Sommaire
IParcours : réflexions sur l'intitulé du parcours « La comédie sociale »IIJean de La Bruyère, l'auteur des CaractèresIIIPrésentation de l'œuvreALe contexteBRésumé de l'œuvre1Livre V : De la société et de la conversation (83 remarques)2Livre VI : Des biens de fortune (83 remarques)3Livre VII : De la ville (22 remarques)4Livre VIII : De la cour (101 remarques)5Livre IX : Des grands (56 remarques)6Livre X : Du souverain ou de la république (35 remarques)CLes personnages principauxDLes thèmes principaux1L'honnête homme2Le theatrum mundi3La peinture et la critique des mœurs de la société de son tempsIVTextes-clésAArrias (Livre V « De la société et de la conversation », remarque 9)11er mouvement : un portrait peu flatteur22e mouvement : la sottise d'Arrias33e mouvement : l'illusion d'une enquête scientifique44e mouvement : un véritable coup de théâtreB« Le spectateur professionnel » (Livre VII, « De la ville », remarque 13)11er mouvement : un personnage qui semble partout à la fois22e mouvement : un personnage qui accumule les activités33e mouvement : le spectacle du mondeCPamphile (Livre IX « Des grands », remarque 50 - extrait)11er mouvement : la critique de l'homme de cour22e mouvement : une réflexion sur les faux-semblants et l'hypocrisie33e mouvement : la métaphore du theatrum mundiParcours : réflexions sur l'intitulé du parcours « La comédie sociale »
L'intitulé du parcours fait le rapprochement entre la vie en société et le théâtre. Il faut donc s'intéresser aux définitions de ces deux notions ainsi qu'au rapport qu'elles entretiennent.
Le terme « comédie » est polysémique, il peut avoir différentes significations. Une « comédie » peut désigner tout d'abord une pièce de théâtre divertissante. Le mot « comédie » désigne également une attitude fausse et théâtrale.
Antoine de Furetière, un lexicographe de renom du XVIIe siècle, définit ainsi le terme de « comédie » :
1. « Piece de theatre composée avec art, en prose, ou en vers, pour representer quelque action humaine ; & se dit en ce sens des pieces serieuses, ou burlesques. »
2. « COMEDIE, se dit par extension de toute action plaisante, ou ridicule, qui se fait en compagnie. »
Il y a donc aujourd'hui derrière l'idée de comédie, tout comme au XVIIe siècle, celle de pièce de théâtre et de faux-semblants.
Il faut noter qu'aujourd'hui, le terme peut également désigner une attitude désagréable et insupportable synonyme de « caprice ». On peut, par extension, associer le mot « comédien » à l'intitulé du parcours. Ce terme peut signifier « personne qui fait du théâtre » mais également « personne qui se compose une attitude ».
Le terme « sociale » signifie « qui est relative à une société ». Une société désigne le milieu dans lequel vivent les hommes en groupe. Ce milieu est régi par des lois. Il y a, dans toute société, des interactions permanentes entre les individus qui la composent.
Lorsqu'on parle de « comédie sociale », on étudie donc la manière dont les individus se mettent en scène et sont mis en scène dans leurs interactions avec les autres. Les hommes jouent donc un rôle et s'offrent en spectacle. Mais ils sont également les spectateurs de cette comédie. En somme, l'homme est un comédien qui joue la comédie sociale car il essaie de paraître ce qu'il n'est pas.
Dans Les Caractères, Jean de La Bruyère dénonce la comédie sociale. L'hypocrisie est généralisée et les hommes sont sans cesse en représentation. Ils jouent un rôle en permanence et ne sont pas sincères. Pour lui, les actions individuelles et les interactions sociales sont saturées de mensonges et de faux-semblants.
L'intitulé du parcours invite à se poser diverses questions :
- Comédie ou tragédie sociale ?
- En quoi la société est-elle le lieu d'une comédie permanente ?
