Sommaire
IRéflexions sur « Un théâtre de la condition humaine »IIL'œuvre au programmeAL'auteur : Samuel Beckett (1906-1989)BL'œuvre : Oh les beaux jours (1963)IIITextes-clésAPremier extraitBDeuxième extraitCTroisième extraitRéflexions sur « Un théâtre de la condition humaine »
Si elle ne se limite pas à cette question, l'expression « condition humaine » renvoie principalement à la vie et à la mort. L'homme est par nature voué à mourir, et la vie ne peut être conçue qu'en fonction de cette finalité tragique qu'est la mort :
- Quel sens la vie a-t-elle puisqu'elle mène à la mort ?
- La vie n'est-elle autre chose qu'une longue attente de la mort ?
- Pourquoi s'efforcer de la remplir si elle aboutit au néant ?
La condition mortelle de l'homme implique également une interrogation sur la liberté humaine et la possibilité d'accéder au bonheur.
Le théâtre, et en particulier le théâtre tragique, permet de représenter la condition tragique de l'homme, de mettre en scène des personnages aux prises avec le destin, de montrer que cette lutte est vaine. Qu'il prenne la forme du fatum dans l'Antiquité ou de la fatalité à l'époque classique, qu'il soit imposé par les dieux ou non, le destin tragique de l'homme est au cœur de la tragédie.
Au XXe siècle, dans un contexte de crise morale et idéologique, le théâtre de l'absurde des années 1950-1960 renouvelle la représentation théâtrale de la condition humaine. Les dramaturges Ionesco et Beckett illustrent par des moyens théâtraux l'absurdité de l'existence humaine. Ils en donnent une image « comico-tragique » comme l'écrit Ionesco dans Notes et contre-notes (1962). Leurs personnages, suffisamment dépouillés de toute individualité pour être représentatifs de la condition humaine en général, ne font qu'attendre en vain, tuer l'ennui. Ainsi, l'absurdité de l'action apparaît comme la métaphore de l'absurdité de l'existence, qui s'exprime par la dérision, l'insolite, le rire.
« Rien n'est plus drôle que le malheur [...]. »
Samuel Beckett
Fin de partie
1957
L'œuvre au programme
L'auteur : Samuel Beckett (1906-1989)

Samuel Beckett est né en Irlande, dans une famille de la bourgeoisie protestante. Il poursuit des études de littérature française qui le conduisent à séjourner à Paris, où il s'installe définitivement à la fin des années 1930. Il y fréquente le monde artistique et littéraire, se lie d'amitié avec son compatriote James Joyce, célèbre romancier. Il commence à écrire lui-même (essais, nouvelles, poèmes) et publie son premier roman en anglais, Murphy, en 1938.
Toutefois, Beckett s'aperçoit assez tôt qu'il lui faut écrire en français, et non en anglais, afin de se libérer du poids de la tradition littéraire et de parvenir au style épuré, dépouillé, qu'il souhaite atteindre.
Il écrit trois romans en français : Molloy, Malone meurt et L'Innommable publiés entre 1951 et 1953 par les Éditions de Minuit, maison d'édition à laquelle Beckett restera fidèle toute sa vie.
Mais il se fait surtout connaître au théâtre, avec la pièce En attendant Godot, qui rencontre un très grand succès lors de sa première mise en scène par Roger Blin en 1952. La pièce fait scandale et divise la critique, en raison de l'absence de personnages et d'intrigue au sens traditionnel du terme. Dès lors, s'il continue à écrire des textes narratifs, Beckett se tourne principalement vers le théâtre. Parmi ses textes les plus connus, il écrit Fin de partie en 1957, Oh les beaux jours en 1961 et La Dernière Bande en 1960.
L'œuvre théâtrale de Beckett se singularise par une écriture minimaliste et déroutante, qui heurte les habitudes et attentes des spectateurs, et tend de plus en plus au fil des ans vers le visuel pur.
