Sommaire
IRéflexions sur « Passion et tragédie »IIL'œuvre au programmeAL'auteur : Jean Racine (1639-1699)BL'œuvre : Phèdre, 1677IIITextes-clésAActe I, scène 3BActe II, scène 5CActe V, scène 7Réflexions sur « Passion et tragédie »
L'intitulé du parcours relie passion et tragédie. Les deux notions sont intimement liées et pourtant paradoxales. En effet, depuis Aristote qui présente les principes de la tragédie antique dans Poétique, le spectacle tragique a pour objet les questions relatives au fonctionnement de l'État. Or, la passion est considérée comme une faiblesse humaine. Elle domine les hommes et presque tous les héros tragiques en subissent les effets dévastateurs. Elle est une source de conflits et elle impose aux personnages des dilemmes moraux qui nourrissent l'intrigue. Les désordres amoureux sont au cœur de presque toutes les tragédies. On peut donc se demander : peut-il y avoir tragédie sans passion ?
La passion joue un rôle fondamental dans la construction de l'intrigue d'une tragédie : elle est l'élément déclencheur de la crise qui se joue sous les yeux du spectateur, elle pousse le héros à faire des choix funestes et engendre des péripéties. Elle précipite le dénouement.
Alors que pour Corneille l'amour passionné révèle une grandeur d'âme et implique un dépassement de soi héroïque, Racine condamne ses héros passionnés à un destin funeste. Sa vision de l'amour est pessimiste, c'est une faute, la transgression d'un interdit : selon lui, la passion détourne du devoir moral.
Mettre en scène la passion permet de proposer une réflexion sur les faiblesses des hommes et d'inviter le spectateur à l'introspection.
L'intitulé du parcours invite à se poser diverses questions :
- Peut-il y avoir tragédie sans passion ?
- Peut-il y avoir passion sans tragédie ?
- La passion est-elle le seul ressort tragique ?
- La passion est-elle nécessairement funeste ?
- Que dit la passion du personnage tragique ?
- Que révèle le personnage tragique de la passion ?
L'œuvre au programme
L'auteur : Jean Racine (1639-1699)
Racine est orphelin. Il est élevé par sa grand-mère à l'abbaye janséniste de Port-Royal qui enseigne avec austérité la religion catholique. Cette éducation le marque profondément et influence son œuvre théâtrale.
Racine est un homme du XVIIe siècle et l'un des plus célèbres représentants du classicisme. Dès ses débuts au théâtre, il s'impose comme le meilleur dramaturge de sa génération. En 1664, sa première tragédie, La Thébaïde, est un succès. Il compose douze pièces : onze tragédies et une comédie (Les Plaideurs en 1664) qui sont principalement jouées à l'Hôtel de Bourgogne à Paris.
Au moment de la première représentation de Phèdre en 1677, Racine est au sommet de sa gloire mais il renonce un temps à l'écriture théâtrale. Louis XIV le nomme historiographe en 1677. Il suit le roi et consigne tous ses faits et gestes pour la postérité. En 1689 et 1691, il compose à nouveau deux tragédies bibliques, Esther et Athalie, à la demande de Mme de Maintenon.
L'œuvre : Phèdre, 1677
L'intrigue de Phèdre est empruntée à Euripide et à Sénèque. Phèdre, fille de Minos – roi de Crète – et de Pasiphaé, a épousé Thésée après qu'il a vaincu le Minotaure. Elle suit son époux à Trézène et tombe amoureuse du fils qu'il a eu d'une précédente union. Elle est victime d'une malédiction des dieux : Vénus se venge sur elle car son grand-père avait révélé son infidélité à son époux. Elle condamne toute sa famille à vivre des amours malheureuses.
La pièce de Racine commence alors que Phèdre se meurt d'amour pour Hippolyte, son beau-fils. Elle tente en vain d'échapper à cette passion qu'elle avoue à sa confidente Œnone puis à Hippolyte lui-même qui la repousse. Lorsqu'elle comprend qu'il en aime une autre, une jalousie terrible s'empare d'elle et la pousse à accuser le jeune homme d'avoir voulu la séduire. Thésée maudit son fils et en appelle à Poséidon pour le punir. Phèdre finit par avouer la vérité à son époux mais il est trop tard pour sauver Hippolyte.
Racine considère Phèdre comme la meilleure de ses tragédies : le dramaturge raconte l'histoire d'un amour fou et irrépressible. Mais c'est un amour impossible qui condamne son héroïne à subir les pires souffrances et à commettre les actes les plus monstrueux. Par ailleurs, chacune de ses actions, chacune de ses paroles augmente fatalement sa culpabilité. Car Phèdre, bien que consciente de ses crimes est incapable d'en assumer la responsabilité. Elle est par ailleurs incapable de maîtriser sa passion pour Hippolyte. Ainsi, par amour, elle court inévitablement à sa perte.