- Dans quelle mesure les hommes sont-ils acteurs et spectateurs du monde ?
- Quel regard porter sur la comédie sociale ?
- Qu'y a-t-il de théâtral dans la société ?
Jean de La Bruyère, l'auteur des Caractères
Jean de La Bruyère est une figure marquante de son époque, issu de la noblesse de robe. Après des études de droit et la formation du duc de Bourbon, il va marquer les mémoires en publiant Les Caractères en 1688.
Jean de La Bruyère naît le 16 août 1645 à Paris. Il est issu d'une famille bourgeoise de la magistrature.
En 1665, après des études de droit, il soutient ses thèses et devient avocat. Mais ce métier lui plaît peu.
En 1673, La Bruyère achète une charge de trésorier des finances à Caen, ce qui l'anoblit et lui procure des revenus confortables. Il appartient alors à ce que l'on appelle la « noblesse de robe ».
Noblesse de robe
La « noblesse de robe » regroupe tous les nobles qui occupent des fonctions gouvernementales, principalement dans la justice et les finances. On les appelle également les « robins ».
En 1680, La Bruyère rencontre Bossuet qui est le précepteur du Dauphin. Quatre ans plus tard, grâce aux recommandations de Bossuet, il devient le précepteur du duc de Bourbon qui appartient à l'une des plus grandes familles de France (les Condé). C'est le début de l'ascension sociale de La Bruyère.
En 1686, la formation du jeune duc est terminée. Mais La Bruyère reste au service de la maison de Condé. Il a la fonction de « gentilhomme ordinaire » de M. le Duc. Il s'occupe de la gestion de la bibliothèque. Comme il fréquente la cour, La Bruyère a l'occasion d'observer ceux qui la constituent. Cela lui donne de la matière pour l'ouvrage qu'il est en train d'écrire.
En 1688, il publie pour la première fois Les Caractères. Le succès est fulgurant. La Bruyère ne cessera de rééditer son livre en y ajoutant régulièrement de nouvelles réflexions.
En 1693, il est élu à l'Académie française bien que les « Modernes », et principalement Fontenelle, s'y soient vivement opposés.
En 1696 paraît la dernière version des Caractères qui est constituée de 1 120 remarques. Le 10 mai 1696, La Bruyère meurt à Versailles d'une hémorragie cérébrale.
La querelle des Anciens et des Modernes est une dispute littéraire qui naît au XVIIe siècle au sein de l'Académie française. Les Anciens soutiennent l'idée que les auteurs antiques doivent rester des modèles dans la création littéraire alors que les Modernes pensent que l'on peut rivaliser avec les auteurs antiques et qu'il faut renouveler la création artistique.
Présentation de l'œuvre
La Bruyère puise son inspiration dans les tourments de son époque pour écrire son œuvre. Son titre complet, Les Caractères ou Les Mœurs de ce siècle, y fait d'ailleurs référence. L'ouvrage est divisé en seize livres. Chacun s'attarde sur un aspect de la société du XVIIe siècle, à travers différents portraits.
Le contexte
Le contexte historique est primordial dans cette œuvre. En effet, La Bruyère s'en inspire pour nourrir son ouvrage et, surtout, pour en faire la critique. Les guerres et les inégalités sociales et économiques sont notamment abordées.
Les Caractères sont écrits pendant le règne de Louis XIV. En 1688, à leur parution, Louis XIV s'est déjà installé avec toute sa cour à Versailles. Les nobles les plus en vue sont ainsi éloignés de Paris. Louis XIV les maintient sous son emprise et les empêche, de cette manière, de comploter contre lui. Les nobles se soumettent alors à l'étiquette qui réglemente leurs relations et leurs comportements. Ils ne sont occupés que par des loisirs et des divertissements. Leur seul but devient alors de se faire bien voir par le roi.
Le règne de Louis XIV est marqué par des guerres, dont la guerre de Neuf Ans qui débute en 1688, mais aussi par les persécutions religieuses contre les jansénistes et contre les protestants.