S'il refuse obstinément d'éclairer ses propres pièces ou d'en donner les clés, Beckett semble néanmoins traduire dans son œuvre le caractère à la fois tragique et grotesque de la condition humaine. Ses personnages, marginaux, isolés, en souffrance, atteints bien souvent d'une forme de décrépitude du corps, passent leur temps à attendre un « Godot » ou une « fin » qui se refuse à eux ; leur existence est vide et vaine, elle s'étire dans une durée infinie, se prolonge dans une souffrance ininterrompue et sans objet véritable.
Beckett reçoit le prix Nobel et littérature en 1969, consécration suprême pour un écrivain, mais ne se rend pas lui-même à la célébration de ce prix à Stockholm. Il ne souhaite pas recevoir ces honneurs et préfère vivre reclus. À la fin de sa vie, il écrit moins mais demeure une figure majeure de la littérature contemporaine. Ses pièces sont régulièrement reprises et mises en scène. Il travaille étroitement avec les metteurs en scène, leur fournissant des indications très précises. Il meurt en 1989, quelques mois après son épouse, qui l'a accompagné toute sa vie.
L'œuvre : Oh les beaux jours (1963)
La pièce Oh les beaux jours est d'abord écrite par Beckett en anglais sous le titre Happy days et créée à New York en septembre 1963. Traduite en français par l'auteur lui-même, elle est ensuite mise en scène par Roger Blin, avec Madeleine Renaud et Jean-Louis Barrault dans les rôles principaux, et présentée au Festival de Théâtre de Venise en septembre 1963. Elle rencontre un très grand succès et arrive à Paris au Théâtre de l'Odéon à partir d'octobre 1963.
Pièce en deux actes pour deux personnages, Oh les beaux jours étonne par son caractère quasi monologique et par le dispositif scénique imaginé par Beckett.
En effet, Winnie, la cinquantaine, interprétée par Madeleine Renaud, est immergée dans un monticule jusqu'à mi-corps (puis jusqu'au cou dans le deuxième acte) et s'adresse à son époux, Willie, qui est caché derrière le monticule et se contente de maugréer de temps en temps.
La pièce est donc constituée d'un long monologue de Winnie, émaillé de très nombreuses didascalies. Winnie s'extasie devant le jour qui se lève et chaque détail de ce quotidien qui chaque jour recommence à l'identique mais qu'elle s'efforce de toujours regarder avec un œil neuf. Elle pioche dans son sac divers objets plus ou moins insolites, qui donnent lieu à des commentaires, et médite sur la vacuité de l'existence, la souffrance qu'elle cause. Son monologue exprime donc l'absurdité de la condition humaine, mais aussi la volonté de trouver en soi la force et l'enthousiasme de poursuivre sans désespérer.
Textes-clés
Les références renvoient à la pagination de la pièce publiée aux Éditions de Minuit.
Premier extrait
Le texte étudié s'étend de la page 11 à la page 13, de « Étendue d'herbe brûlée… » à « Commence ta journée, Winnie. »
Mouvements du texte :
- Premier mouvement, didascalie initiale : de « Étendue d'herbe brûlée » à « Un temps long ».
- Deuxième mouvement, un début de journée : de « WINNIE. – (Fixant le zénith.) » à « Commence ta journée, Winnie. ».
L'essentiel à retenir du texte :
- L'importance de la mise en scène : La didascalie initiale est très longue et détaillée. Au sein du texte, les didascalies prédominent largement. Cela montre l'importance accordée par le dramaturge à la mise en scène : décor, éléments sonores, gestes du personnage sont indiqués au détail près. Parmi ces didascalies, on peut noter la récurrence de « Un temps. » qui révèle la fréquence et l'importance du silence. Le texte semble moins compter que la mise en scène et les silences. Les artifices théâtraux sont mis en valeur pour empêcher toute illusion théâtrale : décor en « trompe-l'œil », sonnerie stridente qui annonce le début de la journée et de la pièce, premiers mots solennels de Winnie qui s'exhorte à « commence[r] [s]a journée », c'est-à-dire aussi commencer à jouer.
