Sommaire
IUne réflexion sur le bonheur de l'hommeALa recherche du bonheurBLa fragilité du bonheurCLa chute d'ŒdipeDL'illusion du bonheurIILe héros, victime de la parole tragiqueAL'effet tragique de la paroleBL'ironie tragiqueIIILe héros tragique : un homme souilléAL'impureté religieuseBLa peste, symbole de la souillureCŒdipe et le rôle du pharmakosDLes crimes d'ŒdipeIVLe personnage d'Œdipe, révolté, libre et artisteALa révolte d'Œdipe contre l'ordre divinBLa liberté d'ŒdipeCLe carrefour ou la marque du destinDLa métamorphose d'ŒdipeEL'artiste au sein de la CitéLa pièce et le film Œdipe roi posent des questions sur la condition humaine. L'homme est-il libre de son destin ? Est-il maître et responsable de ses actes ? Comment la justice doit-elle prendre en compte la responsabilité ? Ces questions animent et façonnent le héros tragique.
Sophocle et Pasolini n'insistent pas sur les mêmes aspects tragiques de la condition humaine. Si les deux traitent du bonheur et de sa fragilité, Pasolini insiste plus particulièrement sur l'idée de la souillure de l'homme, alors que Sophocle s'intéresse davantage à la question de sa liberté. Sophocle joue sur la parole tragique, qui conduit à l'ironie tragique. Pasolini utilise les images violentes de la peste pour choquer. Les deux artistes offrent différents masques à Œdipe qui devient révolté, libre et artiste.
Une réflexion sur le bonheur de l'homme
La recherche du bonheur
L'étendue qui permet de passer du malheur au bonheur ou du bonheur au malheur à travers une série de situations se succédant selon la vraisemblance ou la nécessité constitue une limite satisfaisante.
Aristote
Poétique
335 av. J.-C.
Tout le tragique d'Œdipe est là : il passe d'un grand bonheur à un très grand malheur.
Œdipe roi est en effet une tragédie du bonheur. Œdipe a fui Corinthe pour fuir la malédiction. Il voulait être heureux. Il a essayé de trouver le bonheur. Il croit avoir réussi, et il s'estime comblé dans son mariage avec Jocaste.
C'est pourquoi depuis longtemps je m'étais fixé bien loin de Corinthe - pour mon bonheur, sans doute, bien qu'il soit doux de voir les yeux de ses parents.
Sophocle
Œdipe roi
Ve siècle av. J.-C.
Œdipe évoque son bonheur avec Jocaste quand il parle au Corinthien.
Le Corinthien, en arrivant à Thèbes, rappelle à Jocaste le bonheur qu'elle a donné à son époux.
Qu'elle soit heureuse à jamais au milieu d'enfants heureux, puisqu'elle est pour Œdipe une épouse accomplie !
Sophocle
Œdipe roi
Ve siècle av. J.-C.
Le Corinthien insiste sur le fait que c'est Jocaste qui a rendu Œdipe heureux.
Œdipe et Jocaste croient à leur bonheur. Ils sont donc heureux. S'ils fuient les révélations qu'on leur fait, c'est qu'ils ne veulent pas renoncer à leur bonheur. Ils ont trop peur de perdre cette joie.
La fragilité du bonheur
Le bonheur est une chose incertaine. Le mariage d'Œdipe est heureux, il a des enfants, il est roi et aimé par son peuple. C'est un homme qui a tous les attributs du bonheur.
Mais Sophocle rappelle que tout cela n'est pas durable. Le bonheur n'est pas quelque chose qu'on a un jour, et qu'on garde indéfiniment. Le bonheur est sujet au temps qui passe et fragilise tout. Les héros de la pièce deviennent des symboles de la condition humaine, soumis à l'existence, au temps et à ses aléas.
La pièce se conclut sur l'idée que le bonheur est fragile et jamais acquis.
Gardons-nous d'appeler jamais un homme heureux, avant qu'il ait franchi le terme de sa vie sans avoir subi un chagrin.
