Sommaire
IUne esthétique plurielleAUne esthétique romanesque novatriceBLes différentes voix narratives et les intrigues inachevéesCLes différents procédés de narrationDLes différents genres romanesquesIIUne nouvelle réflexion sur la littératureALa place et le rôle de l'écrivainBLa place du lecteurDans Les Faux-Monnayeurs, André Gide repense le genre romanesque. Il propose une esthétique plurielle reposant sur la démultiplication des intrigues, des personnages, des voix narratives, des procédés littéraires et des genres. Rejetant les esthétiques du XIXe siècle, André Gide propose une nouvelle théorie romanesque où la place de l'écrivain est repensée : il est celui qui questionne, celui qui fait douter le lecteur et qui se pose des questions sur la littérature. Surtout, il offre au lecteur une position centrale dans l'acte de création littéraire.
Une esthétique plurielle
Une esthétique romanesque novatrice
Dans le Journal des Faux-Monnayeurs, on trouve divers principes élaborés par André Gide qui permettent de montrer qu'il a bien pensé son projet romanesque. Les plus importants sont les suivants :
- "Ne jamais exposer d'idées qu'en fonction des tempéraments et des caractères"
- Multiplier les points de vue
- Éviter le "récit impersonnel"
- S'appuyer sur les conversations des personnages
- Comporter des accents autobiographiques
- Défier les conventions narratives
- Défier le conformisme
- Exalter la liberté et le désir
Le projet romanesque d'André Gide s'inscrit dans une opposition aux esthétiques du XIXe siècle et aux conventions romanesques traditionnellement associées au roman. Il rejette :
- Les longues descriptions
- L'accumulation de détails
- Les longues interventions du narrateur
- La caractérisation poussée des personnages
- La nécessité de fondement dans les réactions des personnages
Je tiens pour politesse de ne point guider trop le lecteur, et je ne l'estime pas incapable de deviner rien par lui-même de ces secrets motifs que le romancier, trop souvent à mon gré, croit de son devoir d'exposer, fatigant et rebutant le lecteur.
André Gide
Journal des Faux-Monnayeurs
1926
André Gide se moque ici de l'esthétique réaliste.
Il est à noter qu'André Gide fait preuve d'un certain réalisme dans son roman. On retrouve ainsi :
- La description des milieux sociaux (le monde de la justice avec Profitendieu et Molinier, le monde des lettres avec Édouard et Passavant)
- La reprise de faits divers ou événements réels (naufrage du Bourgogne, trafic de fausse monnaie)
- La mention aux noms de lieux réels (rue Notre-Dame-des-Champs, rue de Babylone, rue Saint-Placide, rue du Bac)
S'il rejette les esthétiques du XIXe siècle, André Gide s'inspire du classicisme. Dans le Journal, il fait ainsi référence avec admiration aux auteurs suivants :
- Madame de Lafayette
- Molière
- Jean Racine
- Fénelon
- Pascal
Comme eux, il souhaite condenser sa réflexion, c'est ce qu'on appelle l'art de la litote : faire entendre le plus en disant le moins. Le style d'André Gide s'en ressent :
- Il est court et précis.
- Il est parsemé de vieilles expressions.
- Il est parfois précieux.
Parfois, il semble même écrire des maximes, comme La Rochefoucauld.
Un exemple de phrase s'apparentant à une maxime dans le roman : "Toute recherche oblige."
Les différentes voix narratives et les intrigues inachevées
Je voudrais que les événements ne fussent jamais racontés directement par l'auteur, mais plutôt exposés (et plusieurs fois sous des angles divers) par ceux des acteurs sur qui ces événements auront eu quelque influence.
André Gide
Journal des Faux-Monnayeurs
1926
Dans cette entrée du 21 novembre 1921, André Gide expose son projet de multiplier les différentes voix narratives.
Le roman repose sur une multiplicité de voix narratives. C'est un roman polyphonique. Il y a également une multiplicité d'intrigues.
Polyphonie narrative
La polyphonie narrative est le fait de faire prendre en charge le récit par plusieurs narrateurs dont les analyses, les regards se croisent et s'entremêlent.
Les romans épistolaires sont construits sur une polyphonie narrative, à l'image des Liaisons dangereuses écrit par Choderlos de Laclos au XVIIIe siècle.
Chez Gide, la polyphonie s'oppose à la narration traditionnelle, prise en charge par un narrateur clairement identifié et unique. Elle rend le récit plus complexe, plus riche mais également un peu obscur.
