Sommaire
IRéflexions sur « Le regard éloigné »IIL'œuvre au programmeAL'auteur : Montesquieu (1689-1755)BL'œuvre : Lettres persanes (1721)IIITexte-clésALettre 24BLettre 30CLettre 37Réflexions sur « Le regard éloigné »
« Le regard éloigné » est un regard à distance, suffisamment détaché pour être objectif. En effet, porter sur quelque chose ou quelqu'un un « regard éloigné » permet de le mettre à distance pour l'observer avec neutralité et objectivité, sans affect et sans a priori.
Cette expression renvoie au titre d'un ouvrage publié en 1983 par Claude Lévi-Strauss, célèbre ethnologue, anthropologue, philosophe et académicien, connu notamment pour avoir observé et étudié les mœurs de diverses ethnies, en particulier en Amazonie. Lévi-Strauss a montré la nécessité de diriger son regard vers des cultures étrangères éloignées pour se décentrer de ses propres critères culturels. Cela permet de porter sur sa propre culture un regard suffisamment distancié pour la juger objectivement.
L'intitulé du parcours invite à se poser diverses questions :
- Que m'apporte le « regard éloigné » de l'autre, de l'étranger ?
- Quel regard l'autre porte-t-il sur moi, sur ma culture, ma société ?
- Le « regard éloigné » est-il toujours un regard critique ?
- Peut-on avoir sur soi un « regard éloigné » ?
La littérature offre diverses occasions de porter ce « regard éloigné » :
- L'observation de mœurs étrangères, notamment dans les récits de voyage et les essais, permet de regarder les autres cultures avec recul et de relativiser ses jugements et critères de valeurs.
- La fiction permet d'imaginer le regard porté par des étrangers sur la culture européenne afin de l'observer avec un regard neuf, naïf et plus à même de percevoir les aberrations, les injustices, les paradoxes. Nombreux sont les auteurs qui ont recours au regard de l'autre pour critiquer indirectement la société.
Montaigne critique les colons européens à travers le regard des Indiens d'Amérique dans ses Essais, chapitre « Des cannibales ».
Dans Micromégas, Voltaire adopte le point de vue d'un géant venu d'une autre planète pour critiquer les humains.
L'œuvre au programme
L'auteur : Montesquieu (1689-1755)

Charles-Louis de Secondat, dit Montesquieu, est issu d'une riche famille de la noblesse de robe. Il étudie le droit pour devenir magistrat et devient conseiller au parlement de Bordeaux. En 1721, il publie son premier roman, Lettres persanes, qui le rend célèbre. Il est élu à l'Académie en 1728. Il voyage en Europe de 1728 à 1731 et séjourne en Angleterre où il étudie la monarchie constitutionnelle récemment instituée. Il en tire l'essai politique, économique et philosophique De l'esprit des lois, publié en 1748. L'ouvrage rencontre un très grand succès dans toute l'Europe mais est interdit par l'Église en raison des idées anticléricales qui y sont développées. Dès lors, Montesquieu se fait de nombreux ennemis, mais il est aussi révéré par les écrivains des Lumières qui voient en lui un maître à penser. Il est sollicité par Diderot pour rédiger un article de l'Encyclopédie sur le goût, mais meurt avant d'avoir pu l'achever.
L'œuvre : Lettres persanes (1721)
Première œuvre littéraire de Montesquieu, publiée anonymement à Amsterdam pour éviter la censure, les Lettres persanes sont un roman épistolaire composé de 161 lettres écrites par des Persans. Dans l'introduction de l'œuvre, l'auteur prétend avoir été logé avec des Persans séjournant en France, qui lui auraient communiqué les lettres échangées avec leurs amis restés à Smyrne, en Perse. Ainsi l'auteur aurait recopié ces lettres pour les offrir au public. Le subterfuge, s'il ne trompe personne, confère au roman un goût d'authenticité qui plaît aux lecteurs de l'époque.
L'œuvre s'inscrit dans la mode orientale du XVIIIe siècle. Celle-ci s'est particulièrement développée après la publication en 1704 de la première traduction du recueil de contes Les Mille et Une Nuits par Antoine Galland, qui a rencontré un très grand succès. Les nombreux voyages en Orient, les échanges commerciaux, les rencontres diplomatiques ont également contribué à cette mode, que Montesquieu exploite en mettant en scène des Persans.