Sophocle
Œdipe roi
Ve siècle av. J.-C.
Le chœur conclut la tragédie sur l'affirmation que le bonheur est fragile. C'est seulement à la fin de sa vie qu'on peut savoir si un homme a été heureux : avant sa mort, n'importe quel événement tragique peut survenir.
La chute d'Œdipe
Le héros tragique est celui qui perd son bonheur. Placé au sommet au début de la pièce, il devient le plus misérable des êtres à la fin de la pièce. Le passage du bonheur au malheur est radical, la chute d'Œdipe impressionnante. Son malheur semble à la mesure du bonheur qu'il a connu : immense.
C'est ici que se joue l'effet cathartique de la pièce. Le spectateur, à travers Œdipe, connaît successivement la plus grande félicité et le plus grand désespoir.
L'illusion du bonheur
Le héros tragique vit dans l'illusion. La pièce Œdipe roi est une réflexion sur l'existence même du bonheur. N'est-il pas illusion ? L'homme heureux n'est-il pas nécessairement aveugle ? Œdipe était heureux tant qu'il ignorait ce qu'il avait fait, mais il l'avait déjà fait. Sophocle semble se demander s'il vaut mieux vivre dans l'illusion du bonheur ou ouvrir les yeux sur la réalité.
Ainsi, Jocaste, quand elle comprend qui est Œdipe, lui demande de renoncer à chercher la vérité. Elle comprend alors qu'il est son fils, mais elle voudrait continuer de vivre dans l'ignorance.
De tout ce qu'on t'a dit, va, ne conserve même aucun souvenir. À quoi bon !
Sophocle
Œdipe roi
Ve siècle av. J.-C.
Jocaste semble avoir peur de la vérité. Elle pousse Œdipe à arrêter sa quête, et même à tout oublier.
Le savoir, la connaissance apporterait donc le malheur. Le chœur semble confirmer cette idée.
Comme j'aurais voulu que tu n'eusses rien su !
Sophocle
Œdipe roi
Ve siècle av. J.-C.
Le chœur, qui a beaucoup de respect pour Œdipe, le plaint, et avoue ici que l'ignorance l'aurait rendu plus heureux.
Le héros tragique sort donc de l'illusion du bonheur dans laquelle il vit, pour se confronter à la vérité. C'est sa tragédie.
Le héros, victime de la parole tragique
L'effet tragique de la parole
Dans la tragédie, le héros est condamné par la parole, celle des autres et la sienne. La parole de l'oracle n'est pas claire. Elle est sujette à l'interprétation. Apollon, le dieu au nom duquel la Pythie parle, est d'ailleurs appelé "l'Oblique", ses messages sont ambigus.
Dans le film, le message donné à Œdipe par l'oracle est faussé. L'oracle lui dit qu'il va tuer son père, et épouser sa mère, mais Œdipe croit que ses parents sont Mérope et Polybe. Le savoir est ici insidieux. Il est logique qu'Œdipe fuît ceux qu'il croit devoir un jour souiller de sa main.
La parole est également tragique car elle se retourne contre les personnages.
Quel que soit le coupable, j'interdis à tous, dans ce pays où j'ai le trône et le pouvoir, qu'on le reçoive, qu'on lui parle, qu'on l'associe aux prières ou aux sacrifices, qu'on lui accorde la moindre goutte d'eau lustrale. Je veux que tous, au contraire, le jettent hors de leurs maisons, comme la souillure de notre pays : l'oracle auguste de Pythô vient à l'instant de me le déclarer. Voilà comment j'entends servir et le dieu et le mort. Je voue le criminel, qu'il ait agi tout seul, sans se trahir, ou avec des complices, à user misérablement, comme un misérable, une vie sans joie ; et, si d'aventure je venais à l'admettre consciemment à mon foyer, je me voue moi-même à tous les châtiments que mes imprécations viennent à l'instant d'appeler sur d'autres.
Sophocle
Œdipe roi
Ve siècle av. J.-C.