Dès le début du roman, on trouve ainsi un entrecroisement entre la voix du narrateur extérieur et le monologue intérieur de Bernard. André Gide alterne d'ailleurs style direct et style indirect pour souligner cette alternance.
"C'est le moment de croire que j'entends des pas dans le corridor", se dit Bernard. Il releva la tête et prêta l'oreille. Mais non : son père et son frère aîné étaient retenus au Palais ; sa mère en visite ; sa sœur à un concert ; et quant au puîné, le petit Caloub, une pension le bouclait au sortir du lycée chaque jour.
André Gide
Les Faux-Monnayeurs
1925
La première phrase correspond à du discours direct alors que "Mais non" est du discours indirect.
Dans le roman, chaque personnage peut devenir narrateur. C'est d'ailleurs pourquoi Passavant dit à Lady Griffith : "C'est vous qui devriez écrire des romans." Les personnages suivants racontent des récits, par lettre, dialogue, carnet ou d'autres moyens encore :
- Le narrateur
- Bernard
- Olivier
- Passavant
- Édouard
- Le pasteur
- Vincent
- Mme Sophroniska
- Douviers
- Molinier
- Azaïs
- Lady Griffith
- Armand
Les voix narratives sont multiples, et les intrigues également. Le plus étonnant est d'ailleurs qu'elles restent inachevées :
- Vincent est apparemment l'assassin de Lilian mais Olivier ne semble pas reconnaître son frère dans "cet étrange garçon" décrit dans la lettre. Le mystère demeure donc.
- Laura retourne à Londres avec son mari laissant le lecteur se poser des questions sur son parcours.
- Madame Profitendieu quitte son mari alors que le narrateur écrivait : "Elle voudrait elle aussi s'enfuir mais elle ne le fera pas."
La fin même du roman est ouverte, la dernière phrase étant : "Je suis bien curieux de connaître Caloub."
Ainsi, l'esthétique de Gide repose sur la pluralité et la multiplication des personnages, des fils narratifs et des points de vue.
(Le cœur de Bernard bondit également en lisant ces lignes, et toute cette histoire commence de l'intéresser prodigieusement.)
André Gide
Les Faux-Monnayeurs
1925
Cet extrait correspond à une intervention du narrateur, notée entre parenthèses.
Les différents procédés de narration
Les voix narratives sont plurielles et la façon de raconter les histoires également. André Gide utilise de nombreux procédés dans son roman :
- La correspondance / les lettres
- Le monologue intérieur
- Le commentaire du narrateur
- Le dialogue
- Le monologue
- Le carnet de note
- Le journal intime
- Le billet
- La dédicace
Le procédé du journal intime est le plus exploité, et particulièrement celui d'Édouard. Il correspond à quinze chapitres sur les quarante-trois que comptent le roman, et il est de plus en plus présent à mesure que la fin approche. Au début, André Gide justifie l'utilisation du journal d'Édouard par le fait que Bernard lui a volé pour le lire. Par la suite, il ne donne plus de justification.
À la lecture même du roman, le lecteur découvre des formes différentes. L'esthétique n'est pas unique, elle prend la forme de monologues ou de dialogues théâtraux, de journaux, de lettres, etc.
On remarque que, souvent, les procédés narratifs choisis permettent de dévoiler quelque chose : les lettres racontent des faits ignorés, elles sont parfois lues par des personnes à qui elles n'étaient pas destinées ; les journaux sont subtilisés et lus par d'autres que leurs auteurs. Le roman repose sur la découverte de secrets, sur les révélations.
Les différents genres romanesques
L'esthétique plurielle du roman passe également par la multiplication des genres, ou plutôt l'impossibilité de définir le genre des Faux-Monnayeurs. En effet, il peut être vu comme :
- Un roman d'aventures : André Gide multiplie les révélations, celle de la bâtardise de Bernard ouvrant d'ailleurs le roman. Il raconte ensuite une fugue, un vol, un suicide, des nuits d'amour et des rencontres multiples.
- Un roman policier : une des intrigues suit une société secrète de malfaiteurs et l'enquête sur le trafic de fausse monnaie.
- Un roman d'amour : les liaisons entre les différents personnages sont centrales dans le roman. Les différents protagonistes changent de partenaires, se déchirent et se réconcilient.
- Un roman d'apprentissage : Bernard et Olivier évoluent au cours du roman, ils passent à l'âge adulte.
- Un roman métaphysique : André Gide pose des questions philosophiques notamment sur la liberté de l'Homme ou la religion avec l'apparition de l'ange.
- Un roman d'idées : le roman foisonne de réflexions sur la morale, la politique, l'art, les relations humaines, etc.
