est un homme qui apparaît pour la première fois jouant de la flûte. Œdipe est d'ailleurs touché (par la musique ? par l'homme ?). Initialement, Pasolini voulait d'ailleurs qu'Œdipe se mette à pleurer en écoutant cette musique.
Dans l'Antiquité, le musicien est aussi un poète (poésie et musique étant très liées).
Œdipe : un artiste ?
À la fin du film, Œdipe est présenté comme musicien, avec sa flûte. Il devient un Tirésias moderne. Pasolini choisit de lui faire jouer l'air d'une musique révolutionnaire.
Les dernières paroles d'Œdipe dans le film soulignent sa clairvoyance.
Ô lumière que je ne voyais plus, qui avant était en quelque sorte mienne, maintenant tu m'éclaires pour la dernière fois. Je suis de retour. La vie finit où elle commence.
Pier Paolo Pasolini
Œdipe roi
1967
La cécité d'Œdipe lui permet d'accéder à la lumière. Il est devenu devin, d'une certaine façon. Pasolini associe l'artiste au voyant.
Cela rappelle les paroles prophétiques de Tirésias :
Devenu aveugle et mendiant, il quittera Thèbes vers d'autres pays, étranger à nouveau, comme moi, misérable joueur de flûte.
Sophocle
Œdipe roi
Ve siècle av. J.-C.
Dans l'épilogue du film, personne ne prête attention à Œdipe. Ni les bourgeois ni les ouvriers. Il est renvoyé à sa solitude.