« Les moindres fautes y sont sévèrement punies ; la seule pensée du crime y est regardée avec autant d'horreur que le crime même ; les faiblesses de l'amour y passent pour de vraies faiblesses ; les passions n'y sont présentées aux yeux que pour montrer tout le désordre dont elles sont cause ; et le vice y est peint partout avec des couleurs qui en font connaître et haïr la difformité. »
Jean Racine
préface de Phèdre
1677
Textes-clés
Acte I, scène 3
PHÈDRE.
Mon mal vient de plus loin. À peine au fils d'Égée1
Sous les lois de l'hymen2 je m'étais engagée,
Mon repos, mon bonheur, semblait être affermi,
Athènes mon montra mon superbe ennemi.
Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue ;
Un trouble s'éleva dans mon âme éperdue ;
Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler ;
Je sentis tous mon corps et transir3 et brûler.
Je reconnus Vénus4 et ses feux redoutables,
D'un sang qu'elle poursuit, tourments inévitables.
Par des vœux assidus je crus les détourner :
Je lui bâtis un temple et pris soin de l'orner ;
De victimes moi-même à toute heure entourée,
Je cherchais dans leurs flancs ma raison égarée.
D'un incurable5 amour remèdes impuissants !
En vain sur les autels ma main brûlait l'encens :
Quand ma bouche implorait le nom de la déesse,
J'adorais Hippolyte, et le voyant sans cesse,
Même au pied des autels que je faisais fumer,
J'offrais tout à ce dieu que je n'osais nommer.
Je l'évitais partout. Ô comble de misère !
Mes yeux le retrouvaient dans les traits de son père.
Contre moi-même enfin j'osais me révolter :
J'excitai mon courage à le persécuter.
Pour bannir l'ennemi dont j'étais idolâtre,
J'affectai6 les chagrins d'une injuste marâtre ;
Je pressai son exil, et mes cris éternels
L'arrachèrent du sein et des bras paternels.
Je respirais, Œnone ; et depuis son absence,
Mes jours moins agités coulaient dans l'innocence ;
Soumise à mon époux, et cachant mes ennuis,
De son fatal hymen je cultivais les fruits7.
Vaines précautions ! Cruelle destinée !
Par mon époux lui-même à Trézène amenée,
J'ai revu l'ennemi que j'avais éloigné :
Ma blessure trop vive aussitôt a saigné.
Ce n'est plus une ardeur dans mes veines cachée :
C'est Vénus toute entière à sa proie attachée.
J'ai conçu pour mon crime une juste terreur.
J'ai pris la vie en haine et ma flamme en horreur ;
Je voulais en mourant prendre soin de ma gloire,
Et dérober au jour une flamme8 si noire.
Je n'ai pu soutenir tes larmes, tes combats ;
Je t'ai tout avoué ; je ne m'en repens pas,
Pourvu que de ma mort respectant les approches,
Tu ne m'affliges plus par l'injuste reproche,
Et que tes vains secours cessent de rappeler
Un reste de chaleur tout prêt à s'exhaler9.
1 Fils d'Égée : Thésée.
2 Hymen : mariage.
3 Transir : geler.
4 Vénus : déesse de l'amour dans la mythologie romaine.
5 Incurable : que l'on ne peut soigner.
6 Affecter : feindre, faire semblant.
7 Phèdre et Thésée ont eu deux enfants.
8 Flamme : amour passionné.
9 S'exhaler : s'évaporer.
- Parataxe révélant l'intensité du choc et l'incapacité du héros à l'éviter
- Périphrases pour désigner Hippolyte
- Dimension épique du combat de Phèdre contre la passion
- Symptômes du coup de foudre amoureux
- Violence dirigée contre l'objet de son amour
- Évocation de la mort comme seule échappatoire
Mouvements du texte :
- Premier mouvement, le récit de la rencontre avec Hyppolite, le coup de foudre et ses effets : de « Mon mal » à « tourments inévitables. ».
- Deuxième mouvement, Phèdre lutte en vain contre la passion amoureuse : de « Par des vœux » à « bras paternels. ».
- Troisième mouvement, un soulagement provisoire : de « Je respirais » à « sa proie attachée. ».
- Quatrième mouvement, la mort comme seul remède à la passion : de « J'ai conçu » à la fin.
L'essentiel du texte à retenir :
- Une scène d'aveux : Phèdre se meurt, dévorée par la passion coupable qu'elle éprouve pour Hippolyte. Sa nourrice et confidente Œnone, qui ignore les causes de sa détresse, la pousse aux aveux. Phèdre révèle ses sentiments dans une longue tirade. Puis elle annonce qu'elle souhaite mourir pour échapper à ses tourments insupportables.
