À quel mouvement littéraire chacun des textes suivants appartient-il ?
Mortel pense quel est dessous la couverture
D'un charnier mortuaire un corps mangé de vers,
Décharné, dénervé, où les os découverts,
Dépoulpés, dénoués, délaissent leur jointure :
Ici l'une des mains tombe de pourriture,
Les yeux d'autre côté détournés à l'envers
Se distillent en glaire, et les muscles divers
Servent aux vers goulus d'ordinaire pâture :
Le ventre déchiré cornant de puanteur
Infecte l'air voisin de mauvaise senteur,
Et le nez mi-rongé difforme le visage ;
Puis connaissant l'état de ta fragilité,
Fonde en Dieu seulement, estimant vanité
Tout ce qui ne te rend plus savant et plus sage.
(Jean-Baptiste Chassignet, "Un corps mangé de vers")
Parmi les hommes, la société dépend moins des convenances physiques que des relations morales. L'homme a d'abord mesuré sa force et sa faiblesse ; il a comparé son ignorance et sa curiosité ; il a senti que seul il ne pouvait suffire ni satisfaire par lui-même à la multiplicité de ses besoins ; il a reconnu l'avantage qu'il aurait à renoncer à l'usage illimité de sa volonté pour acquérir un droit sur la volonté des autres ; il a réfléchi sur l'idée du bien et du mal, il l'a gravée au fond de son cœur à la faveur de la lumière naturelle qui lui a été départie par la bonté du Créateur ; il a vu que la solitude n'était pour lui qu'un état de danger et de guerre, il a cherché la sûreté et la paix dans la société, il y a porté ses forces et ses lumières pour les augmenter en les réunissant à celles des autres : cette réunion est de l'homme l'ouvrage le meilleur, c'est de sa raison l'usage le plus sage. En effet, il n'est tranquille, il n'est fort, il n'est grand, il ne commande à l'univers que parce qu'il a su se commander à lui-même, se dompter, se soumettre et s'imposer des lois ; l'homme en un mot n'est homme que parce qu'il a su se réunir à l'homme.
(Buffon, Histoire naturelle)
La ville est reliée à la rive opposée par un pont qui n'est pas soutenu par des piliers ou des pilotis, mais par un ouvrage en pierre d'une fort belle courbe. Il se trouve dans la partie de la ville qui est le plus éloignée de la mer, afin de ne pas gêner les vaisseaux qui longent les rives. Une autre rivière, peu importante mais paisible et agréable à voir, a ses sources sur la hauteur même où est située Amaurote, la traverse en épousant la pente et mêle ses eaux, au milieu de la ville à celles de l'Anydre. Cette source, qui est quelque peu en dehors de la cité, les gens d'Amaurote l'ont entourée de remparts et incorporée à la forteresse, afin qu'en cas d'invasion elle ne puisse être ni coupée ni empoisonnée. De là, des canaux en terre cuite amènent ses eaux dans les différentes parties de la ville basse. Partout où le terrain les empêche d'arriver, de vastes citernes recueillent l'eau de pluie et rendent le même service.
Un rempart haut et large ferme l'enceinte, coupé de tourelles et de boulevards ; un fossé sec mais profond et large, rendu impraticable par une ceinture de buissons épineux, entoure l'ouvrage de trois côtés ; le fleuve occupe le quatrième.
(Thomas More, Utopie)
Je suis un pauvre enfant exposé sur les eaux,
Battu de vague et de tempête ;
Je vogue à la merci des flots,
Qui passent souvent sur ma tête.
Dans mon petit berceau je n'ai point de secours ;
À chaque instant il se renverse ;
Mais le flot reprenant son cours,
Presqu'en un moment le redresse.
Je ne fais rien, hélas ! que de m'abandonner ;
Mes cris démontrent ma misère ;
Je vois que nul ne vient donner
La main pour me porter à terre.
Dans cet état fâcheux je lève au ciel les yeux,
Pour y chercher quelque assistance ;
Le flot devient si furieux,
Qu'il m'ôte enfin toute espérance.
Je me sens abîmer dans le vaste Océan
Avec une frayeur étrange ;
Nul n'a pitié d'un pauvre enfant,
Ni mon Dieu, ni l'Homme, ni l'Ange.
Je me console alors dedans mon désespoir ;
Venez me noyer tout à l'heure,
Amères eaux ! car mon espoir
Se perd : il est temps que je meure.
Je me trouve arrêté par de frêles roseaux ;
Je vois une main secourable,
Qui vient me retirer des eaux,
Pour me rendre plus misérable.
Je vois de tous côtés les hommes s'empresser
Appelant sur moi tout le monde ;
Pourquoi me vouloir retirer ?
J'étais mieux au milieu de l'onde.