Œdipe déclare qu'il va châtier durement l'assassin de Laïos. Ici, il se condamne lui-même sans le savoir.
Œdipe se rend compte vers la fin de la pièce que sa propre parole le condamne.
Je crains pour moi, ô femme, je crains d'avoir trop parlé.
Sophocle
Œdipe roi
Ve siècle av. J.-C.
Œdipe réalise qu'il s'est condamné lui-même.
Pasolini n'utilise pas la parole comme Sophocle. Il insiste sur le tragique en filmant plusieurs fois la broche de Jocaste avec laquelle Œdipe va se crever les yeux, et la poutre à laquelle Jocaste va se pendre.
L'ironie tragique
L'ironie tragique s'illustre principalement par la parole dans la pièce. C'est le principe du double langage. Les paroles d'Œdipe en sont presque continuellement teintées. La parole d'Œdipe est souvent énigmatique. Il ne semble pas se rendre compte de ce qu'il dit. Il y a un double langage, il dit la vérité sans le savoir. Par exemple, il décide qu'il vengera Laïos comme si c'était son père, ce qu'il est en effet.
C'est moi qui lutterai pour lui, comme s'il eût été mon père.
Sophocle
Œdipe roi
Ve siècle av. J.-C.
Le spectateur connaît la véritable identité d'Œdipe. La phrase prend donc un tout autre sens. C'est ce qu'on appelle l'ironie tragique.
L'ironie tragique est un outil dramatique dans la tragédie Œdipe roi pour plusieurs raisons :
- L'ironie tragique repose sur la double énonciation. C'est le public qui comprend la deuxième signification des paroles que les personnages ne perçoivent pas.
- L'ironie tragique naît aussi de la nature d'Œdipe, héros mythologique, et de sa situation pathétique. C'est la confrontation entre le pouvoir du héros et le monde qu'il croit maîtriser. Le destin va écraser un être exceptionnel.
- L'ironie tragique empêche le suspense : le spectateur sait déjà comment la pièce va se terminer. Le public assiste à la prise au piège d'Œdipe. La question n'est donc pas de savoir ce qui va se passer, mais comment cela va se passer. Ce qui compte, c'est le processus de dévoilement.
Le héros tragique : un homme souillé
L'impureté religieuse
Le héros tragique est impur, il est souillé. Le thème de la souillure et de l'impureté est lié à la religion. Les dieux protègent l'homme tant que l'homme est pur. Le chœur dit d'ailleurs à un moment qu'il espère rester pur.
Ah ! fasse le Destin que toujours je conserve la sainte pureté dans tous mes mots, dans tous mes actes.
Sophocle
Œdipe roi
Ve siècle av. J.-C.
Les hommes doivent rester à leur place, ils ne doivent pas faire preuve d'hybris, ils ne doivent rien commettre d'immoral. L'idée d'impureté est intimement liée à l'idée de l'ordre. Il faut respecter l'équilibre du monde, c'est-à-dire respecter les dieux et leurs lois.
La souillure peut donc être comprise comme le sacrilège. Œdipe se montre coupable car il est orgueilleux. C'est une façon d'entacher la sacralité des dieux.
C'est le désordre moral et religieux à Thèbes qui est considéré comme une souillure : les lois divines ne sont pas respectées.
La peste, symbole de la souillure
Le héros tragique entraîne avec lui le chaos. Le meurtre est une mort violente et il est considéré comme une souillure. L'homme coupable de meurtre porte donc une marque, comme si le sang qu'il avait versé le souillait. Dans la tragédie grecque, cette marque a une valeur profondément morale.
Les dieux, pour punir Œdipe, déclenchent l'épidémie de peste. Cette maladie est un symbole d'impureté, elle dévore les corps, recouvrant les hommes de taches noires. Ainsi, à la souillure invisible d'Œdipe s'oppose une souillure visible, celle de la maladie, qui met à jour l'impureté morale du roi de Thèbes.