Les inégalités sociales et économiques sont très fortes à cette époque. On distingue trois ordres qui divisent la société sous Louis XIV : la noblesse, le clergé et le tiers état. Ces ordres sont marqués par de grandes inégalités internes. La population française est donc très divisée. De plus, Louis XIV asservit les arts et la religion pour en faire des outils de soutien politique. C'est une des manifestations de l'absolutisme.
La Bruyère va utiliser toute cette matière pour composer son œuvre. Il va s'offusquer de la condition du tiers état, du comportement des bourgeois et des nobles mus par une ambition nuisible, il va s'insurger, également, contre l'hypocrisie et la fourberie des plus grands. Il fait ainsi la critique acerbe d'une société d'Ancien Régime corrompue et décadente.
La Bruyère est ce que l'on appelle un moraliste. Un moraliste, au XVIIe siècle, est un écrivain qui observe et peint les mœurs de son époque et propose une morale solide. Il s'agit, pour les moralistes, de plaire et d'instruire avec une volonté de montrer aux hommes comment bien conduire leurs mœurs.
Résumé de l'œuvre
Les Caractères de La Bruyère regroupent des maximes, des portraits ou des réflexions qui sont réparties en seize livres. Chaque livre aborde un aspect de la société de l'époque.
La Bruyère présente ses Caractères comme étant la suite de l'œuvre de Théophraste, Caractères, probablement écrite en 319 av. J.-C. Les Caractères comptent, au total, seize livres. Chaque livre est consacré à un aspect de la société de l'époque de La Bruyère. Les livres V à X, qui font l'objet de la présente étude, sont organisés de manière logique. Ainsi, à l'image de la hiérarchie sociale qui ordonne la société française, ces livres sont arrangés selon un ordre « croissant ». Le livre V est consacré aux relations humaines en général et le livre X est consacré au roi Louis XIV.
Chacun des livres est subdivisé en remarques (il y en a 420 au total dans toute l'œuvre), certaines fonctionnant comme des réflexions et d'autres comme des portraits, des morales ou des maximes. La Bruyère utilise différents styles et procédés qui rendent son œuvre unique et plaisante : le dialogue, la saynète, l'apologue, le pastiche, le récit, la description, la comédie, etc.
Le dessein de La Bruyère est de « peindre l'homme en général » et ce « d'après nature » (préface aux Caractères).
Le titre complet de l'œuvre est Les Caractères ou Les Mœurs de ce siècle. Cela sous-entend que La Bruyère va peindre à la fois les défauts individuels des hommes (leur caractère) et les défauts de la société (les mœurs).
Caractère
Le mot caractère vient du latin character qui signifie « marque, empreinte, signe distinctif » et du grec kharakter qui signifie « signe, empreinte ». Par extension, le mot « caractère » prend le sens de « disposition morale d'une personne ». Le terme désigne, en littérature, une forme qui fait la peinture des mœurs des hommes à partir de leurs caractéristiques individuelles.
Livre V : De la société et de la conversation (83 remarques)
La Bruyère étudie, dans ce livre, les relations humaines et notamment l'usage de la parole.
Pour lui, les hommes ne s'écoutent pas et cherchent sans cesse à se dominer les uns les autres. Alors que la parole devrait être un outil d'échanges et de conversation dans le but de s'instruire et de se comprendre, elle devient un outil qui sert les disputes, les moqueries et les intérêts de chacun. La Bruyère ébauche, en filigrane, le portrait de l'honnête homme.
Les portraits principaux du livre V sont ceux d'Acis, Arrias, Théodecte, Troïle, Cléon, Euthyphron, Cléante et Hermagoras.
Livre VI : Des biens de fortune (83 remarques)
Ce livre a pour thème principal l'argent. La Bruyère dénonce l'effet pervertissant des biens.
