Sommaire
ILa naissance d'une parole séductrice dès l'AntiquitéALes effets de la parole séductriceBLa méfiance des philosophes envers la parole séductriceIILe discours amoureux : un exemple de discours séducteurAL'apprentissage du discours amoureux dans l'AntiquitéBLe fin'amor ou l'amour courtois au Moyen ÂgeCLe discours amoureux comme carpe diem à la RenaissanceDLe discours amoureux comme parole manipulatriceIIIL'âge classique : une parole séductrice pour instruireAL'importance de la clarté du discoursBLes outils stylistiquesCPlacere et docere : une parole séductrice et didactiqueLa parole permet de séduire. En effet, maîtriser un discours, c'est être capable de convaincre et de persuader les autres. Dès l'Antiquité, les grands philosophes et les poètes parviennent à séduire l'auditoire par l'efficacité de leurs discours ou par l'utilisation de procédés qui touchent et savent émouvoir. Le discours amoureux est l'exemple même d'une parole séductrice, qui vise à séduire l'autre. Cette parole peut devenir manipulatrice. À l'âge classique, la parole se doit d'être séductrice mais dans un but bien précis : instruire.
La naissance d'une parole séductrice dès l'Antiquité
Dès l'Antiquité, les philosophes et les poètes séduisent leurs interlocuteurs par la parole. En effet, ils maîtrisent l'art de bien parler et d'émouvoir. Ainsi, ils parviennent à toucher les personnes auxquelles ils s'adressent grâce à leur maîtrise impeccable de l'art oratoire. Cependant, certains philosophes mettent en garde contre ces pouvoirs séducteurs.
Les effets de la parole séductrice
La parole peut être séductrice, dans le sens où elle séduit celui qui écoute, elle le convainc, elle le touche. Ainsi, la maîtrise de la parole par certains philosophes antiques rend une quelconque opposition impossible, on ne sait pas quoi répondre. Dans les récits épiques, les héros savent émouvoir par le récit de leurs aventures, ils suscitent l'affection, la pitié ou l'amour.
Ménon fait remarquer à Socrate qu'il maîtrise si bien la parole qu'on ne sait pas quoi répondre.
« Et tu me sembles, s'il est possible de plaisanter un peu, être tout à fait ressemblant, pour ce qui est de la forme et de tout le reste, à cette large torpille de mer. Et en effet cette dernière fait s'engourdir toute personne qui s'en approche et la touche, et tu me sembles en ce moment m'avoir mis dans un engourdissement semblable. Car en vérité moi, que ce soit mon esprit ou ma bouche, je suis engourdi, et je n'ai rien à te répondre. Et pourtant, mille fois j'ai prononcé des discours sur la vertu et face à des foules, et de fort beaux, à ce qu'il me semblait du moins ; mais en ce moment, je ne peux absolument pas dire ce que c'est. »
Platon
Le Ménon, trad. Émile Chambry
Dans cet extrait, Ménon compare Socrate à une torpille, un poisson qui électrise tous ceux qui le touchent. Socrate paralyse d'embarras les autres hommes avec ses questions, ils se sentent ignorants. Socrate parvient à séduire Ménon grâce à sa maîtrise de la rhétorique, qui le laisse sans voix.
La parole permet de capter l'auditoire, de lui raconter des histoires et de le convaincre. Socrate est le philosophe qui maîtrise la parole par excellence, et qui parvient à séduire les autres, à les convaincre. Il pose de nombreuses questions qui poussent à l'admiration, puisqu'il sait toujours comment répondre, il a toujours quelque chose à ajouter, il réfléchit à tout. Il séduit également par sa force de conviction, notamment lors de son procès.