Thèbes est tellement marquée par l'impureté que la nature n'y fonctionne plus normalement.
La mort la frappe dans les germes où se forment les fruits de son sol, la mort la frappe dans ses troupeaux de bœufs, dans ses femmes, qui n'enfantent plus la vie.
Sophocle
Œdipe roi
Ve siècle av. J.-C.
La peste empêche la vie, détraque la nature même : elle symbolise le chaos qui règne à Thèbes à cause du parricide et de l'inceste du roi Œdipe.
Le monde est détraqué, la vie ne peut plus être. C'est la mort qui dévaste Thèbes.
Pasolini choisit de mettre en scène cette impureté avec des images violentes.
Dans le film Œdipe roi, un cut brutal, après la nuit de noces de Jocaste et Œdipe, est suivi par un gros plan sur un mort pestiféré. Pasolini utilise un plan de demi-ensemble ensuite pour montrer un bébé qui pleure, des vautours dans le ciel, et un autre cadavre. Plusieurs plans généraux succèdent à celui-ci, et le spectateur découvre les innombrables cadavres qui jonchent le sol.
Œdipe et le rôle du pharmakos
À Athènes, chaque année, un homme était expulsé de la ville pour la laver des péchés commis cette année-là. Cet homme s'appelait le pharmakos. Œdipe semble détenir ce rôle dans la pièce.
Ah ! emmenez-moi loin de ces lieux bien vite ! emmenez, mes amis, l'exécrable fléau, le maudit entre les maudits.
Sophocle
Œdipe roi
Ve siècle av. J.-C.
Œdipe se voit comme porteur du fléau. S'il quitte Thèbes, le mal part avec lui. C'est bien le rôle qu'on assimile au pharmakos.
Dans le film de Pasolini, Œdipe devient un vagabond qui joue de la flûte, errant dans la ville. Il est isolé du reste de la Cité. Œdipe semble ici rejeté par le reste de la société. Est-il banni ? Est-il incompris ?
On peut rapprocher Œdipe à la fin du film de Pasolini du joueur de flûte de Hamelin, héros du conte éponyme des frères Grimm, qui dératise la ville, entraînant les rats à leur mort grâce à sa musique. Les rats sont traditionnellement associés à la peste, car ce sont eux qui transportent la puce responsable de la maladie. Œdipe a libéré Thèbes de la peste, comme le joueur de flûte. Désormais, il erre en musicien incompris.
Les crimes d'Œdipe
Le héros tragique est toujours coupable. Œdipe a commis deux actes graves : le parricide et l'inceste. C'est un processus d'inversion de la nature. Il y a une grande confusion.
Le crime de l'inceste est particulièrement grave, il provoque un dérèglement de l'ordre établi. C'est le crime sur lequel la pièce insiste le plus.
Ainsi la chambre nuptiale a vu le fils après le père entrer au même port terrible.
Sophocle
Œdipe roi
Ve siècle av. J.-C.
Tirésias insiste sur le fait qu'Œdipe et Laïos ont partagé la couche de la même femme.
Hymen, hymen à qui je dois le jour, qui, après m'avoir enfanté, as une fois de plus fait lever la même semence et qui, de la sorte, as montré au monde des pères, frères, enfants, tous de même sang : des épousées à la fois femmes et mères - les pires hontes des mortels…
Sophocle
Œdipe roi
Ve siècle av. J.-C.
Œdipe se rend compte du caractère affreux de l'inceste, et de la confusion que cela crée dans la nature : il est en effet père et frère de ses enfants, fils et époux de sa mère.
Elle gémit sur la couche où, misérable, elle enfanta un époux de son époux et des enfants de ses enfants !
Sophocle
Œdipe roi
Ve siècle av. J.-C.
Le serviteur rapporte la réaction d'horreur de Jocaste qui ne peut supporter le crime incestueux dont elle s'est rendue coupable.
En tuant son père, Œdipe est devenu son père. Le parricide est donc à l'origine de l'inceste, à l'origine du dérèglement du monde.
