Sommaire
ILe patrimoine : d'un héritage familial aux « trésors » nationauxALa notion de patrimoineBVers une progressive patrimonialisation des traces du passéIIVers un approfondissement et une internationalisation du patrimoineAUne patrimonialisation à l'échelle des ÉtatsBUne internationalisation et une extension par la diversificationCL'impossibilité d'une patrimonialisation universelleIdentifier, protéger et valoriser, telles sont les trois étapes d'une prise de conscience et d'une appropriation d'un patrimoine. L'idée de patrimoine émerge dès le Moyen Âge. Le patrimoine n'est pas seulement l'ensemble des biens hérités au sein d'une famille, c'est également l'articulation des biens matériels et des biens immatériels constitutifs de l'identité d'une communauté humaine, d'une région, d'un État et même du monde. La patrimonialisation a été longue et s'est progressivement étendue dans l'espace mais aussi dans le temps.
Comment la notion de patrimoine s'est-elle construite au cours de l'histoire ? Dans quelle mesure les différentes étapes de patrimonialisation ont-elles contribué à la constitution d'un patrimoine ? Quel a été le processus du passage d'un patrimoine national à la notion de « patrimoine mondial » et quels sont ses facteurs d'explication ?
Le patrimoine : d'un héritage familial aux « trésors » nationaux
La notion de patrimoine
Le patrimoine est d'abord une notion juridique et individuelle liée à ce que les pères lèguent aux enfants. C'est une notion qui s'est élargie au fil du temps en raison des mutations de la société. On peut parler de différents types de patrimoine.
Du latin patrimonium (pater : « père »), le patrimoine est la transmission de biens par héritage au sein d'une famille. Cette transmission s'effectue dans un cadre juridique : le Code civil (1804) en France. Un individu peut écrire son testament avant sa mort pour préparer la transmission de son patrimoine à une ou plusieurs personnes. C'est parfois une source de tensions au sein des familles, surtout en des temps de familles recomposées où il y a un enjeu financier important, des enfants de plusieurs mariages, un différend entre les enfants et la dernière épouse.
La succession de Johnny Hallyday (2019-2020) est à l'origine d'un conflit entre la dernière épouse – Laetitia – et les enfants des autres mariages (David et Laura).
Avec l'augmentation de l'espérance de vie (90 ans), l'héritage monétaire arrive souvent tard alors que les enfants sont déjà bien installés dans la vie (60 ans). Dans la société de consommation de masse actuelle, on observe une présence d'objets en surnombre. Certains ont perdu de leur valeur marchande mais ont acquis une valeur sentimentale. De plus, l'héritage non matériel – les souvenirs – devient plus important. Le patrimoine est plus affectif et sélectif.
Il existe différents types de patrimoines :
- Le patrimoine culturel est l'ensemble de biens matériels et immatériels construits par l'homme et considérés comme constitutifs de son identité.
- Le patrimoine naturel est l'ensemble de biens dont l'existence, la production et la reproduction sont le résultat de la nature même si l'homme peut y opérer des modifications.
- Le patrimoine immatériel est une notion apparue au début des années 1990 pour protéger les cultures traditionnelles. La Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel a été adoptée par l'Unesco en 2003.
Vers une progressive patrimonialisation des traces du passé
On assiste aujourd'hui à une patrimonialisation des traces du passé, ce qui signifie que des objets du passé entrent dans le patrimoine de l'humanité. Cette patrimonialisation a commencé au Moyen Âge et s'est développée à la Renaissance, mais le tournant est surtout la Révolution française. Au XIXe siècle naît une organisation étatique de la patrimonialisation.
Patrimonialisation
La patrimonialisation est un processus par lequel un bien, un lieu ou une pratique devient un objet du patrimoine, digne d'être conservé, restauré et protégé.
Déjà au Moyen Âge, on constate l'importance des reliques de saints considérés comme des objets d'art et symbole du pouvoir religieux et politique.
De la Renaissance au XVIIIe siècle, la patrimonialisation continue avec notamment des « cabinets de curiosités ».