La Bruyère explique que c'est l'argent qui fait fonctionner la société. Il explique que l'argent a des effets néfastes sur la personnalité des hommes. Pour lui, l'argent est à l'origine de la décadence des hommes et de la société dans laquelle ils vivent car il la régit et en menace l'équilibre.
Les portraits principaux du livre VI sont ceux de Clitiphon, Arfure, Crésus, Périandre, Chrysippe et Ergaste.
Livre VII : De la ville (22 remarques)
Dans ce livre, La Bruyère fait une satire féroce des habitants de la ville de Paris et particulièrement des « parvenus ».
La ville est un lieu corrompu où les gens se livrent à une véritable comédie sociale. En effet, les bourgeois imitent les gens de la cour en se mettant en scène. C'est également un endroit où toutes les classes sociales se côtoient, cohabitent et se mélangent. Mais chacun essaie de sortir de sa classe sociale par tous les moyens possibles. La Bruyère déplore aussi le fait que seules les apparences comptent car chacun est soumis au regard de l'autre. Paris est donc un véritable théâtre qui montre le spectacle déplorable de la malveillance, de l'hypocrisie et de la tromperie humaines.
La remarque 22, qui clôture le livre VII, permet à l'auteur d'évoquer les mœurs des anciens Romains et de les ériger en exemple.
Les portraits principaux du livre VII sont ceux de Narcisse et Théramène.
Livre VIII : De la cour (101 remarques)
Dans ce livre, La Bruyère poursuit la métaphore théâtrale. Il montre que la cour n'est que faux-semblants, hypocrisie et manigances.
La Bruyère dénonce le règne des apparences. Les courtisans sont fustigés pour leur orgueil et leur ambition démesurée. Il se moque de leur comportement et des règles ridicules de l'Étiquette. Leur désir incessant de reconnaissance et leur souci permanent de plaire font d'eux les pantins du roi et des plus puissants.
La remarque 101 apporte une véritable morale : la sagesse veut que l'on s'éloigne de la cour.
Les portraits principaux du livre VIII sont ceux de Cimon, Clitandre, Théonas, Timante, Théodote et Straton.
Livre IX : Des grands (56 remarques)
Dans ce livre, le moraliste dénonce les privilèges acquis par la naissance et le mépris du mérite personnel.
La Bruyère évoque les « grands », c'est-à-dire les hommes issus des familles les plus puissantes. Ces « grands », qui sont vaniteux, dominent et écrasent les plus « petits » qui se soumettent à eux dans une forme de servitude volontaire. Malgré tout, les « grands » ne se comportent pas mieux que les « petits » et ils possèdent tous les mêmes défauts. Ce livre est placé sous le signe de l'ironie, du sarcasme, de la raillerie et de la dénonciation.
Les portraits principaux du livre IX sont ceux de Théophile, Théognis, et Pamphile.
Le Discours de la servitude volontaire est une œuvre d'Étienne de La Boétie, un penseur du XVIe siècle. Ce discours est un réquisitoire contre l'absolutisme. La Boétie essaie de comprendre comment tout une population peut se soumettre à un seul et même homme. Il soutient que cette servitude est consentie et non pas forcée.
Livre X : Du souverain ou de la république (35 remarques)
Ce livre est consacré au roi Louis XIV. La Bruyère y évoque également l'exercice du pouvoir.
L'auteur dénonce les abus de Louis XIV et plus particulièrement les guerres qu'il mène. Le moraliste prodigue des conseils au roi et il établit une liste de qualités qui devraient être celles de ceux qui gouvernent. À travers ces remarques se profile la critique latente mais sévère de Louis XIV. Il propose aussi le portrait de dirigeants idéaux par le biais de la métaphore du prince-berger (remarque 29) et le portrait d'un souverain parfait (remarque 35). Il évoque dans ce chapitre les devoirs du souverain et des dirigeants mais aussi ceux du peuple.
Les personnages principaux
Les portraits dépeints par La Bruyère lui permettent de parler de son époque, d'évoquer un type humain.