« Ce sont ces enquêtes, Athéniens, qui ont soulevé contre moi tant de haines si amères et si redoutables, et c'est de ces haines que sont venues tant de calomnies et cette renommée de sage qu'on m'a faite ; car ceux qui m'entendent s'imaginent toujours que je sais les choses sur lesquelles je démasque l'ignorance des autres. Mais il y a bien des chances, juges, que le dieu soit réellement sage et que par cet oracle il veuille dire que la sagesse humaine n'est pas grand-chose ou même qu'elle n'est rien. Et s'il a nommé Socrate, il semble bien qu'il ne s'est servi de mon nom que pour me prendre comme exemple. C'est comme s'il disait : « Le plus sage d'entre vous, hommes, c'est celui qui a reconnu comme Socrate que sa sagesse n'est rien. » Voilà pourquoi aujourd'hui encore je vais partout, enquêtant et questionnant tous ceux des citoyens et des étrangers qui me paraissent être sages ; et, quand je découvre qu'ils ne le sont pas, je me fais le champion du dieu, en leur démontrant qu'ils ne sont pas sages. Ainsi occupé, je n'ai jamais eu le loisir de m'intéresser sérieusement aux affaires de la ville ni aux miennes, et je vis dans une pauvreté extrême, parce que je suis au service du dieu. »
Platon
Apologie de Socrate, IX, trad. Émile Chambry
Socrate use de paroles séductrices lorsqu'il comparaît devant le tribunal de la cité pour corruption de la jeunesse et invention de nouveaux dieux. Socrate a alors soixante-dix ans, il ne cherche pas à présenter d'excuses ou à admettre ses fautes, il préfère défendre sa conduite. Condamné à mort, il mène une défense implacable et séduit une partie de son auditoire en évoquant la pratique de la philosophie.
Dans les récits épiques, les héros mythologiques maîtrisent l'art de séduire grâce à la connaissance parfaite des techniques de la rhétorique. Le premier séducteur par la parole est sans doute Orphée, le poète. Selon la légende, il manie aussi bien la musique que le chant. Il parvient à séduire le dieu des Enfers qui lui rend Eurydice, sa femme qui était morte. La poésie d'Orphée touche le dieu des Enfers.
« Ô divinités de ce monde souterrain où retombe tout ce qui naît pour mourir, souffrez que laissant les détours d'une éloquence artificieuse, je parle avec sincérité. Non, ce n'est pas pour voir le ténébreux Tartare que je suis descendu sur ces bords. Non, ce n'est pas pour enchaîner le monstre dont la triple tête se hérisse des serpents de méduse. Ce qui m'attire, c'est mon épouse. Une vipère, que son pied foula par malheur, répandit dans ses veines un poison subtil, et ses belles années furent arrêtés dans leur cours. J'ai voulu me résigner à ma perte ; je l'ai tenté, je ne le nierai pas : l'Amour a triomphé. L'Amour ! il est bien connu dans les régions supérieures. L'est-il de même ici, je l'ignore : mais ici même je le crois honoré, et si la tradition de cet antique enlèvement n'est pas une fable, vous aussi, l'Amour a formé vos nœuds. Oh ! par ces lieux pleins de terreur, par ce chaos immense, par ce vaste et silencieux royaume, Eurydice !... de grâce, renouez ses jours trop tôt brisés ! Voici notre dernière demeure, et vous tenez le genre humain sous votre éternel empire. Qu'elle vive ! c'est la seule faveur que je demande. »
Ovide
Les Métamorphoses, X, trad. Louis Puget
Grâce à sa parfaite maîtrise de la parole, Orphée parvient à séduire le dieu des Enfers, qui accepte de lui rendre sa bien-aimée. La ponctuation expressive (utilisation de points de suspension et de points d'exclamation) souligne qu'Orphée est dévasté. Il utilise des onomatopées (« Oh ! ») qui expriment la supplication. Il parvient à attendrir le dieu des Enfers.
Dans l'Iliade, Priam parvient à émouvoir Achille qui vient de tuer son fils Hector.
« Souviens-toi de ton père, Achille pareil aux dieux. Il a mon âge ; il est, tout comme moi, au seuil maudit de la vieillesse. Des voisins l'entourent, qui le tourmentent sans doute, et personne près de lui, pour écarter le malheur, la détresse ! Mais il a, du moins, lui, cette joie au cœur, qu'on lui parle de toi comme d'un vivant, et il compte chaque jour voir revenir son fils de Troie. Mon malheur, à moi, est complet. J'ai donné le jour à des fils, qui étaient des braves, dans la vaste Troie : et je songe que d'eux aucun ne m'est resté. Ils étaient cinquante, le jour où sont venus les fils des Achéens [...] Le seul qui me restait, pour protéger la ville et ses habitants, tu me l'as tué hier, défendant son pays - Hector. C'est pour lui que je viens aux nefs des Achéens, pour te le racheter. Je t'apporte une immense rançon. Va, respecte les dieux, Achille, et, songeant à ton père, prends pitié de moi. Plus que lui encore, j'ai droit à la pitié ; j'ai osé, moi, ce que jamais encore n'a osé mortel ici-bas : j'ai porté à mes lèvres les mains de l'homme qui m'a tué mes enfants. »
Homère
Iliade, XXIV, trad. Philippe Jaccotet
Priam implore Achille de lui rendre le corps de son fils Hector. Ayant prononcé ce discours, Priam provoque les larmes d'Achille grâce à la comparaison entre lui-même et le père du héros. De fait, la séduction a parfaitement fonctionné et il lui rend la dépouille d'Hector.