En donnant la parole à des étrangers venus en France, Montesquieu invite le lecteur à adopter un « regard éloigné » sur la société française. Les Persans s'étonnent, tantôt amusés, tantôt scandalisés, en observant les mœurs françaises, le fonctionnement politique, le rôle de la religion. Ainsi l'auteur peut développer une critique implicite et souvent ironique de la société, de la monarchie absolue, de l'Église, en utilisant un détour romanesque suffisamment efficace pour ne pas craindre la censure.
Texte-clés
Lettre 24
RICA À IBBEN.
À Smyrne.
Nous sommes à Paris depuis un mois, et nous avons toujours été dans un mouvement continuel. Il faut bien des affaires avant qu'on soit logé, qu'on ait trouvé les gens à qui on est adressé, et qu'on se soit pourvu des choses nécessaires, qui manquent toutes à la fois.
Paris est aussi grand qu'Ispahan : les maisons y sont si hautes, qu'on jurerait qu'elles ne sont habitées que par des astrologues1. Tu juges bien qu'une ville bâtie en l'air, qui a six ou sept maisons les unes sur les autres, est extrêmement peuplée ; et que, quand tout le monde est descendu dans la rue, il s'y fait un bel embarras.
Tu ne le croirais pas peut-être ; depuis un mois que je suis ici, je n'y ai encore vu marcher personne. Il n'y a point de gens au monde qui tirent mieux partie de leur machine2 que les Français : ils courent ; ils volent : les voitures lentes d'Asie, le pas réglé de nos chameaux, les feraient tomber en syncope. Pour moi, qui ne suis point fait à ce train3, et qui vais souvent à pied sans changer d'allure,j'enrage quelquefois comme un chrétien4 : car encore passe qu'on m'éclabousse depuis les pieds jusqu'à la tête ; mais je ne puis pardonner les coups de coude, que je reçois régulièrement et périodiquement : un homme, qui vient après moi et qui me passe5, me fait faire un demi-tour ; et un autre, qui me croise de l'autre côté, me remet soudain où le premier m'avait pris ; et je n'ai pas fait cent pas, que je suis plus brisé que si j'avais fait dix lieues.
Ne crois pas que je puisse, quant à présent, te parler à fond des mœurs et des coutumes européennes : je n'en ai moi-même qu'une légère idée, et je n'ai eu à peine que le temps de m'étonner. […]
1 L'astrologue a besoin d'un point d'observation élevé pour étudier le mouvement des astres.
2 Machine : corps.
3 À ce train : à cette allure.
4 Variante plaisante de l'expression « j'enrage comme un païen ».
5 Me passe : me dépasse.
- Caractéristiques de la forme épistolaire
- Critique
- Expression de l'étonnement
- Agitation de la vie parisienne
- Exagération
- Comique
Mouvements du texte :
- Premier mouvement, tableau de Paris : de « Nous sommes » à « embarras. ».
- Second mouvement, critique de Paris et des Parisiens : de « Tu ne le croirais » à la fin.
L'essentiel à retenir du texte :
- La forme épistolaire : le texte se présente comme une lettre. On y trouve : la mention du destinateur et du destinataire ainsi que du lieu d'expédition en en-tête ; l'implication du locuteur et du destinataire au sein de la lettre ; l'évocation des circonstances de rédaction de la lettre. Le ton est ainsi assez badin et léger, donnant l'illusion d'une conversation avec un ami intime auquel le personnage fait part de ses observations et confie ses déboires.
- Le « regard éloigné » du Persan : le Persan partage avec son ami son étonnement sur les mœurs des Parisiens. En étranger peu habitué à ce mode de vie, il observe avec stupéfaction, effarement, amusement parfois le train de la vie parisienne. Les exagérations rendent compte de ce regard naïf et font sourire le lecteur, de même que les anecdotes comiques ou les expressions détournées.
- La critique : le regard de l'étranger permet surtout une critique du mode de vie des Parisiens. L'agitation permanente et la surpopulation s'accompagnent d'un manque de civilité et d'une brutalité dont souffre le Persan habitué à un rythme de vie lent et paisible.
Lettre 30
RICA AU MÊME.
À Smyrne.