Il n'y a pas à proprement parler de « personnages » dans cette œuvre, car c'est un essai. Cependant, on y trouve de nombreux portraits. Les figures dont La Bruyère fait le portrait sont issues de l'Antiquité ou tirées des comédies antiques ou classiques. Bien que nombre de lecteurs ont essayé de savoir qui se cachait derrière ces portraits, La Bruyère a insisté sur son dessein : tenir des propos sur la nature humaine en général. Derrière chaque portrait se cache donc un type humain.
Les personnages ne sont pas ou peu décrits physiquement. La Bruyère n'étudie pas non plus leur psychologie. Il s'efforce de brosser un portrait de leurs mœurs et de leurs comportements.
Pour mener ces portraits à bien, il emploie principalement deux procédés littéraires : l'hypotypose et l'éthopée.
Hypotypose
L'hypotypose est une figure de style qui consiste à décrire une scène ou une personne de manière tellement frappante et animée que le lecteur a l'impression de vivre cette scène ou d'être en face de cette personne.
Éthopée
L'éthopée est un procédé qui consiste à décrire des personnages par l'évocation de leurs mœurs et de leurs coutumes. C'est donc une description qui a pour objectif de dresser le portrait moral d'un personnage.
Les thèmes principaux
La Bruyère aborde de nombreux thèmes dans Les Caractères. Cependant, trois d'entre eux sont particulièrement importants : l'honnête homme, le theatrum mundi et la peinture et la critique des mœurs de la société de son temps.
L'honnête homme
Dans Les Caractères, La Bruyère propose, par le biais des portraits satiriques qu'il fait de ses « personnages » et par contraste, l'image idéale de l'honnête homme.
L'honnête homme représente l'idéal de l'époque classique. Le Larousse le définit ainsi : « Homme du monde accompli, d'un esprit cultivé mais exempt de pédantisme, agréable et distingué tant dans son aspect physique que dans ses manières ».
Époque classique
L'époque classique est la période littéraire durant laquelle règne le classicisme en France, c'est-à-dire entre 1660 et 1685. Le classicisme est régi par des règles esthétiques et morales très strictes : sobriété et clarté du propos, imitation des auteurs de l'Antiquité, désir de plaire et d'instruire. Les auteurs de cette époque cherchent à égaler la perfection de la beauté des œuvres antiques.
Ainsi, l'honnête homme est un homme de goût. Il sait plaire naturellement, sans faire usage d'artifices. C'est un érudit qui est capable de rester modeste et discret. Il utilise la conversation à bon escient et ne doit être ni présomptueux ni imbu de lui-même. Il doit, en restant mesuré et délicat, savoir se rendre plaisant et divertissant. C'est donc un homme cultivé et de bonne compagnie qui se caractérise par sa maîtrise de lui-même et par celle des relations sociales.
En faisant le portrait de personnages ridicules comme Théodecte (livre V, remarque 12) qui est trop théâtral, en mettant en lumière des défauts risibles à l'image de la vanité et de l'égoïsme de Narcisse (livre VII, remarque 12), en dénonçant les travers de la nature humaine et en se riant de la conduite des hommes qui sont manipulateurs, arrivistes et intrigants comme le sont les hommes de cour (livre VIII), La Bruyère construit, finalement, le portrait de l'honnête homme en montrant ce qu'il ne faut pas faire.
Le theatrum mundi
Le motif du theatrum mundi est ce que l'on appelle un topos littéraire : c'est un thème traditionnel et répandu en littérature. Le theatrum mundi fait le rapprochement entre le jeu théâtral et la vie en société. Cela peut se traduire par « le théâtre du monde ».
L'idée du theatrum mundi renvoie à une conception biblique du monde. D'après les préceptes chrétiens, Dieu est le créateur de notre monde puis il en devient le spectateur. Ainsi, le monde est un théâtre dans lequel chaque être humain joue un rôle. Le monde n'est donc qu'une illusion et la vie n'est donc qu'une comédie sans fin.