Le personnage d'Œdipe, révolté, libre et artiste
La révolte d'Œdipe contre l'ordre divin
Œdipe est un personnage en révolte, comme tout héros tragique. Chez Sophocle, il remet en question l'ordre divin qui lui paraît injuste et cruel en le rejetant tout bonnement.
La question du scepticisme est ici fondamentale. Œdipe et Jocaste ne cessent d'invalider les paroles de Tirésias et de l'oracle. Jocaste parle même des devins comme des "serviteurs".
Tu verras que jamais créature humaine ne posséda rien de l'art de prédire. Et je vais t'en donner la preuve en peu de mots. Un oracle arriva jadis à Laïos, non d'Apollon lui-même, mais de ses serviteurs.
Sophocle
Œdipe roi
Ve siècle av. J.-C.
Jocaste se moque ici de Tirésias, et affirme à Œdipe que les devins et les oracles n'ont pas de véritable connaissance de la volonté divine.
Œdipe ne remet pas en cause les dieux, mais l'ordre divin : les dieux ne s'adressent pas directement aux hommes, ils utilisent des intermédiaires. Mais comment et pourquoi faire confiance à ces devins et oracles qui sont aussi des hommes ? Œdipe accuse ainsi très franchement Tirésias de vénalité.
S'il est vrai que, pour ce pouvoir, Thèbes m'a mis elle-même en main, sans que je l'aie, moi, demandé jamais, Créon, le loyal Créon, l'ami de toujours, cherche aujourd'hui sournoisement à me jouer, à me chasser d'ici, et qu'il a pour cela suborné ce faux prophète, ce grand meneur d'intrigues, ce fourbe charlatan, dont les yeux sont ouverts au gain, mais tout à fait clos pour son art.
Sophocle
Œdipe roi
Ve siècle av. J.-C.
Œdipe se montre ici particulièrement violent et insultant à l'égard de Tirésias, dans une énumération de périphrases : "ce faux prophète, ce grand meneur d'intrigues, ce fourbe charlatan".
Le chœur dénonce ce manque de confiance.
Ainsi donc on tient pour caducs et l'on prétend abolir les oracles rendus à l'antique Laïos ! Apollon se voit privé ouvertement de tout honneur. Le respect des deux s'en va.
Sophocle
Œdipe roi
Ve siècle av. J.-C.
Le chœur condamne les insultes portées aux oracles et aux devins.
Dans le film, Œdipe est particulièrement révolté. Il refuse constamment d'écouter les autres, et se montre très violent à plusieurs reprises. Pasolini en fait un personnage en révolte contre tout, pas seulement contre les dieux. Il refuse qu'on le remette en question, qu'on l'affronte.
Au moment du meurtre, Œdipe court sur les routes en hurlant, il veut lutter coûte que coûte. La scène est longue, il n'y a pas de parole, seulement des regards et des cris. Œdipe semble trouver du plaisir dans cette révolte, il rit de sa victoire.
La liberté d'Œdipe
Le héros tragique est face à une problématique, celle de sa liberté. La tragédie pose la question suivante : Œdipe est-il libre ?
Dans la pièce, la possibilité de la liberté semble exister :
- Œdipe agit, il ne reste pas passif. Il décide de sauver la ville, il cherche le meurtrier de Laïos. Si les dieux exigent que le coupable soit puni, Œdipe est toutefois celui qui lance vraiment les recherches, qui mène l'enquête.
- Il se montre têtu et déterminé, ne s'arrêtant jamais dans sa quête, même quand Jocaste le lui demande. Ce n'est pas simplement pour lui-même. Il a promis à son peuple qu'il le libérerait de la peste. Il accorde de l'importance à cette promesse qui engage son honneur.
- L'automutilation d'Œdipe est la marque la plus flagrante de sa liberté. Les dieux n'ont pas exigé cette souffrance. Œdipe s'inflige seul ce mal, comme le précise le chœur.