Les habitants de Paris sont d'une curiosité qui va jusqu'à l'extravagance. Lorsque j'arrivai, je fus regardé comme si j'avais été envoyé du ciel : vieillards, hommes, femmes, enfants, tous voulaient me voir. Si je sortais, tout le monde se mettait aux fenêtres ; si j'étais aux Tuileries, je voyais aussitôt un cercle se former autour de moi ; les femmes mêmes faisaient un arc-en-ciel nuancé de mille couleurs, qui m'entourait ; si j'étais aux spectacles, je voyais aussitôt cent lorgnette1 dressées contre ma figure ; enfin, jamais homme n'a tant été vu que moi. Je souriais quelquefois d'entendre des gens qui n'étaient presque jamais sortis de leur chambre, qui disaient entre eux : « Il faut avouer qu'il a l'air bien persan. » Chose admirable ! je trouvais de mes portraits partout ; je me voyais multiplié dans toutes les boutiques, sur toutes les cheminées, tant on craignait de ne m'avoir pas assez vu.
Tant d'honneurs ne laissent pas2 d'être à charge3 : je ne me croyais pas un homme si curieux et si rare ; et, quoique j'aie très bonne opinion de moi, je ne me serais jamais imaginé que je dusse troubler le repos d'une grande ville, où je n'étais point connu. Cela me fit résoudre à quitter l'habit persan, et à en endosser un à l'européenne, pour voir s'il resterait encore, dans ma physionomie, quelque chose d'admirable. Cet essai me fit connaître ce que je valais réellement. Libre de tous les ornements étrangers, je me vis apprécié au plus juste. J'eus sujet de me plaindre de mon tailleur, qui m'avait fait perdre, en un instant, l'attention et l'estime publique ; car j'entrai tout à coup dans un néant affreux. Je demeurais quelquefois une heure dans une compagnie4, sans qu'on m'eût regardé, et qu'on m'eût mis en occasion d'ouvrir la bouche. Mais, si quelqu'un, par hasard, apprenait à la compagnie que j'étais persan, j'entendais aussitôt autour de moi un bourdonnement : « Ah ! ah ! monsieur est persan ? C'est une chose bien extraordinaire ! Comment peut-on être persan ? »
De Paris, le 6 de la lune de Chalval5 1712.
1 Lorgnettes : petites jumelles.
2 Ne laissent pas : ne manquent pas.
3 Être à charge : être embarrassant.
4 Compagnie : groupe de personnes.
5 Mois du calendrier lunaire musulman.
- Verbes « regarder » et « voir »
- Le Persan, objet de curiosité
- Importance de l'apparence extérieure
- Un jugement fondé sur les apparences
- Utilisation du discours direct
Mouvements du texte :
- Premier mouvement, curiosité des Parisiens : de « Les habitants » à « assez vu. ».
- Second mouvement, être/paraître : de « Tant d'honneurs » à la fin.
L'essentiel à retenir du texte :
- Le « regard éloigné » des Parisiens sur le Persan : dans cette lettre, le Persan est l'objet de tous les regards, et ce en toutes circonstances. Il s'étonne et s'amuse ironiquement de cette curiosité excessive pour sa personne.
- L'importance de l'apparence : les Parisiens observent avec curiosité et intérêt le Persan précisément parce qu'il est étranger. On devine que son accoutrement suscite l'étonnement et la fascination des Parisiens, au point de vouloir posséder son portrait. L'expérience du changement d'habit fait connaître au Persan que seule son apparence extérieure lui valait l'intérêt des Parisiens : une fois habillé comme eux, il n'intéresse plus personne. Est ainsi mise en valeur la superficialité des Parisiens, qui jugent sur le paraître uniquement.
- La réversibilité du « regard éloigné » : ce sont les Parisiens qui deviennent l'objet du regard éloigné du Persan, celui-ci analysant leurs comportements et leurs réactions avec distance et ironie. Les exagérations, en particulier dans le 1er paragraphe, les propos cités au discours direct, les remarques ironiques (« Chose admirable ! ») rendent compte de la prise de distance amusée du personnage et de la critique implicite de l'auteur. En témoigne notamment la dernière phrase de la lettre, devenue très célèbre, qui traduit l'égocentrisme et le snobisme des Parisiens.
Lettre 37
USBEK À IBBEN.
À Smyrne.
Le roi de France est vieux1. Nous n'avons point d'exemple, dans nos histoires, d'un monarque qui ait si longtemps régné. On dit qu'il possède à un très haut degré le talent de se faire obéir : il gouverne avec le même génie2 sa famille, sa cour, son État. On lui a souvent entendu dire que, de tous les gouvernements du monde, celui des Turcs, ou celui de notre auguste3 sultan, lui plairait le mieux, tant il fait cas4 de la politique orientale !
