Identifier le registre ou les registres dominant dans chacun des extraits suivants.
Bientôt la veuve se montre, attifée de son bonnet de tulle sous lequel pend un tour de faux cheveux mal mis ; elle marche en traînassant ses pantoufles grimacées. Sa face vieillotte, grassouillette, du milieu de laquelle sort un nez à bec de perroquet ; ses petites mains potelées, sa personne dodue comme un rat d'église, son corsage trop plein et qui flotte, sont en harmonie avec cette salle où suinte le malheur, où s'est blottie la spéculation, et dont madame Vauquer respire l'air chaudement fétide, sans en être écœurée.
Honoré de Balzac, Le Père Goriot, 1835
Vous seule étiez mon bien, ma toute, et ma première,
Et le serez toujours : tant la vive lumière
De vos yeux, bien que morts, me poursuit, dont je vois
Toujours leur simulacre errer autour de moi.
Puisse Amour que je sens par mes veines s'épandre1,
Passe dessous la terre, et rattise la cendre
Qui froide languissait dessous votre tombeau,
Pour rallumer plus vif en mon cœur son flambeau,
Afin que vous soyez ma flamme morte et vive,
Et que par le penser en tous lieux je vous suive.
Pourrai-je raconter le mal que je sentis,
Oyant2 votre trépas ? mon cœur fut converti
En rocher insensible, et mes yeux en fontaines :
Et si bien le regret s'écoula par mes veines,
Que pâmé3 je me fis la proie du tourment,
N'ayant que votre nom pour confort4 seulement.
Pierre de Ronsard, Sur la mort de Marie, 1578
1 S'épandre : se répandre.
2 Oyant : entendant.
3 Pâmé : évanoui.
4 Confort : réconfort.
SGANARELLE.
Va, fille ingrate, je ne te veux plus parler, et je te laisse dans ton obstination.
LUCINDE.
Mon père, puisque vous voulez que je vous dise la chose…
SGANARELLE.
Oui, je perds toute l'amitié que j'avais pour toi.
LISETTE.
Monsieur, sa tristesse…
SGANARELLE.
C'est une coquine qui me veut faire mourir.
LUCINDE.
Mon père, je veux bien…
SGANARELLE.
Ce n'est pas la récompense de t'avoir élevée comme j'ai fait.
LISETTE.
Mais, Monsieur…
SGANARELLE.
Non, je suis contre elle dans une colère épouvantable.
LUCINDE.
Mais, mon père…
SGANARELLE.
Je n'ai plus aucune tendresse pour toi.
LISETTE.
Mais…
SGANARELLE.
C'est une friponne.
LUCINDE.
Mais…
SGANARELLE.
Une ingrate.
LISETTE.
Mais…
SGANARELLE.
Une coquine qui ne me veut pas dire ce qu'elle a.
LISETTE.
C'est un mari qu'elle veut.
SGANARELLE, faisant semblant de ne pas entendre.
Je l'abandonne.
LISETTE.
Un mari.
SGANARELLE.
Je la déteste.
LISETTE.
Un mari.
SGANARELLE.
Et la renonce pour ma fille.
LISETTE.
Un mari.
SGANARELLE.
Non, ne m'en parlez point.
LISETTE.
Un mari.
SGANARELLE.
Ne m'en parlez point.
LISETTE.
Un mari.
SGANARELLE.
Ne m'en parlez point.
LISETTE.
Un mari, un mari, un mari.
Molière, L'Amour médecin, 1665
Jean, ce matin-là, un semoir de toile bleue noué sur le ventre, en tenait la poche ouverte de la main gauche, et de la droite, tous les trois pas, il y prenait une poignée de blé, que d'un geste, à la volée, il jetait. […]
La parcelle de terre, d'une cinquantaine d'ares à peine, au lieu-dit des Cornailles, était si peu importante, que M. Hourdequin, le maître de la Borderie, n'avait pas voulu y envoyer le semoir mécanique, occupé ailleurs. Jean, qui remontait la pièce du midi au nord, avait justement devant lui, à deux kilomètres, les bâtiments de la ferme. Arrivé au bout du sillon, il leva les yeux, regarda sans voir, en soufflant une minute.
C'étaient des murs bas, une tache brune de vieilles ardoises, perdue au seuil de la Beauce, dont la plaine, vers Chartres, s'étendait. Sous le ciel vaste, un ciel couvert de la fin d'octobre, dix lieues de cultures étalaient en cette saison les terres nues, jaunes et fortes, des grands carrés de labour, qui alternaient avec les nappes vertes des luzernes et des trèfles ; et cela sans un coteau, sans un arbre, à perte de vue, se confondant, s'abaissant, derrière la ligne d'horizon, nette et ronde comme sur une mer.
Émile Zola, La Terre, 1887
Où vont tous ces enfants dont pas un seul ne rit ?
Ces doux êtres pensifs, que la fièvre maigrit ?
Ces filles de huit ans qu'on voit cheminer seules ?
Ils s'en vont travailler quinze heures sous des meules ;
Ils vont, de l'aube au soir, faire éternellement
Dans la même prison le même mouvement.
Accroupis sous les dents d'une machine sombre,
Monstre hideux qui mâche on ne sait quoi dans l'ombre,
Innocents dans un bagne, anges dans un enfer,
Ils travaillent. Tout est d'airain, tout est de fer.
Jamais on ne s'arrête et jamais on ne joue.
Aussi quelle pâleur ! la cendre est sur leur joue.
Il fait à peine jour, ils sont déjà bien las.
Ils ne comprennent rien à leur destin, hélas !
Ils semblent dire à Dieu : « Petits comme nous sommes,
« Notre père, voyez ce que nous font les hommes ! »
Ô servitude infâme imposée à l'enfant !
Rachitisme1 ! travail dont le souffle étouffant
Défait ce qu'a fait Dieu ; qui tue, œuvre insensée,
La beauté sur les fronts, dans les cœurs la pensée,
Et qui ferait — c'est là son fruit le plus certain —
D'Apollon un bossu, de Voltaire un crétin !
Travail mauvais qui prend l'âge tendre en sa serre,
Qui produit la richesse en créant la misère,
Qui se sert d'un enfant ainsi que d'un outil !
Progrès dont on demande : « Où va-t-il ? Que veut-il ? »
Qui brise la jeunesse en fleur ! qui donne, en somme,
Une âme à la machine et la retire à l'homme !
Victor Hugo, « Melancholia », Les Contemplations, 1856
1 Rachitisme : maladie liée à la misère.