Parmi les malheurs, les plus affligeants ne sont-ils pas ceux justement qui sont nés d'un libre choix ?
Sophocle
Œdipe roi
Ve siècle av. J.-C.
Œdipe cherche à fuir sa condition de "jouet du destin". Il cherche à exercer sa liberté. Quand le destin le rattrape, il choisit sa punition.
Le carrefour ou la marque du destin
Le héros tragique a eu le choix à un moment, mais il a fait le mauvais. Dans la pièce comme dans le film, l'idée du choix est symbolisée par le carrefour, lieu où se joue le destin. Le chemin est la métaphore du choix. Œdipe doit choisir un chemin. Dans le film toutefois, lorsqu'il arrive à des croisements, il préfère se cacher les yeux et tourner sur lui-même. Il prend ainsi une route au hasard.
Le carrefour est aussi le lieu où la tragique destinée d'Œdipe s'accomplit. C'est là qu'il va tuer son père.
Ô double chemin ! val caché ! bois de chênes ! ô étroit carrefour où se joignent deux routes !
Sophocle
Œdipe roi
Ve siècle av. J.-C.
Œdipe se lamente de la sorte à la fin de la pièce, en revenant au carrefour. L'idée de "double", soulignée par l'utilisation ensuite de "deux", montre bien que le carrefour est le lieu du choix, le lieu du destin. C'est un endroit mystérieux où la destinée d'Œdipe s'est jouée.
Dans le film, le croisement est le lieu à la fois du destin et de la liberté personnelle. Œdipe fait un choix paradoxal, mais un choix tout de même : il laisse justement le destin choisir à sa place. Il place ses mains sur ses yeux, tourne sur lui-même, et choisit le chemin sur lequel il tombe en ouvrant les yeux. Par trois fois, le hasard lui indique Thèbes, et Œdipe suit cette route.
La métamorphose d'Œdipe
Le héros tragique doit accepter sa condition, sa destinée. À la fin de la pièce et du film, Œdipe est un homme métamorphosé, profondément changé. Il accepte enfin sa véritable identité. C'est la naissance d'un nouvel Œdipe. Il est résigné, mais aussi apaisé.
Après s'être emporté contre le serviteur, l'acteur du film devient tout à coup calme, ce qui contraste hautement avec son attitude révoltée et violente pendant toute la durée du film. Il semble avoir gagné la sérénité.
Pasolini invente une nouvelle scène qu'il fait jouer à Œdipe. Après avoir quitté les champs du berger de Laïos, il retourne dans la Cité. La caméra le filme de dos tandis qu'il monte les marches du palais. Par deux fois, il regarde la fenêtre de la chambre qu'il partage avec Jocaste. Il déclare alors que tout est terminé.
Maintenant tout est clair… Voulu, non pas imposé par le destin.
Pier Paolo Pasolini
Œdipe roi
1968
Œdipe est énigmatique à la fin du film. Il semble nier la part du destin dans sa tragédie. Ce qu'il affirme ici, c'est qu'il est responsable de son propre malheur. C'est lui qui a voulu tuer son père, c'est lui qui a voulu épouser sa mère, même s'il ignorait qu'ils étaient ses parents.
L'artiste au sein de la Cité
Dans le film, la condition du héros tragique est associée à celle de l'artiste. Le héros de Pasolini est tragique et moderne. C'est un enfant jalousé par le père qui le voit comme un rival le privant de l'amour de sa femme.
À la fin du film, Œdipe est transformé en mendiant dans une banlieue industrielle, rejeté du monde social. On le regarde avec indifférence. Œdipe devient alors une figure de l'artiste moderne. Il est un double de Pasolini. L'épilogue est une façon de traiter de l'isolement de l'artiste, qui supporte toutes les misères des hommes pour leur bien.
Œdipe s'est aveuglé pour sauver les autres, mais les hommes semblent se moquer de cette mutilation. Sur le parvis de l'église, Œdipe joue de la flûte, mais les touristes qui le regardent paraissent indifférents à son sort.