Sommaire
ILe temps, un ennemi trompeurALe présent, source de confusionBLe temps, un élément destructeurIIŒdipe à contretemps : un personnage qui défie le tempsAUne dynastie dénaturéeBLa quête d'identité : un retour vers le passéIIIContinuité et ruptureALe déroulement linéaire chez SophocleBLe traitement du temps chez Pasolini1Le déroulement fragmenté2Un temps cyclique3L'intemporalitéŒdipe est un personnage à contretemps. C'est ainsi que le définit Jean-Pierre Vernant dans l'article "Œdipe à contretemps", tiré de L'Univers, les dieux, les hommes publié en 1999. L'idée de déformation et du détournement du temps est très présente. Dans la pièce comme dans le film, le temps est un ennemi trompeur que l'homme ne maîtrise pas. Il tente coûte que coûte de s'en faire le maître, mais au final ce sont les dieux qui triomphent.
Le temps n'est pas traité de la même façon chez Sophocle et Pasolini. Le dramaturge insiste sur l'idée de continuité, de fluidité, Œdipe remonte au fur et à mesure le cours de sa vie. Le réalisateur préfère créer des ruptures, ce qui permet de souligner le caractère chaotique du destin d'Œdipe.
Le temps, un ennemi trompeur
Le présent, source de confusion
Le présent est confus. Il échappe à l'homme : dans la tragédie antique, seuls les dieux maîtrisent le temps comme ils maîtrisent le destin des personnages. La pièce Œdipe roi est un retour vers le passé. Le présent est trompeur dans le sens où il exige un retour dans le passé. Il n'existe pas en tant que tel.
Passé, présent et futur se mêlent. C'est l'avenir de Thèbes qui est au centre de la problématique au départ : il faut assurer l'avenir de la cité et la guérir de la peste. Toutefois, l'intrigue prend vite une autre tournure. On se détourne du futur pour reconstruire le passé d'Œdipe.
Dans Œdipe roi, le prologue nous informe d'éléments antérieurs à l'action de la pièce tels que la peste qui ravage la ville de Thèbes et les exploits accomplis par Œdipe pour conquérir le trône.
Dans la deuxième partie du film, il arrive que Pasolini passe plus rapidement sur des détails liés au passé d'Œdipe. Cela s'explique naturellement car il a filmé toute la vie d'Œdipe. Contrairement au lecteur de la tragédie, le spectateur du film n'a pas besoin qu'on lui rappelle ce qui s'est passé.
Oedipe roi est comme un puzzle. Chaque pièce est acquise au fur et à mesure du déroulement de l'intrigue. La dernière, qui est la plus importante, est l'origine d'Œdipe. Cette information n'est dévoilée qu'à la fin.
Le temps devient source de confusion, puisque le présent dramatique est une remontée dans le temps. Le présent n'est vécu pleinement qu'à la fin de la pièce, lorsque le héros découvre son identité. Le présent devient alors l'accomplissement de la prophétie tragique.
Le temps, un élément destructeur
La tragédie d'Œdipe ne s'arrête pas avec lui. Il est conscient que le futur de ses enfants va être affecté par sa propre destinée.
Vous dessécher et dépérir sans épousailles, voilà ce qui vous attend.
Sophocle
Œdipe roi
Ve siècle av. J.-C.
Œdipe fait cette déclaration à ses filles Antigone et Ismène dans l'exodos de la tragédie. Il est conscient que leur futur est entaché par ses actions.
Le temps est donc destructeur. Le passé d'Œdipe le mène à sa tragique prise de conscience que la prophétie s'est accomplie. Son présent est l'annihilation de son bonheur. Son futur est la querelle meurtrière entre ses fils, et la mort d'Antigone.
La pièce est déterministe. Le passé ne peut pas être oublié, il hante, et il détruit tout. Le présent est la suite logique du passé.
L'idée de déterminisme, très présente dans la pièce, est ce qui va permettre à Freud de formuler ses théories psychanalytiques. Le poids du passé pèse sur le présent.
Œdipe à contretemps : un personnage qui défie le temps
Une dynastie dénaturée
La dynastie d'Œdipe est une dynastie contrariée, dénaturée. Elle ne respecte pas la logique établie. Le pouvoir n'est pas transmis normalement. Œdipe est légitime à Thèbes, puisqu'il est le fils de Laïos. Mais il le tue sans savoir qui il est, arrive à Thèbes, vainc le Sphinx, épouse sa mère et devient roi. Il aurait, de toute façon, été roi de Thèbes, mais la façon dont il arrive au pouvoir est complexe et paradoxale.