(Madame Guyon, "Abandon entier")
Quant à moi, en la justice même, tout ce qui est au-delà de la mort simple me semble pure cruauté, et notamment à nous qui devrions avoir respect d'en envoyer les âmes en bon état ; ce qui ne se peut, les ayant tant agitées et désespérées par tourments insupportables.
Ces jours passés, un soldat prisonnier ayant aperçu d'une tour où il était, qu'en la place, des charpentiers commençaient à dresser leurs ouvrages, et le peuple à s'y assembler, tint que c'était pour lui, et, entré en désespoir, n'ayant autre chose à se tuer, se saisit d'un vieux clou de charrette rouillé, que la fortune lui présenta, et s'en donna deux grands coups autour de la gorge ; et, voyant qu'il n'en avait pu ébranler sa vie, s'en donna un autre tantôt après dans le ventre, de quoi il tomba en évanouissement. Et en cet état le trouva le premier de ses gardes qui entra pour le voir. On le fit revenir ; et, pour employer le temps avant qu'il défaillît, on lui fit sur l'heure lire sa sentence, qui était d'avoir la tête tranchée, de laquelle il se trouva infiniment réjoui et accepta à prendre du vin qu'il avait refusé ; et, remerciant les juges de la douceur inespérée de leur condamnation, dit que cette délibération de se tuer lui était venue par l'horreur de quelque plus cruel supplice, duquel lui avait augmenté la crainte des apprêts pour en fuir une plus insupportable.
Je vis en une saison en laquelle nous foisonnons en exemples incroyables de ce vice, par la licence de nos guerres civiles ; et ne voit-on rien aux histoires anciennes de plus extrême que ce que nous en essayons tous les jours. Mais cela ne m'y a nullement apprivoisé. À peine me pouvais-je persuader, avant que je l'eusse vu, qu'il se fût trouvé des âmes si monstrueuses qui, pour le seul plaisir du meurtre, le voulussent commettre : hacher et détrancher les membres d'autrui ; aiguiser leur esprit à inventer des tourments inusités et des morts nouvelles, sans inimitié, sans profit, pour cette seule fin de jouir du plaisant spectacle des gestes et mouvements pitoyables, des gémissements et voix lamentables d'un homme mourant en angoisse. Car voilà l'extrême point où la cruauté puisse atteindre,
"Qu'un homme tue un homme, non sous le coup de la colère, ou de la peur, mais seulement pour le regarder mourir ".
De moi, je n'ai pas su voir seulement sans déplaisir poursuivre et tuer une bête innocente qui est sans défense et de qui nous ne recevons aucune offense. Et comme il advient communément que le cerf, se sentant hors d'haleine et de force, n'ayant plus autre remède, se rejette et rend à nous-mêmes qui le poursuivons, nous demandant merci par ses larmes, "Et, par ses plaintes, couvert de sang, il semble implorer sa grâce"
ce m'a toujours semblé un spectacle très déplaisant.
(Michel de Montaigne, Essais)
POLONIUS :
Grave dans ta mémoire ces préceptes.
Ne donne pas de langue à tes pensées,
Ni d'acte à des pensées hors de mesure.
Sois familier, ne sois jamais vulgaire ;
Éprouve les amis que tu te fais
Puis retiens-les par un grappin de fer,
Mais n'use pas ta paume à accueillir
Un quelconque blanc-bec, un spadassin.
Tiens-toi loin des querelles, mais, forcé,
Fais que ton adversaire te redoute.
Offre l'oreille à tous, à peu la voix,
Prends l'avis de chacun, mais garde tienne
Ton opinion ; que ton habit soit riche,
Dans la mesure où le permet ta bourse ;
Mais point d'excès de fantaisie : du riche,
Pas voyant ; l'habit, souvent, dit l'homme,
Et, en France, les nobles les plus hauts
Mettent leur point d'honneur dans la dépense.
Ne sois ni emprunteur ni créancier :
Qui prête perd - son prêt et ses amis -
Et qui emprunte émousse le tranchant
De son esprit d'épargne ; mais, surtout,
Toi-même, reste vrai avec toi-même,
D'où il suivra, mieux que la nuit le jour,
Que tu ne seras faux avec personne.
(William Shakespeare, Hamlet)
La liberté naturelle de l'homme, c'est de ne reconnaître sur terre aucun pouvoir qui lui soit supérieur, de n'être assujetti à la volonté ou à l'autorité législative de personne. La liberté de l'homme en société, c'est de n'être soumis qu'au seul pouvoir législatif établi d'un commun accord avec l'État, et de ne reconnaître aucune autorité ni aucune loi en dehors de celles que crée ce pouvoir, conformément à la mission qui lui est confiée. Il est clair, dès lors, que la monarchie absolue, considérée par certains comme le seul gouvernement au monde, est en fait incompatible avec la société civile. La grande fin pour laquelle les hommes entrent en société, c'est de jouir de leurs biens dans la paix et la sécurité. Or, établir des lois dans cette société constitue le meilleur moyen pour réaliser cette fin. Par suite, dans tous les États, la première et fondamentale loi positive est celle qui établit le pouvoir législatif. Et aucun édit, quelle que soit sa forme ou la puissance qui l'appuie, n'a la force obligatoire d'une loi s'il n'est approuvé par le pouvoir législatif, choisi et désigné par le peuple.