Cette idée se retrouve à de nombreuses reprises dans Les Caractères. Dans livre VI « Des biens de fortune » (remarque 31), La Bruyère écrit : « Le peuple souvent a le plaisir de la tragédie : il voit périr sur le théâtre du monde les personnages les plus odieux, qui ont fait le plus de mal dans diverses scènes, et qu'il a le plus haïs. » C'est particulièrement au cours du livre VIII, à la remarque 99, qu'il exprime cette idée.
« Dans cent ans le monde subsistera encore en son entier : ce sera le même théâtre et les mêmes décorations, ce ne seront plus les mêmes acteurs. Tout ce qui se réjouit sur une grâce reçue, ou ce qui s'attriste et se désespère sur un refus, tous auront disparu de dessus la scène. Il s'avance déjà sur le théâtre d'autres hommes qui vont jouer dans une même pièce les mêmes rôles ; ils s'évanouiront à leur tour ; et ceux qui ne sont pas encore, un jour ne seront plus : de nouveaux acteurs ont pris leur place. Quel fond à faire sur un personnage de comédie ! ».
Jean de La Bruyère
Les Caractères, « Livre VIII »
1880
Le monde est une comédie perpétuelle. Rien ne change sauf les « acteurs ». Mais les nouveaux hommes qui remplacent les anciens vont répéter les mêmes comportements.
La peinture et la critique des mœurs de la société de son temps
La Bruyère, en bon moraliste, cherche à dénoncer les défauts des hommes et les vices de son époque en peignant la société. Cela lui permet de montrer ce qu'il faut faire et ce qui est à éviter.
La Bruyère, au service de la famille de Condé, fréquente régulièrement Versailles et la cour. Il a donc tout le loisir d'observer le microcosme qui la constitue. Il est l'observateur direct des vices (et des vertus) des hommes de son époque. Les portraits qu'il fait sont inspirés par les personnes qu'il croise. Par l'intermédiaire de ses Caractères, La Bruyère cherche à montrer à ses contemporains les travers de leurs mœurs et les défauts de leurs comportements. Il montre qu'ils sont corrompus et corruptibles tant ils accordent de l'intérêt à l'argent. Ainsi, dans le livre VI « Des biens et des fortunes », le moraliste dénonce la toute-puissance de l'argent qui perturbe l'ordre social. La société n'est pas régie par le mérite mais par la richesse. Les plus riches asservissent les plus pauvres qui se retrouvent exclus de la société. Ainsi, La Bruyère prend notamment l'exemple d'Ergaste (livre VI, remarque 28) prêt à tout pour s'enrichir ou de Giton et Phédon (livre VI, remarque 83) dont la vie est bien différente en raison de leur fortune. Le premier se donne tous les droits sur les autres en raison de sa richesse, il est heureux et a une vie sociale épanouie. Inversement, le second, Phédon, semble exclu de toute vie sociale car il est pauvre.
Pour l'auteur, la ville et la cour concentrent et exacerbent les vices de l'homme. En effet, ces deux lieux montrent tout à la fois le clivage social et la perméabilité des classes. Pour l'auteur, cela conduit à un déséquilibre de la société. En effet, les apparences et les faux-semblants modifient l'ordre social et créent une instabilité. Cette instabilité se remarque à travers le destin de certains personnages qui passent de la fortune à l'infortune en un rien de temps. La Bruyère prend le cas d'un homme anonyme qui, à peine installé dans ses nouvelles fonctions qui le mettent dans la lumière, s'en retrouve rapidement déchu, ce qui le replace dans l'ombre (livre VIII, remarque 32). Or, cette instabilité permanente ne favorise ni le mérite ni la vertu. Ainsi, dans le livre VI « Des biens de fortune », La Bruyère fait le portrait de Sosie (remarque 15), qui passe du statut de domestique à celui d'administrateur des biens d'une paroisse religieuse (il devient donc noble) non pas grâce à son mérite mais par le biais de fraudes financières et de manigances.