© Wikimedia Commons
Lors de la Renaissance, marquée par l'admiration pour l'Antiquité, on observe un goût pour les monuments antiques. La découverte du Nouveau Monde, avec le pillage des civilisations nouvellement découvertes et l'apport d'objets exotiques pour les Européens, permet la constitution des premières collections artistiques par l'élite aristocratique, les « cabinets de curiosités », qui sont aussi un moyen de montrer sa richesse et son goût pour l'art. Ce sont des collections privées, qui sont parfois disséminées dans toute l'Europe à la mort de ceux qui les ont composées. Le développement des voyages, notamment le « Grand Tour » des jeunes nobles en Europe pour parfaire leur éducation, permet la découverte des ruines antiques d'Italie ou de Grèce et une prise de conscience d'un héritage européen. On assiste à une progressive patrimonialisation.
Le « Grand Tour » a donné naissance au terme de « tourisme ».
La Révolution française marque un tournant. La confiscation des biens du clergé par l'État et les destructions des bâtiments, symboles de l'Ancien Régime – « vandalisme » selon les mots de l'abbé Grégoire – provoque une prise de conscience de la valeur historique et esthétique (beauté) des monuments. Les révolutionnaires modérés mettent en place une politique de recensement et de conservation, notamment par la création de musées. C'est le passage des collections privées à des collections publiques :
- British Museum (1753) : Londres ;
- Louvre (1793, mais un projet dès les années 1775-1776) : Paris ;
- Le Prado (1819) : Madrid ;
- Germanisches Nationalmuseum (1852) : Nüremberg ;
- Metropolitan Museum (1870) : New York.
C'est aussi le temps de la création en France du Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) et des Archives nationales.
En France, le XIXe siècle est celui d'une organisation étatique de la patrimonialisation. En 1830, François Guizot, ancien professeur d'histoire à la Sorbonne et ministre de l'Intérieur, crée le service des monuments historiques pour établir une liste des monuments à sauver. Un personnel technique et scientifique est formé dans des écoles de qualité (École nationale des chartes des 1821 puis École du Louvre en 1882). Un budget et appareil législatif de plus en plus élaborés sont constitués (lois de 1887 et 1913). En France, l'institutionnalisation du patrimoine passe par l'étatisation et la centralisation.
Il existe un lien entre la construction des États-nations et la valorisation du patrimoine national : cette dernière permet de construire une identité à la population d'un État. La patrimonialisation est aussi le reflet de l'histoire et de la conception que l'on se fait du monde. Au XIXe siècle, les États-Unis, qui n'ont pas d'héritages architecturaux comme en Europe (absence de la période du Moyen Âge et de la Renaissance), ont un territoire dont la conquête et la connaissance sont inachevées et une conception de la vie tournée vers l'avenir et non vers le passé. Ils ont créé comme premier patrimoine le parc naturel national de Yellowstone en 1872 (le premier au monde), c'est-à-dire une mise en valeur de la nature et non de l'architecture. Celle-ci sera valorisée dans la seconde moitié du XXe siècle avec les gratte-ciels notamment.
Vers un approfondissement et une internationalisation du patrimoine
Au XXe siècle, le patrimoine s'approfondit et s'internationalise. On observe une patrimonialisation à l'échelle des États ainsi qu'une internationalisation et une extension par la diversification. La question d'une patrimonialisation universelle se pose alors.
Une patrimonialisation à l'échelle des États
Les destructions notamment liées aux conflits du XXe siècle ont poussé de nombreux États à réfléchir à la façon de préserver leur patrimoine. Les États et les associations jouent un grand rôle. L'importance accordée au patrimoine n'est pas la même dans tous les États.
Plusieurs destructions ont eu lieu au XXe siècle, particulièrement à cause des deux guerres mondiales, mais également parce que les bâtiments ont été peu entretenus, et parce que la population urbaine génère une pollution qui abîme les monuments historiques.
La France connaît une étape décisive entre 1959 et 1969. En 1959, le général de Gaulle crée un ministère des Affaires culturelles. Pour le diriger, le choix se porte sur un grand écrivain et un proche de De Gaulle : André Malraux.
Le nouveau ministère des Affaires culturelles a pour mission de « rendre accessibles les œuvres capitales de l'humanité, et d'abord de la France, au plus grand nombre possible de Français, d'assurer la plus vaste audience à notre patrimoine culturel et de favoriser la création de l'art et de l'esprit qui l'enrichisse. »
André Malraux
dans le décret fondateur du ministère des Affaires culturelles
1959
Trois mesures capitales sont prises en matière de patrimoine :
- la loi sur la sauvegarde de certains secteurs (1962) ;
- l'inventaire général des monuments et des richesses artistiques de la France (1964) ;
- l'élargissement chronologique de la notion de patrimoine : intégration d'œuvres d'artistes vivants comme Le Corbusier (1887-1965) par exemple.