J'ai étudié son caractère, et j'y ai trouvé des contradictions qu'il m'est impossible de résoudre : par exemple, il a un ministre qui n'a que dix-huit ans, et une maîtresse qui en a quatre-vingts5 ; il aime sa religion, et il ne peut souffrir ceux qui disent qu'il la faut observer à la rigueur ; quoiqu'il fuie le tumulte des villes, et qu'il se communique6 peu, il n'est occupé, depuis le matin jusqu'au soir, qu'à faire parler de lui ; il aime les trophées et les victoires, mais il craint autant de voir un bon général à la tête de ses troupes, qu'il aurait sujet de le craindre à la tête d'une armée ennemie. Il n'est, je crois, jamais arrivé qu'à lui, d'être, en même temps, comblé de plus de richesses qu'un prince n'en saurait espérer, et accablé d'une pauvreté qu'un particulier ne pourrait soutenir7.
Il aime à gratifier8 ceux qui le servent ; mais il paie aussi libéralement les assiduités9, ou plutôt l'oisiveté10 de ses courtisans, que les campagnes11 laborieuses de ses capitaines : souvent il préfère un homme qui le déshabille12, ou qui lui donne la serviette lorsqu'il se met à table, à un autre qui lui prend des villes ou lui gagne des batailles. Il ne croit pas que la grandeur souveraine doive être gênée13 dans la distribution des grâces, et, sans examiner si celui qu'il comble de biens est homme de mérite, il croit que son choix va le rendre tel : aussi lui a-t-on vu donner une petite pension à un homme qui avait fui deux lieues, et un beau gouvernement à un autre qui en avait fui quatre.
Il est magnifique, surtout dans ses bâtiments : il y a plus de statues dans les jardins de son palais que de citoyens dans une grande ville. Sa garde est aussi forte que celle du prince devant qui les trônes se renversent ; ses armées sont aussi nombreuses, ses ressources aussi grandes, et ses finances aussi inépuisables.
De Paris, le 7 de la lune de Maharram14 1713.
1 Louis XIV a 75 ans.
2 Génie : talent.
3 Auguste : majestueux, vénérable.
4 Faire cas : accorder de l'importance.
5 Allusion à Madame de Maintenon, qui a 78 ans.
6 Se communiquer : faire des déclarations publiques.
7 Allusion à la pauvreté de la France à la fin du règne de Louis XIV.
8 Gratifier : récompenser.
9 Assiduités : empressements, prévenances.
10 Oisiveté : inaction.
11 Campagnes : campagnes militaires.
12 Allusion au protocole de l'habillage du roi au lever.
13 Gênée : embarrassée.
14 Mois du calendrier lunaire musulman.
- Connecteurs à valeur d'opposition
- Regard éloigné
- Faux éloge ironique
- Séries d'antithèses
Mouvements du texte :
- Premier mouvement, portrait du roi : de « Le roi de France » à « orientale ! ».
- Deuxième mouvement, observation des contradictions du roi : de « J'ai étudié » à « quatre ».
- Troisième mouvement, faux éloge : de « il est magnifique » à la fin.
L'essentiel à retenir du texte :
- Le « regard éloigné » d'un étranger sur le roi de France : Montesquieu tire parti dans ce texte du regard éloigné de l'étranger pour décrire le roi de France avec distance. La naïveté et la spontanéité du Persan sont révélateurs de l'éloignement de son regard : il s'étonne de l'âge du roi, ignore les usages et le protocole, relève des incohérences.
- L'observation des contradictions : le Persan note « des contradictions ». Dans le texte, elles prennent la forme de nombreuses antithèses. Celles-ci rendent compte d'incohérences dans la manière de gouverner du roi, du moins pour un regard étranger. Ainsi sont mises en valeur des aberrations : la jeunesse (donc l'incompétence supposée) des ministres, la distribution peu rationnelle des gratifications, la pauvreté du peuple eu égard à la richesse du roi, etc. Le regard du Persan permet à Montesquieu de critiquer implicitement et ironiquement le monarque, par le détour de la fiction.
- Un faux éloge : le portrait du roi se présente comme un éloge, comportant de nombreux termes mélioratifs. Toutefois, de nombreux procédés signalent l'ironie et laissent percevoir derrière ce pseudo-éloge un blâme implicite. Se dessine ainsi implicitement le portrait d'un roi tyrannique.