(John Locke, Essai sur le pouvoir civil)
Au premier rang sont les grammairiens, race d'hommes qui serait la plus calamiteuse, la plus affligée, et la plus accablée par les dieux, si je ne venais atténuer les disgrâces de leur malheureuse profession par une sorte de douce folie. Ils ne sont pas simplement cinq fois maudits, c'est-à-dire exposés à cinq graves périls, comme dit une épigramme grecque ; c'est mille malédictions qui pèsent sur eux. On les voit toujours faméliques et sordides dans leur école ; je dis leur école, je devrais dire leur séjour de tristesse, ou mieux encore leur galère ou leur chambre de tortures parmi leurs troupeaux d'écoliers, ils vieillissent dans le surmenage, assourdis de cris, empoisonnés de puanteur et de malpropreté, et cependant je leur procure l'illusion de se croire les premiers des hommes. Ah ! qu'ils sont contents d'eux lorsqu'ils terrifient du regard et de la voix une classe tremblante, lorsqu'ils meurtrissent les malheureux enfants avec la férule, les verges et le fouet, lorsque, pareils à cet âne de Cumanus ils s'abandonnent à toutes les formes de colère ! Cependant, la saleté où ils vivent leur semble être du meilleur goût et leur puanteur exhaler la marjolaine. Leur malheureuse servitude leur apparaît comme une royauté et ils n'échangeraient pas leur tyrannie contre le sceptre de Phalaris ou de Denis.
(Érasme, Éloge de la folie)
Madame, je serais ou du plomb ou du bois,
Si moi que la nature a fait naître François,
Aux races à venir je ne contais la peine
Et l'extrême malheur dont notre France est pleine.
Je veux de siècle en siècle au monde publier
D'une plume de fer sur un papier d'acier,
Que ses propres enfants l'ont prise et dévêtue,
Et jusques à la mort vilainement battue.
Elle semble au marchand, accueilli de malheur,
Lequel au coin d'un bois rencontre le voleur,
Qui contre l'estomac lui tend la main armée,
Tant il a l'âme au corps d'avarice affamée.
Il n'est pas seulement content de lui piller
La bourse et le cheval ; il le fait dépouiller,
Le bat et le tourmente, et d'une dague essaie
De lui chasser du corps l'âme par une plaie ;
Puis en le voyant mort se sourit de ses coups,
Et le laisse manger aux mâtins et aux loups.
Si est-ce que de Dieu la juste intelligence
Court après le meurtrier et en prend la vengeance
Et dessus une roue, après mille travaux,
Sert aux hommes d'exemple et de proie aux corbeaux.
Mais ces nouveaux Chrétiens qui la France ont pillée,
Volée, assassinée, à force dépouillée,
Et de cent mille coups tout l'estomac battu
Comme si brigandage était une vertu,
Vivent sans châtiment, et à les ouïr dire,
C'est Dieu qui les conduit, et ne s'en font que rire.
(Pierre de Ronsard, "Continuation du discours des misères de ce temps")
Ce n'est donc plus aux hommes que je m'adresse, c'est à toi, Dieu de tous les êtres, de tous les hommes et de tous les temps : s'il est permis à de faibles créatures perdues dans l'immensité, et imperceptibles au reste de l'univers, d'oser te demander quelque chose, à toi qui as tout donné, à toi dont les décrets sont immuables comme éternels. Daigne regarder en pitié les erreurs attachées à notre nature ; que ces erreurs ne fassent point nos calamités. Tu ne nous a point donné un cœur pour nous haïr, et des mains pour nous égorger ; fais que nous nous aidions mutuellement à supporter le fardeau d'une vie pénible et passagère ; que les petites différences entre les vêtements qui couvrent nos débiles corps, entre tous nos langages insuffisants, entre tous nos usages ridicules, entre toutes nos lois imparfaites, entre toutes nos opinions insensées, entre toutes nos conditions si disproportionnées à nos yeux, et si égales devant toi, que toutes ces petites nuances qui distinguent les atomes appelés hommes ne soient pas des signaux de haine et de persécution ; que ceux qui allument des cierges en plein midi pour te célébrer supportent ceux qui se contentent de la lumière de ton soleil ; que ceux qui couvrent leur robe d'une toile blanche pour dire qu'il faut t'aimer ne détestent pas ceux qui disent la même chose sous un manteau de laine noire.
(Voltaire, Traité sur la tolérance)