Dans l'Odyssée, Ulysse parvient à séduire la belle Nausicaa et son peuple à travers le récit de son long périple. Il suscite la pitié de son auditoire avec un discours émouvant et ses propres larmes.
« Voilà ce que chantait l'illustre aède ; Ulysse faiblit, des pleurs coulaient de ses paupières sur ses joues ; Comme une femme pleure son époux en l'étreignant, qui est tombé devant sa cité et son peuple en défendant sa ville et ses enfants du jour fatal et, le voyant mourant et convulsé, jetée sur lui, pousse des cris aigus. »
Homère
Odyssée, trad. Philippe Jaccotet
La méfiance des philosophes envers la parole séductrice
Dès l'Antiquité, certains philosophes se méfient de la parole séductrice et plus particulièrement des poètes, qui sont considérés comme des manipulateurs oratoires.
Ainsi, Platon incite à censurer les larmes des héros homériques. Il condamne en effet la poésie pour des raisons morales et pédagogiques.
« La poésie est un art d'illusionnisme, la poésie est un art d'impressionnisme. À ces deux titres, elle est une force de perversion ».
Platon
La République
« Si tu considères que cet élément de l'âme que, dans nos propres malheurs, nous contenons par force, qui a soif de larmes et voudrait se rassasier largement de lamentations est précisément celui que les poètes s'appliquent à satisfaire et à réjouir ; et que, d'autre part, l'élément le meilleur de nous-mêmes, n'étant pas suffisamment formé par la raison et l'habitude, se relâche de son rôle de gardien vis-à-vis de cet élément porté aux lamentations, sous prétexte qu'il est simple spectateur des malheurs d'autrui, que pour lui il n'y a point de honte, si un autre qui se dit homme de bien verse des larmes mal à propos, à le louer et à le plaindre, qu'il estime que son plaisir est un gain dont il ne souffrirait pas de se priver en méprisant tout l'ouvrage. »
Platon
La République, X, trad. Robert Baccou
Dans cet extrait, Platon invite à refuser tout ouvrage qui met trop en avant les larmes des personnages. Il se méfie de la parole qui émeut, il pense qu'elle s'adresse avant tout aux émotions et non à l'intelligence, c'est donc une parole dangereuse.
Le discours amoureux : un exemple de discours séducteur
Le discours amoureux est l'exemple par excellence de la parole séductrice, du discours qui séduit. Dans l'Antiquité, il existe des traités pour apprendre à maîtriser un discours amoureux permettant de séduire l'être aimé. Du Moyen Âge à la Renaissance, le discours amoureux évolue. Durant la période médiévale, l'amour courtois ou fin'amor met en avant l'amour entre le chevalier et la dame, lesquels se doivent respect et honnêteté. À la Renaissance, le discours amoureux sert à valoriser la dame aimée et à la pousser à se donner. Le poète célèbre la beauté de celle qu'il tente de séduire. De tout temps, le discours amoureux a aussi pu être un discours manipulateur et trompeur.
L'apprentissage du discours amoureux dans l'Antiquité
Dès l'Antiquité, le discours amoureux est enseigné, on éduque à la séduction. Le discours amoureux est avant tout un discours séducteur, un discours qui permet de charmer l'autre. Il est à destination des hommes et des femmes.
Ainsi, L'Art d'aimer d'Ovide se présente comme un livre de séduction. Dans le premier tome, le poète explique comment engager une conversation auprès d'une femme pour être certain d'obtenir ses faveurs. Le deuxième tome est un prolongement du premier tome, tandis que le troisième tome s'adresse directement aux femmes, leur indiquant comment séduire par la parole.