Plutôt que succéder à son père, Œdipe remplace son père, il prend sa place. Plutôt que d'épouser une femme de son âge pour fonder une famille, il épouse sa propre mère, plus âgée que lui. Il défie la nature, et donc le cycle de la vie.
La quête d'identité : un retour vers le passé
Alors que l'homme connaît ses racines, ses origines, et se construit grâce à elles, Œdipe doit remonter dans le temps pour découvrir qui il est. Il prend des chemins particulièrement compliqués et tortueux pour trouver son identité, remontant le temps en prenant de nombreux détours :
- Il se croit fils de Polybe et Mérope, souverains de Corinthe.
- Il est accusé d'être un enfant trouvé, mais il n'écoute pas cet avertissement.
- Il reçoit la prophétie de l'oracle. Plutôt que de retourner à Corinthe, il fuit. Son retour lui aurait permis de savoir qu'il a été adopté.
- Il refuse d'entendre Tirésias. Pourtant, ce que lui dit le devin n'est pas invraisemblable. On lui a fait la prophétie dont le devin lui parle. Mais Œdipe refuse toujours d'entendre raison. Il prend un détour, de nouveau, pensant qu'on cherche à le destituer.
- Il finit par être forcé d'accepter qu'il n'est pas le fils de Mérope et Polybe. Ici encore, il prend un détour. Plutôt que de comprendre tout de suite qui il est, il trouve du réconfort à se croire le "fils de la Fortune", fils de personne. Il est même fier, s'imaginant d'une basse descendance, d'être arrivé si haut.
- Enfin, Œdipe doit accepter la vérité. Il accepte son identité.
Dès le début, Œdipe sait qui il est, mais il refuse de l'entendre. Il lui faut une série de détours pour accepter la réalité.
Continuité et rupture
Le déroulement linéaire chez Sophocle
Dans la pièce, l'intrigue suit une linéarité basée sur des causes et leurs effets. Tout débute avec un problème qu'il faut résoudre, celui de la peste. Œdipe remonte petit à petit jusqu'à sa propre identité, en suivant des indices.
L'idée de continuité est très présente dans la tragédie. La situation d'Œdipe s'explique par une suite d'événements liés les uns aux autres. Il les remonte un à un, empruntant le chemin inverse.
Le traitement du temps chez Pasolini
Le déroulement fragmenté
Pasolini rompt avec l'idée de continuité. Dans son film, le temps utilisé n'est pas linéaire :
- Le prologue se déroule dans les années 1920.
- L'épilogue se déroule dans les années 1960.
- L'histoire d'Œdipe se déroule dans l'Antiquité.
Dans le prologue, les scènes s'enchaînent sans lien logique. Entre la naissance de l'enfant et la scène dans le pré, on ne sait pas combien de temps s'est écoulé.
Pasolini utilise aussi de faux raccords. Cela signifie qu'il y a une juxtaposition de scènes qui sont mises les unes à la suite des autres sans lien logique. Le réalisateur choisit sciemment de le faire pour troubler le spectateur. On quitte une scène abruptement, on passe à une autre sans explication (nombreux fondus au noir rapides).
Toutes ces techniques permettent à Pasolini de souligner l'errance d'Œdipe. Il privilégie l'esthétique du fragment.
Un temps cyclique
Chez Pasolini, le temps est cyclique. Contrairement à Sophocle, qui choisit une exemplaire linéarité, le réalisateur termine son film là où il l'a commencé, dans les prés, au soleil.
La vie finit où elle commence.
Pier Paolo Pasolini
Œdipe roi
1967
Dans le film, la dernière réplique d'Œdipe souligne bien la vision cyclique du temps de Pasolini.
Pasolini met en scène l'idée de l'éternel retour. Cela rappelle que le complexe d'Œdipe prend fin pour chaque homme, mais que chaque nouvel enfant en est victime. C'est un éternel recommencement.
Dans l'épilogue du film, on retrouve le même cadre urbain, le même mouvement des personnages, la même musique, le même pré et les mêmes mouvements de caméra que dans le prologue. Cela participe à l'idée d'éternel recommencement.
L'histoire est cyclique dans le film de Pasolini, alors que chez Sophocle elle était linéaire.
L'intemporalité
Pasolini développe l'idée d'intemporalité. C'est la raison pour laquelle il choisit de situer le mythe d'Œdipe dans une époque indéfinie. C'est le temps des contes, des légendes et des mythes, le temps où sont nés les questionnements humains.
Pasolini utilise des chants roumains, des musiques africaines, et un décor marocain. Il mélange les références et les époques.
C'est aussi le temps onirique qu'il met en scène. Le temps du rêve est imprécis. En effet, il affirme que toute la partie qui raconte la vie d'Œdipe est un rêve que fait l'enfant du prologue.