- Un dispositif scénique insolite et symbolique de la condition humaine : Winnie est encastrée à mi-corps dans un « mamelon », ce qui est improbable d'une part et implique qu'elle reste statique tout au long de la pièce d'autre part. Pourtant, le théâtre est un art du jeu, du mouvement. La situation de Winnie paraît cocasse, mais aussi angoissante en raison de son incapacité à contrôler son corps et à se mouvoir. Elle peut traduire symboliquement l'absence de liberté et le poids de l'existence. Winnie est même dite « enterrée », donc sa situation est celle d'une demi-morte.
- Winnie, personnage tragique ? Malgré son âge, Winnie est décrite comme une femme plutôt jolie, coquette, féminine, pleine de vie. Lorsqu'elle se réveille, ses premiers mots sont très optimistes, hyperboliques même, et font penser au titre de la pièce. Elle semble rendre grâce à Dieu dans une prière dont l'on n'entend que les derniers mots. Pourtant, elle se trouve dans une situation handicapante et angoissante. Son environnement est agressif, comme en témoigne la sonnerie stridente qui la réveille, et elle est quasiment seule puisque Willie est dissimulé derrière le mamelon. Isolement, immobilité et contrainte caractérisent son quotidien. La phrase à l'impératif « Commence, Winnie. […] Commence ta journée, Winnie. » semble montrer qu'il lui faut du courage pour trouver la force de commencer, que cela ne va pas de soi. Winnie apparaît donc comme un personnage tragique, luttant contre la destinée humaine, représentée par la situation dans laquelle elle se trouve.
Deuxième extrait
Le texte étudié s'étend de la page 33 à la page 35, de « WINNIE. – (Voix normale, d'une traite.) à « Enfin ça ne fait rien. »
Mouvements du texte :
- Premier mouvement, le doute croissant de Winnie : de « WINNIE. – (Voix normale, d'une traite.) à « Même quand tu seras parti, Willie. ».
- Deuxième mouvement, la solitude dans le couple : « (Elle se tourne un peu vers lui.) » à « Enfin ça ne fait rien. ».
L'essentiel à retenir du texte :
- Un monologue ? Willie vient de grommeler quelques mots avec agressivité et Winnie lui répond longuement. Elle n'est pas seule sur scène, puisque Willie est présent, et elle s'adresse à lui, donc il ne s'agit pas d'un monologue au sens strict, mais plutôt d'un soliloque. Pourtant, elle parle « d'une traite » au début, sa parole est continue, interrompue seulement par des silences (« Un temps. ») et Willie ne répond pas à ses questions. Winnie avoue que l'important pour elle est que Willie soit « à portée de voix » et qu'il soit susceptible de l'entendre. Elle a besoin de cet interlocuteur, bien que muet et indifférent, pour poursuivre son soliloque, pour continuer tout court. Elle craint le jour où cet interlocuteur ne sera plus là et où il ne lui restera plus qu'à « regarder droit devant [elle], les lèvres fermées. »
- Le désespoir croissant de Winnie : Winnie fait preuve d'enthousiasme et même de gratitude à l'égard de Willie au début, le remerciant pour ces quelques mots. Pourtant, très vite, le spectateur sent poindre son désespoir, évoqué par la métaphore « un ver qui me ronge ». Le rythme d'abord haletant de la parole laisse alors place à une parole plus discontinue et hésitante. Winnie se projette dans un avenir douloureux, un « désert » auquel elle se refuse en répétant « Non », le regard fixe. La suite du texte est marquée par de nombreuses questions, qui demeurent sans réponse, et la répétition de « je me le demande ». La didascalie « la voix se brise » montre le désespoir de Winnie, qui s'efforce de se reprendre, mais ne peut s'empêcher de supplier Willie de la regarder, en vain. Le passage est donc caractérisé par une gradation du désespoir de Winnie.