« Si parmi vous, Romains, quelqu'un ignore l'art d'aimer, qu'il lise mes vers ; qu'il s'instruise en les lisant, et qu'il aime. Aidé de la voile et de la rame, l'art fait voguer la nef agile ; l'art guide les chars légers : l'art doit aussi guider l'amour. […] Maintenant, je vais t'apprendre par quel art tu captiveras celle qui t'a charmé ; c'est ici le point la plus important de mes leçons. »
Ovide
L'Art d'aimer, I, trad. M. Heguin de Guerle
Ici, Ovide affirme que l'on peut apprendre le discours amoureux. Ce discours permet de « charmer ». L'art de séduire est une « leçon » aussi importante que les autres.
Le fin'amor ou l'amour courtois au Moyen Âge
Au Moyen Âge, la fin'amor (« l'amour courtois ») se développe. L'amour courtois est souvent un amour entre une dame et un chevalier. L'un et l'autre doivent se jurer fidélité et respect. En général, les deux personnages ne sont pas mariés.
Fin'amor
La fin'amor ou amour courtois est une expression qui apparaît au Moyen Âge, au XIIe siècle, et qui désigne une manière d'aimer entre une dame et un homme. Cette conception de l'amour repose sur le sens de l'honneur, le serment partagé entre la dame et son amant et la noblesse des sentiments.
« D'eux il en fut ainsi que du chèvrefeuille qui s'était pris au coudrier. Lorsqu'il y est bien enlacé et roulé autour du bois, ensemble ils peuvent bien durer ; mais si on les sépare, le coudrier meurt bientôt et le chèvrefeuille également. — Belle amie, il en est de même de nous : ni vous sans moi, ni moi sans vous. »
Marie de France
Le Lai du chèvrefeuille, trad. Paul Tuffrau
Ici, les deux amants répondent aux codes de l'amour courtois puisqu'ils s'aiment d'un amour réciproque. Dans cet extrait, ils sont comparés au chèvrefeuille et au coudrier, qui ne peuvent être séparés une fois qu'ils sont enlacés.
Tristan et Iseult est un célèbre récit d'amour dans lequel Tristan, chevalier, tombe fou amoureux de la dame Iseult, qui l'aime également passionnément. Les deux se jurent un amour éternel, bien qu'ils épousent tous les deux d'autres personnages.
Le discours amoureux comme carpe diem à la Renaissance
À la Renaissance, le discours amoureux prend surtout la forme de poèmes comme le blason ou le sonnet. Le poète cherche à persuader une dame de se donner à son amant. C'est l'homme qui célèbre la femme, et particulièrement son corps. Les poètes défendent l'idée du « carpe diem » : il faut vivre l'amour au jour le jour.
Au Moyen Âge, la forme du blason est privilégiée. Ce type de poème célèbre une partie du corps féminin.
« Tétin refait, plus blanc qu'un œuf,
Tétin de satin blanc tout neuf,
Toi qui fais honte à la rose
Tétin plus beau que nulle chose,
Tétin dur, non pas tétin voire
Mais petite boule d'ivoire
Au milieu duquel est assise
Une fraise ou une cerise
Que nul ne voit, ne touche aussi,
Mais je gage qu'il en est ainsi. »
Clément Marot
« Du beau tétin »
Dans ce blason, Clément Marot célèbre la beauté du sein féminin pour séduire la femme aimée.
On trouve également la forme du sonnet, poème d'amour par excellence.
« Quand vous serez bien vieille, au soir à la chandelle,
Assise auprès du feu, dévidant et filant,
Direz chantant mes vers, en vous émerveillant :
« Ronsard me célébrait du temps que j'étais belle. »
[…]
Regrettant mon amour et votre fier dédain.
Vivez, si m'en croyez, n'attendez à demain :
Cueillez dès aujourd'hui les roses de la vie. »
Pierre de Ronsard
Sonnets pour Hélène
1578
Dans ce sonnet, Ronsard s'adresse à Hélène de Surgères. Il lui explique ce qui lui arrivera si elle refuse ses avances. Il lui indique qu'ils doivent profiter de chaque instant ensemble, c'est ce que l'on appelle le carpe diem.