Enfin, au-delà d'une critique des mœurs du peuple, La Bruyère fait aussi la critique de ceux qui gouvernent. C'est l'objet de livre X intitulé « Du souverain et de la république ». Tout en y dénonçant les défauts d'un mauvais souverain, il montre les exemples que ceux qui gouvernent devraient suivre. Ainsi, il critique tout particulièrement l'absolutisme et la tyrannie qui en découle : « C'est la manière la plus horrible et la plus grossière de maintenir, ou de s'agrandir » (remarque 2), « Il n'y a point de patrie dans le despotique » (remarque 4). La Bruyère s'insurge également contre la guerre qui ravage le pays et le peuple (remarque 10). Le moraliste se permet ensuite de donner des conseils au souverain pour devenir un bon roi : il doit s'entourer (remarques 14 et 23), il doit servir les intérêts du peuple et non les siens (remarque 24), il doit conduire son peuple comme un berger conduit son troupeau (remarque 29), enfin, il doit être constant et juste envers son peuple (remarque 35). C'est d'ailleurs dans cette trente-cinquième et dernière remarque que La Bruyère brosse le portrait du souverain idéal.
Textes-clés
Arrias (Livre V « De la société et de la conversation », remarque 9)
« Arrias a tout lu, a tout vu, il veut le persuader ainsi ; c'est un homme universel, et il se donne pour tel : il aime mieux mentir que de se taire ou de paraître ignorer quelque chose. On parle à la table d'un grand d'une cour du Nord : il prend la parole, et l'ôte à ceux qui allaient dire ce qu'ils en savent ; il s'oriente dans cette région lointaine comme s'il en était originaire ; il discourt des mœurs de cette cour, des femmes du pays, de ses lois et de ses coutumes ; il récite des historiettes qui y sont arrivées ; il les trouve plaisantes, et il en rit le premier jusqu'à éclater. Quelqu'un se hasarde de le contredire, et lui prouve nettement qu'il dit des choses qui ne sont pas vraies. Arrias ne se trouble point, prend feu au contraire contre l'interrupteur : "Je n'avance, lui dit-il, je ne raconte rien que je ne sache d'original : je l'ai appris de Sethon, ambassadeur de France dans cette cour, revenu à Paris depuis quelques jours, que je connais familièrement, que j'ai fort interrogé, et qui ne m'a caché aucune circonstance." Il reprenait le fil de sa narration avec plus de confiance qu'il ne l'avait commencée, lorsque l'un des conviés lui dit : « C'est Sethon à qui vous parlez, lui-même, et qui arrive fraîchement de son ambassade." »
- Hyperboles
- Vocabulaire des faux-semblants
- Vocabulaire de la parole
- Arrias monopolise la parole
- La « rigueur scientifique » de la démarche d'Arrias
- Un retournement de situation comique
Il y a quatre mouvements essentiels à retenir de ce texte.
1er mouvement : un portrait peu flatteur
Arrias est d'emblée présenté comme un homme pédant et imbu de lui-même. Les hyperboles montrent qu'il est toujours dans l'excès et inscrivent le portrait d'Arrias dans la satire. Le vocabulaire des faux-semblants fait comprendre que c'est un trompeur. Il préfère le mensonge à la vérité. L'expression « c'est un homme universel » montre qu'en fait Arrias est un personnage-type. Il représente à la fois la pédanterie et la comédie que les hommes jouent en société.
2e mouvement : la sottise d'Arrias
Les nombreux verbes de parole ainsi que la répétition anaphorique du pronom personnel « il » montrent qu'Arrias monopolise la parole. La conversation mondaine devient alors un monologue. Les propos d'Arrias montrent aussi toute sa bêtise. Le fait qu'il parle de choses qu'il ne connaît pas et qu'il rit de ses propres histoires renforcent l'idée qu'il est un sot. Enfin, quand un « interrupteur » le contredit et lui prouve qu'il a tort, en lui opposant la vérité, Arrias fait preuve d'une mauvaise fois impressionnante en simulant une colère bien peu légitime.