- Le récit d'un coup de foudre amoureux : Phèdre raconte à Œnone dans quelles circonstances elle a rencontré Hippolyte et ce qu'elle a ressenti. Elle subit les effets traditionnels du coup de foudre : le trouble physique, l'altération de ses facultés de raisonnement et l'obsession. La soudaineté et la brutalité du coup de foudre sont décrites comme le serait une maladie incurable qui la condamnerait.
- Phèdre, une héroïne passionnée et désespérée : La passion s'abat sur les personnages sans prévenir. Elle crée du chaos dans l'univers théâtral et engendre un conflit qui oppose le héros aux autres forces en présence. Phèdre décrit la passion comme un sentiment destructeur qui la pousse au vice. Elle mène un combat à armes inégales puisque la fureur des dieux et de l'amour s'est abattue sur elle. Consciente du fait qu'elle lutte en vain, elle considère la mort comme la seule échappatoire possible. Son sort inspire terreur et pitié aux spectateurs.
Acte II, scène 5
HIPPOLYTE.
Je vois de votre amour l'effet prodigieux.
Tout mort qu'il est, Thésée est présent à vos yeux.
Toujours de son amour votre âme est embrasée.
PHÈDRE.
Oui, Prince, je languis, je brûle pour Thésée.
Je l'aime, non point tel que l'ont vu les Enfers,
Volage1 adorateur de mille objets divers,
Qui va du dieu des morts déshonorer la couche ;
Mais fidèle, mais fier, et même un peu farouche,
Charmant, jeune, traînant tous les cœurs après soi,
Tel qu'on dépeint nos dieux, ou tel que je vous vois.
Il avait votre port, vos yeux, votre langage.
Cette noble pudeur colorait son visage,
Lorsque de notre Crète il traversa les flots,
Digne sujet des vœux2 des filles de Minos3.
Que faisiez-vous alors ? Pourquoi sans Hippolyte
Des héros de la Grèce assembla-t-il l'élite ?
Pourquoi trop jeune encor ne pûtes-vous alors
Entrer dans le vaisseau qui le mit sur nos bords ?
Par vous aurait péri le monstre de la Crète4
Malgré́ tous les détours de sa vaste retraite5.
Pour en développer l'embarras incertain
Ma sœur6 du fil fatal7eût armé votre main.
Mais non, dans ce dessein je l'aurais devancée.
L'amour m'en eût d'abord inspiré la pensée.
C'est moi, Prince, c'est moi dont l'utile secours
Vous eût du labyrinthe enseigné les détours.
Que de soins m'eût coûtés cette tête charmante !
Un fil n'eût point assez rassuré votre amante.
Compagne du péril qu'il vous fallait chercher,
Moi-même devant vous j'aurais voulu marcher,
Et Phèdre au labyrinthe avec vous descendue,
Se serait avec vous retrouvée, ou perdue.
HIPPOLYTE.
Dieux ! Qu'est-ce que j'entends ? Madame, oubliez-vous
Que Thésée est mon père, et qu'il est votre époux ?
1 Volage : changeant.
2 Sujet des vœux : prétendant.
3 Filles de Minos : Phèdre et Ariane.
4 Le monstre de la Crète : le minotaure.
5 Vaste retraite : labyrinthe construit par Dédale.
6 Ma sœur : Ariane.
7 Fil fatal : fil qu'Ariane donne à Thésée et qui lui permet de ressortir du labyrinthe.
- Omniprésence d'Hippolyte
- Modalité interrogative (regret chez Phèdre, horreur chez Hippolyte)
- Termes laudatifs
- Évocation des sentiments de Phèdre
- Subjonctifs plus-que-parfait et conditionnels passés forment l'irréel du passe : ces faits n'ont pas eu lieu au grand regret de Phèdre.
Mouvements du texte :
- Premier mouvement, portrait élogieux de Thésée et implicitement d'Hyppolite : de « Oui, Prince » à « filles de Minos. ».
- Second mouvement, la reconstitution d'un passé fantasmé : de « Que faisiez-vous alors ? » à la fin.
L'essentiel du texte à retenir :
- L'aveu progressif de Phèdre : l'annonce de la mort de Thésée laisse Phèdre libre d'aimer Hippolyte. Mais elle ignore qu'il aime une autre femme, Aricie, lorsqu'elle lui avoue ses sentiments. Dans son discours, elle confond confond progressivement le père et le fils dont elle superpose les images. Elle dresse des deux hommes un portrait parallèle très élogieux. Puis elle substitue l'image d'Hippolyte à celle de Thésée.