- La solitude de Winnie : Dans ce passage, Winnie dit sa solitude et son désarroi. Willie n'est pour elle qu'une oreille « à portée de voix », qui risque de la quitter bientôt ; elle se raccroche à son sac et aux objets qu'il contient sans paraître convaincue qu'il pourra combler le vide. Surtout, elle évoque sa relation avec Willie avec amertume, s'interrogeant sur la possibilité de voir l'autre et d'être vu au sein du couple. Cela devient obsessionnel et insistant dans le 2e mouvement du texte. Winnie réclame de Willie un regard qui puisse justifier son existence, sans l'obtenir.
Troisième extrait
Le texte étudié s'étend de la page 73 à la page 77, de « WINNIE. – (Mondaine.) » à « Ils se regardent. Temps long. »
Mouvements du texte :
- Premier mouvement, une parodie d'échange amoureux : de « WINNIE. – (Mondaine.) » à « je permets ».
- Deuxième mouvement, un dénouement ambigu : de « Il lâche chapeau et gants » à « Ils se regardent. Temps long. ».
L'essentiel à retenir du texte :
- La rencontre du lyrisme et de la trivialité : comme bien souvent dans la pièce, Winnie rappelle à Willie l'époque de leur rencontre avec une certaine nostalgie, et une pointe d'amertume. Elle cite quelques-uns des mots d'amour qu'il lui a dits dans leur jeunesse (ce qu'elle appelle souvent « le vieux style » dans la pièce), mais regrette que le temps de la séduction ait été si court et si vite expédié (« sois à moi je t'adore et finie fleurette »). D'ailleurs, ces jolies phrases dont elle se souvient sont entrecoupées de détails triviaux, sur l'anthrax de Willie, ses vieux restes, son chapeau qu'il a retiré. Les mots d'amour appartiennent au passé et ce vieux couple n'est plus qu'une parodie de couple, en dépit de l'esprit encore exalté et romantique de Winnie et de ses « beaux restes ». D'ailleurs, le passage souligne une fois de plus l'incommunicabilité entre les êtres, même et peut-être surtout au sein du couple. Le texte est émaillé de silences et de moments où Willie ne répond pas aux questions de Winnie qui s'en agace et lui demande s'il est devenu sourd.
- Oh les beaux jours : Winnie se réjouit de cette journée : comme toujours elle fait preuve d'enthousiasme et d'optimisme, et nombreuses sont les expressions et les didascalies qui le traduisent. Winnie annonce la fin en se disant : « Plus pour longtemps, Winnie ». Cette phrase peut s'entendre à différents niveaux : fin du jour (puisqu'elle en parle déjà au futur antérieur : « ça aura été quand même un beau jour ») ; fin de la pièce et enfin sans doute fin de la vie. Il semble que Winnie soit soulagée par cette perspective. À la fin de la pièce, elle entonne sa chanson, une chanson douce et optimiste, à l'image de son état d'esprit dans toute la pièce, mais en décalage avec la situation et l'état dans lequel elle se trouve.
- Une fin tragique ? Willie fait preuve d'un sursaut d'énergie et déploie toutes ses forces, sous les encouragements de Winnie, pour atteindre le revolver. Cette action est ambiguë, et Winnie elle-même ne sait comment l'interpréter : souhaite-t-il tirer sur Winnie ? se suicider ? ou bien atteindre Winnie pour l'embrasser ? Winnie l'encourage, mais semble un instant s'inquiéter lorsqu'elle lui demande s'il a perdu la raison. Le long regard que Winnie et Willie échangent à la toute fin de la pièce laisse planer le doute sur l'issue de cette scène, qui est refusée au spectateur puisque le rideau retombe sans que Winnie ait pu achever son geste.