Cette politique est poursuivie au cours des années 1970-1980 et 1990. Des politiques similaires sont mises en place dans les autres États développés. Le rôle des États est important mais il ne faut pas oublier le rôle non négligeable des associations qui contribuent à l'identification et à la préservation.
Le patrimoine n'est pas simplement une sélection orientée comme dans un musée ; c'est ce qu'une société considère comme digne d'intérêt et de conservation, comme témoignage de ce qu'elle est. La dimension identitaire est capitale. Or, une dimension identitaire est fortement liée à la culture du pays : les Européens identifient le patrimoine à des domaines différents.
- En 2007, 63 % des Français considèrent que l'architecture est un élément du patrimoine, contre seulement 38 % des Allemands.
- Près de 52 % des Allemands estiment que ce sont l'histoire, les traditions et les modes de vie qui déterminent le patrimoine.
- Le cinéma est considéré par 12 % des Français comme faisant partie du patrimoine, contre seulement 8 % de l'ensemble des Européens. Ce dernier chiffre s'explique par l'importance du cinéma dans la culture et l'économie françaises.
Une internationalisation et une extension par la diversification
On observe une internationalisation de la patrimonialisation qui passe par une coopération internationale. On constate enfin une extension de la notion de patrimoine par diversification de la notion de patrimoine.
La notion de « patrimoine mondial » apparaît en 1959 quand le temple d'Abou Simbel en Égypte menace de disparaître sous les eaux à la suite de la construction du barrage d'Assouan. Une mobilisation de l'opinion internationale permet de trouver une solution : le déplacement du temple. La charte de Venise (1964) fonde le Conseil international des monuments et des sites et une étape importante est franchie avec la Convention du « patrimoine mondial culturel et naturel », en 1972, sous l'égide de l'Unesco, agence de l'ONU, qui permet un inventaire du patrimoine mondial.
« Les guerres prenant naissance dans l'esprit des hommes, c'est dans l'esprit des hommes que doivent être élevées les défenses de la paix. »
Préambule de l'Acte constitutif de l'Unesco
Cette extension de la patrimonialisation s'explique par une diversification de la notion qui recouvre différents domaines :
La patrimonialisation s'effectue par 3 voies.
Voies d'extension | Explications | Exemples |
Des paysages ruraux à l'urbain |
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Du matériel à l'immatériel (2003) | Convention de la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel |
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De l'ancien au plus récent |
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En 2019, le patrimoine mondial recense 1 121 biens inscrits et 549 éléments du patrimoine culturel immatériel :
- 869 sites culturels
- 213 sites naturels
- 39 sites mixtes
L'impossibilité d'une patrimonialisation universelle
La répartition de la patrimonialisation des sites est inégale dans le monde. Cela peut s'expliquer par des contextes géopolitiques, économiques et culturels différents, mais également par des critères qui ne sont peut-être pas universels mais occidentalo-centrés.
On constate une surreprésentation de l'Europe et de l'Amérique du Nord. De plus, à nombre quasiment équivalent d'États, l'Asie et le Pacifique (36 États) et l'Afrique (35 États) ne présentent pas le même pourcentage de sites : 24 % et 8 %. Comment expliquer une telle inégalité ?
Cela s'explique par la différence des contextes. L'exemple de l'Afrique est emblématique. D'abord, il y a des difficultés à constituer des comités d'experts pour sélectionner les sites, ensuite la situation géopolitique parfois instable n'arrange pas la valorisation et enfin la conception du patrimoine est différente de celle en Europe. En Europe, la conception est liée à la construction de la nation. Mais cela a-t-il un sens lorsqu'un État comme le Kenya est composé de 80 ethnies ? De plus, l'Europe est marquée par l'importance des monuments, ce qui compte peu en Afrique. Ce constat pose le vrai problème : la difficulté voire la quasi impossibilité d'instaurer des critères vraiment universels. Deux exemples illustrent cette idée : le tatouage polynésien rencontre des difficultés pour être inscrit car un des critères est l'absence de rupture dans la pratique, or le tatouage a été interdit par les missionnaires européens à partir de 1820 et pendant un siècle. Au Japon, l'authenticité d'un immeuble se définit par son emplacement tandis qu'en Occident, elle est liée au matériau utilisé pour sa construction.