- Hippolyte, l'objet d'une passion frénétique : alors qu'il vient de constater la force de l'amour de Phèdre pour son père, Hippolyte se retrouve au centre de son discours. Elle imagine un passé dans lequel elle l'aurait rencontré à la place de Thésée et où elle aurait joué le rôle de sa sœur pour le sauver du minotaure. Horrifié, il comprend à la fin de sa tirade qu'il est le véritable objet de la passion de Phèdre.
- L'engrenage de la mécanique tragique : cet aveu de Phèdre précipite le cours tragique des événements. Hippolyte la repousse et quand Phèdre comprend qu'il en aime une autre, une terrible jalousie va s'emparer d'elle. Elle préfère détruire l'objet de son amour plutôt que de le perdre. Cette démesure de la passion s'appelle l'hubris en grec.
Acte V, scène 7
PHÈDRE.
Non, Thésée, il faut rompre un injuste silence :
Il faut à votre fils rendre son innocence.
Il n'était point coupable.
THÉSÉE.
Ah père infortuné !
Et c'est sur votre foi que je l'ai condamné !
Cruelle, pensez-vous être assez excusée...
PHÈDRE.
Les moments me sont chers, écoutez-moi, Thésée.
C'est moi qui sur ce fils chaste et respectueux
Osai jeter un œil profane, incestueux.
Le ciel mit dans mon sein une flamme1 funeste.
La détestable Oenone a conduit tout le reste.
Elle a craint qu'Hippolyte instruit de ma fureur
Ne découvrît un feu2 qui lui faisait horreur.
La perfide abusant de ma faiblesse extrême.
S'est hâtée à vos yeux de l'accuser lui-même.
Elle s'en est punie, et fuyant mon courroux3
A cherché́ dans les flots un supplice trop doux.
Le fer aurait déjà̀ tranché ma destinée.
Mais je laissais gémir la vertu soupçonnée.
J'ai voulu, devant vous exposant mes remords,
Par un chemin plus lent descendre chez les morts.
J'ai pris, j'ai fait couler dans mes brûlantes veines
Un poison que Médée apporta dans Athènes.
Déjà̀ jusqu'à mon cœur le venin parvenu
Dans ce cœur expirant jette un froid inconnu ;
Déjà̀ je ne vois plus qu'à travers un nuage
Et le ciel, et l'époux que ma présence outrage ;
Et la mort à mes yeux dérobant la clarté́
Rend au jour, qu'ils souillaient4, toute sa pureté́.
PANOPE.
Elle expire, Seigneur.
THÉSÉE.
D'une action si noire
Que ne peut avec elle expirer la mémoire ?
Allons de mon erreur, hélas ! trop éclaircis
Mêler nos pleurs au sang de mon malheureux fils.
Allons de ce cher fils embrasser ce qui reste,
Expier la fureur d'un vœu que je déteste.
Rendons-lui les honneurs qu'il a trop mérités.
Et pour mieux apaiser ses mânes5 irrités,
Que malgré́ les complots d'une injuste famille
Son amante aujourd'hui me tienne lieu de fille.
1 Flamme : amour passionné.
2 Feu : sentiment amour.
3 Courroux : colère.
4 Souiller : déshonorer.
5 Mânes : esprit des morts.
- Expressions de la volonté de Phèdre
- Tonalité pathétique : souffrance de Thésée
- Les effets du poison
- Phèdre désigne les coupables
- Expressions relatives à la mort
L'essentiel du texte à retenir :
- Le dernier aveu de Phèdre à Thésée : Phèdre, avant de mourir, déclare à Thésée que son fils est innocent. Elle accuse Œnone (qui vient de se suicider) et les dieux d'être responsables de ses agissements. Elle se considère davantage comme une victime que comme une coupable. Quand elle s'accuse elle-même, son discours prend le ton de la confession. Thésée a le mot de la fin. Il n'est plus aveuglé par sa colère ; il exprime sa souffrance et son amertume. Il reconnaît sa responsabilité et condamne cet excès de colère. Il expie ses fautes en prenant Aricie pour fille.
- L'agonie de l'héroïne tragique : La passion a conduit Phèdre au désespoir, à la cruauté et à la mort. Pour échapper à ses tourments, elle choisit de se suicider. Elle opte pour le poison qui lui permet de faire ses aveux et d'expier ses fautes avant de mourir. Cette scène suscite la terreur et la pitié du spectateur qui assiste à son agonie.
- Le dénouement de la tragédie, la mort comme ultime remède à la passion : Selon Aristote, la tragédie a une vertu purificatrice qu'il appelle la catharsis. La passion est considérée comme une maladie incurable. La mort est donc le dernier recours de Phèdre. Thésée est également puni de ses excès et condamné à la solitude en perdant sa femme et son fils. Le dénouement de la pièce montre au public les ravages de la passion.