On séduit l'autre pour goûter avec lui aux joies que permet le présent : c'est l'idée du « carpe diem ».
Carpe diem
Carpe diem est une expression latine, empruntée à Horace dans l'un de ses poèmes, qui signifie « cueille le jour ». Il s'agit d'une manière de concevoir chaque jour comme s'il était le dernier que nous avons à vivre sur terre. Durant la Renaissance, Ronsard reprend ces mots pour convaincre sa dame d'accéder à ses désirs.
Le discours amoureux comme parole manipulatrice
Le discours amoureux peut également se montrer manipulateur, et ce depuis la nuit des temps. Depuis l'Antiquité jusqu'à nos jours, dans de nombreux récits, on trouve des exemples de discours amoureux utilisés pour manipuler, tromper, attirer. Le discours amoureux est utilisé dans le but d'obtenir ce que l'on veut.
Dans la Bible, Ève est victime de la parole séductrice du serpent.
« Vous ne mourrez point ; car Dieu sait que, du jour où vous en mangerez, vos yeux seront dessillés, et vous serez comme Dieu, connaissant le bien et le mal.
La femme vit que l'arbre était bon comme nourriture, qu'il était attrayant à la vue et précieux pour l'intelligence ; elle cueillit de son fruit et en mangea, puis en donna à son époux, et il mangea.
Leurs yeux à tous deux se dessillèrent, et ils connurent qu'ils étaient nus. »
La Bible, Genèse 3:1
Dans la Bible, le serpent parvient à charmer Ève grâce à ses paroles. Ève trouve tout à coup que l'arbre est attrayant, elle est attirée par lui.
Dans l'Odyssée, les sirènes tentent de séduire les hommes par leur chant pour les dévorer.
« Quand, dans sa course rapide, le vaisseau n'est plus éloigné du rivage que de la portée de la voix et qu'il ne peut plus échapper aux regards des Sirènes, ces nymphes font entendre ce chant mélodieux : « Viens, Ulysse, viens, héros fameux, toi la gloire des Achéens ; arrête ici ton navire et prête l'oreille à nos accents. Jamais aucun mortel n'a paru devant ce rivage sans avoir écouté les harmonieux concerts qui s'échappent de nos lèvres. Toujours celui qui a quitté notre plage s'en retourne charmé dans sa patrie et riche de nouvelles connaissances. Nous savons tout ce que, dans les vastes plaines d'Ilion, les Achéens et les Troyens ont souffert par la volonté des dieux. Nous savons aussi tout ce qui arrive sur la terre féconde. »
Odyssée, chant XII, trad. Philippe Jaccotet
C'est par un chant mélodieux et des paroles séductrices que les sirènes tentent de corrompre Ulysse et ses compagnons. Comme elles le lui expliquent, aucun homme jusqu'à présent n'a résisté à leur chant.
Dans Les Mille et Une Nuits, Shéhérazade séduit le sultan par ses récits. Elle manipule le sultan, arrêtant toujours son récit à un moment crucial, ce qui donne envie au sultan d'entendre la suite le lendemain. La parole manipulatrice permet à Shéhérazade de survivre. En effet, le sultan voulait la tuer, mais au bout de mille et une nuits, il est finalement séduit par elle et la laisse vivre.
« Mon père va me conduire chez le sultan pour être son épouse. Que cette nouvelle ne vous épouvante pas ; écoutez-moi seulement avec patience. Dès que je serai devant le sultan, je le supplierai de permettre que vous couchiez dans la chambre nuptiale, afin que je jouisse cette nuit encore de votre compagnie. Si j'obtiens cette grâce, comme je l'espère, souvenez-vous de m'éveiller demain matin une heure avant le jour, et de m'adresser ces paroles : « Ma sœur, si vous ne dormez pas, je vous supplie, en attendant le jour qui paraîtra bientôt, de me raconter un de ces beaux contes que vous savez. » Aussitôt je vous en conterai un, et je me flatte de délivrer, par ce moyen, tout le peuple de la consternation où il est. »
Les Mille et Une Nuits, trad. Antoine Galland
Dans cet extrait, Shéhérazade demande à sa sœur de l'aider à mettre au point un stratagème : il s'agit de l'aider à raconter chaque soir des contes au sultan et de s'arrêter au moment où il y a le plus de suspense pour attiser sa curiosité. C'est ainsi qu'elle parvient à le manipuler, et au bout de mille et une nuits à calmer sa colère pour se sauver la vie. Shéhérazade maîtrise l'art de manipuler par une parole séductrice.