- Un roman du roman : André Gide pose tout au long du récit la question de ce qu'est un roman et de la façon dont on le rédige.
Une nouvelle réflexion sur la littérature
La place et le rôle de l'écrivain
Inquiéter, tel est mon rôle.
André Gide
Journal des Faux-Monnayeurs
1925
Le roman propose une réflexion sur la littérature, sur le genre romanesque et son esthétique, mais également sur le rôle de l'écrivain. Pour André Gide, écrire consiste à s'interroger et interroger. L'écrivain pose des questions mais ne doit pas donner de réponses. Il fait naître le doute dans l'esprit de lecteur, le pousse à regarder le monde différemment :
- Il l'interpelle.
- Il le dérange.
- Il le sollicite.
André Gide rejette l'idée du roman comme grande fresque romanesque. Sa réflexion sur la littérature le pousse à une quête du dépouillement. Il cherche un idéal de pureté. Cet idéal est atteint lorsque l'auteur parvient à faire réfléchir le lecteur : l'écrivain a le rôle de pousser à la réflexion.
Dans Les Faux-Monnayeurs, on trouve surtout des questionnements sur :
- L'envie de l'écrivain d'atteindre le roman pur : "Rien n'a pour moi d'existence, que poétique (et je rends à ce mot son plein sens) - à commencer par moi-même."
- Le rapport de l'écrivain au temps : comment l'écrivain peut-il écrire, comment peut-il trouver le temps, comment peut-il ne pas changer d'avis au cours du temps, etc.
- Le rapport de l'écrivain au réel : l'auteur doit-il ou non s'inspirer du réel ? Peut-il en être autrement ?
Tout ce que je vois, tout ce que j'apprends, tout ce qui m'advient depuis quelques mois, je voudrais le faire entrer dans ce roman, et m'en servir pour l'enrichissement de la touffe.
André Gide
Journal des Faux-Monnayeurs
1926
André Gide met en scène deux écrivains dans son roman qui représentent deux aspects de la littérature :
- Passavant qui n'aime que le prestige, n'a aucune idée personnelle, est un commerçant voire un colporteur.
- Édouard qui aime la vie, est un créateur un véritable écrivain et artiste.
Édouard a double statut du romancier et du personnage de roman. Sa position particulière en fait un bon exemple du rôle de l'écrivain selon André Gide. Il lui fait écrire : "Quoique je dise ou fasse, toujours une partie de moi reste en arrière, qui regarde l'autre se compromettre, qui se fiche d'elle et la siffle, et qui l'applaudit."
Pour André Gide, le roman a forcément des accents autobiographiques. C'est notamment pourquoi le journal d'Édouard est parfois une reprise à l'identique de son propre journal. L'écrivain se nourrit du réel, mais surtout de son propre réel, de son propre vécu.
Le rôle de l'écrivain, de l'artiste en général, est de styliser la réalité. André Gide parle de "juxtaposer" et d'"imbriquer" les différents éléments du réel et de la fiction. Ainsi, Les Faux-Monnayeurs devient tout à la fois une critique du roman traditionnel et une réflexion sur ce que pourraient être le roman et l'écrivain.
De tout ce que j'écrivais hier, rien n'est vrai. Il reste ceci : que la réalité m'intéresse comme une matière plastique ; et j'ai plus de regard pour ce qui pourrait être, infiniment plus que pour ce qui a été. Je me penche vertigineusement sur les possibilités de chaque être et pleure tout ce que le couvercle des mœurs atrophie."
André Gide
Les Faux-Monnayeurs
1925
La place du lecteur
Ne pas amener trop au premier plan - ou du moins pas trop vite - les personnages les plus importants, mais les reculer, au contraire, les faire attendre. Ne pas les décrire, mais faire en sorte de forcer le lecteur à les imaginer comme il sied.
André Gide
Journal des Faux-Monnayeurs
1926
André Gide souhaite que le lecteur participe au projet romanesque. Il lui offre une certaine liberté et s'intéresse au jugement qu'il peut porter sur l'œuvre. En refusant de tout lui dévoiler, il en appelle à son intelligence et à son esprit critique. En lui refusant la simplicité, il le pousse à devenir actif face à la création romanesque, voire même à y participer.
La quête du roman pur de Gide passe par la position qu'il entend donner au lecteur. En enlevant au roman tout ce qui l'alourdit il souhaite le mettre au cœur de l'œuvre, dans un dialogue avec l'auteur. En démultipliant les intrigues, les genres, les esthétiques, il souhaite démultiplier le lecteur lui-même qui est poussé à se représenter le texte et à en devenir l'interprète.