La parole manipulatrice permet de séduire les autres et d'acquérir ce que l'on veut d'eux. C'est ce qu'affirme le personnage de la marquise de Merteuil dans Les Liaisons dangereuses.
« J'étais bien jeune encore, et presque sans intérêt : mais je n'avais à moi que ma pensée, et je m'indignais qu'on pût me la ravir ou me la surprendre contre ma volonté. Munie de ces premières armes, j'en essayai l'usage : non contente de ne plus me laisser pénétrer, je m'amusais à me montrer sous des formes différentes ; sûre de mes gestes, j'observais mes discours ; je réglais les uns et les autres, suivant les circonstances, ou même seulement suivant mes fantaisies. »
Pierre Choderlos de Laclos
Les Liaisons dangereuses, lettre 81
1782
La marquise de Merteuil rédige une longue lettre au vicomte de Valmont, dans laquelle elle présente sa personnalité. Elle explique qu'elle manipule son auditoire à travers des discours bien menés. Elle manipule les autres pour obtenir la liberté.
L'âge classique : une parole séductrice pour instruire
À l'âge classique, la parole séductrice est utilisée pour instruire. Pour les hommes de lettres (philosophes, dramaturges et auteurs) la parole doit être claire et on doit user de tous les outils stylistiques pour toucher l'auditoire et le persuader. On le séduit pour mieux l'instruire.
L'importance de la clarté du discours
À l'époque classique, le discours amoureux, comme tous les autres discours, doit être une discours clair et bien construit.
Pour séduire l'auditoire, il faut avant tout bien exprimer sa pensée. C'est ce qu'explique Boileau dans son Art Poétique. Pour émouvoir le spectateur au théâtre, il faut se conformer à des règles strictes. Un discours bien construit et clair est un discours qui séduira, il faut donc travailler son discours.
« Il est certains esprits dont les sombres pensées
Sont d'un nuage épais toujours embarrassées ;
Le jour de la raison ne le saurait percer.
Avant donc que d'écrire, apprenez à penser.
Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement,
Et les mots pour le dire arrivent aisément.
[…]
En vain vous étalez une scène savante :
Vos froids raisonnements ne feront qu'attiédir
Un spectateur toujours paresseux d'applaudir,
Et qui, des vains efforts de votre rhétorique
Justement fatigué, s'endort, ou vous critique
Le secret est d'abord de plaire et de toucher
Inventez des ressorts qui puissent m'attacher.
[…]
Qu'en un lieu, qu'en un jour, un seul fait accompli
Tienne jusqu'à la fin le théâtre rempli. »
Nicolas Boileau
L'Art poétique
1674
On remarque que Boileau exige des dramaturges de la clarté et un respect des règles dans leurs pièces de théâtre ; sans cela, ils ne parviendront pas à toucher le spectateur.
Boileau souligne qu'il travaille un écrit. Selon lui, les mécanismes tout faits ne fonctionnent pas pour séduire l'auditoire.
« C'est en vain qu'au Parnasse un téméraire auteur
Pense de l'art des vers atteindre la hauteur :
S'il ne sent point du ciel l'influence secrète,
Si son astre en naissant ne l'a formé poète,
Dans son génie étroit il est toujours captif ;
Pour lui Phébus est sourd, et Pégase est rétif.
Ô vous donc qui, brûlant d'une ardeur périlleuse,
Courez du bel esprit la carrière épineuse,
N'allez pas sur des vers sans fruit vous consumer,
Ni prendre pour génie un amour de rimer :
Craignez d'un vain plaisir les trompeuses amorces,
Et consultez longtemps votre esprit et vos forces. »
Nicolas Boileau
L'Art poétique, chant I
Il ne suffit pas d'être aidé par les muses pour écrire un texte séduisant. Boileau rappelle qu'avant toute chose, le poète doit travailler et retravailler constamment son texte. Ici, il se moque de ceux qui pensent qu'il suffit d'utiliser des rimes pour toucher l'auditoire.
Les outils stylistiques
Pour frapper le cœur de son auditoire, l'homme classique utilise tous les outils stylistiques. Il joue sur les formules, le rythme et maîtrise la ponctuation. Il emploie des figures de style au service de la persuasion comme l'hyperbole, l'euphémisme, la métaphore ou l'antithèse.
« PHÈDRE.
Mon mal vient de plus loin. À peine au fils d'Egée
Sous ses lois de l'hymen je m'étais engagée,
Mon repos, mon bonheur semblait être affermi ;
Athènes me montra mon superbe ennemi :
Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue ;
Un trouble s'éleva dans mon âme éperdue ;
Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler ;
Je sentis tout mon corps et transir et brûler ;
Je reconnus Vénus et ses feux redoutables,
D'un sang qu'elle poursuit, tourments inévitables. »
Jean Racine
Phèdre, acte I, scène 3
Racine décrit ici, avec un langage soutenu, tous les ressorts du coup de foudre. Il utilise différents outils stylistiques :
- le champ lexical de la vue : « montra », « vis », « vue », « yeux », « voyaient » ;
- une métonymie : « Athènes me montra », désigne les Athéniens et non la ville ;
- un oxymore : « transir et brûler ».
Placere et docere : une parole séductrice et didactique
L'objectif des auteurs classiques est de plaire tout en instruisant grâce à une parole séduisante. La devise classique est ainsi : « Placere et docere ». Ainsi, la parole séductrice acquiert une dimension didactique, son principal but est d'instruire.
Placere et docere
Placere et docere est une expression latine qui signifie « plaire et instruire ». Au XVIIe siècle, Molière reprend cette idée lorsqu'il écrit ses pièces de théâtre. Selon le dramaturge, ses comédies doivent à la fois être plaisantes pour le spectateur et l'instruire, le faire réfléchir sur certains aspects de la société.
Jean Racine souligne l'importance de plaire et séduire dans les préfaces de Phèdre et Bérénice : « La principale règle est de plaire et de toucher ». Molière a les mêmes intentions puisqu'il souhaite « corriger les mœurs en riant » avec ses comédies. C'est également le cas de La Fontaine avec ses fables.
« Dans Athène autrefois, peuple vain et léger,
Un orateur, voyant sa patrie en danger,
Courut à la tribune ; et d'un art tyrannique,
Voulant forcer les cœurs dans une république,
Il parla fortement sur le commun salut.
On ne l'écoutait pas. L'orateur recourut
À ces figures violentes
Qui savent exciter les âmes les plus lentes :
Il fit parler les morts, tonna, dit ce qu'il put.
Le vent emporta tout, personne ne s'émut ;
L'animal aux têtes frivoles,
Étant fait à ces traits, ne daignait l'écouter ;
Tous regardaient ailleurs ; il en vit s'arrêter
À des combats d'enfants et point à ses paroles.
Que fit le harangueur ? Il prit un autre tour.
« Céres, commença-t-il, faisait voyage un jour
Avec l'anguille et l'hirondelle ;
Un fleuve les arrête, et l'anguille en nageant,
Comme l'hirondelle en volant,
Le traversa bientôt. » L'assemblée à l'instant
Cria tout d'une voix : « Et Céres, que fit-elle ?
– Ce qu'elle fit ? Un prompt courroux
L'anima d'abord contre vous.
Quoi ? de contes d'enfants son peuple s'embarrasse !
Et du péril qui la menace
Lui seul entre les Grecs il néglige l'effet !
Que ne demandez-vous ce que Philippe fait ? »
À ce reproche l'assemblée,
Par l'apologue réveillée,
Se donne entière à l'orateur :
Un trait de fable en eut l'honneur.
Nous sommes tous d'Athènes en ce point, et moi-même,
Au moment que je fais cette moralité,
Si Peau d'Âne m'était conté,
J'y prendrais un plaisir extrême.
Le monde est vieux, dit-on : je le crois ; cependant
Il le faut amuser encor comme un enfant. »
Jean de La Fontaine
« Le Pouvoir des fables », Fables
1678
Jean de La Fontaine défend ici le pouvoir didactique de la fable. Selon lui, un grand orateur doit instruire son public tout en le séduisant, c'est la raison pour laquelle il faut raconter des histoires plaisantes. Cette fable montre que les hommes sont davantage séduits par une histoire que par de longs discours.