3e mouvement : l'illusion d'une enquête scientifique
Arrias cautionne ses propres propos en affirmant avoir fait une enquête rigoureuse : il tient cela d'une personne de renom, « Sethon, ambassadeur de France dans cette cour », qu'il a « interrogé » et qui ne lui a « rien caché ». Il donne donc l'impression que ses propos sont authentiques et vérifiables car l'évocation de Sethon fait office d'argument d'autorité.
Argument d'autorité
L'argument d'autorité s'appuie sur les propos, la pensée d'une personne faisant autorité dans un domaine ou considérée comme une référence.
Par l'assurance qu'il met dans son discours (« Il reprenait le fil de sa narration avec plus de confiance qu'il ne l'avait commencée »), Arrias semble avoir pris le dessus sur son « interrupteur » mais ce n'est qu'une illusion.
4e mouvement : un véritable coup de théâtre
La dernière phrase prononcée par « un des conviés » met fin à l'illusion. Dans un retournement de situation comique, l'imposture d'Arrias est révélée.
À travers ce portrait satirique d'Arrias, La Bruyère dénonce la pédanterie et le mauvais usage de la parole. En cela, Arrias est l'exact contraire de ce que devrait être un homme honnête. La Bruyère montre également que les hommes jouent un rôle en société sur le théâtre du monde.
« Le spectateur professionnel » (Livre VII, « De la ville », remarque 13)
« Voilà un homme, dites-vous, que j'ai vu quelque part : de savoir où, il est difficile ; mais son visage m'est familier. —Il l'est à bien d'autres ; et je vais, s'il se peut, aider votre mémoire. Est-ce au boulevard sur un strapontin, ou aux Tuileries dans la grande allée, ou dans le balcon à la comédie ? Est-ce au sermon, au bal, à Rambouillet ? Où pourriez-vous ne l'avoir point vu ? où n'est-il point ? S'il y a dans la place une fameuse exécution, ou un feu de joie, il paraît à une fenêtre de l'Hôtel de ville ; si l'on attend une magnifique entrée, il a sa place sur un échafaud ; s'il se fait un carrousel, le voilà entré, et placé sur l'amphithéâtre ; si le Roi reçoit des ambassadeurs, il voit leur marche, il assiste à leur audience, il est en haie quand ils reviennent de leur audience. Sa présence est aussi essentielle aux serments des ligues suisses que celle du chancelier et des ligues mêmes. C'est son visage que l'on voit aux almanachs représenter le peuple ou l'assistance. Il y a une chasse publique, une Saint-Hubert, le voilà à cheval ; on parle d'un camp et d'une revue, il est à Ouilles, il est à Achères. Il aime les troupes, la milice, la guerre ; il la voit de près, et jusques au fort de Bernardi. Chanley sait les marches, Jacquier les vivres, Du Metz l'artillerie : celui-ci voit, il a vieilli sous le harnois en voyant, il est spectateur de profession ; il ne fait rien de ce qu'un homme doit faire, il ne sait rien de ce qu'il doit savoir ; mais il a vu, dit-il, tout ce qu'on peut voir, et il n'aura point regret de mourir.
- Vocabulaire de la vue employé en polyptote
- Vocabulaire du lieu
- Le personnage assiste à une grande quantité d'événements publics
- Présence anaphorique des pronoms de 3e personne
Il y a trois mouvements essentiels à retenir de ce texte.
1er mouvement : un personnage qui semble partout à la fois
Le personnage dont il est question et qui restera, tout le long de l'extrait, anonyme, semble être partout à la fois. On ne sait pas qui il est mais tout le monde l'a déjà vu (« son visage m'est familier »).
2e mouvement : un personnage qui accumule les activités
Ce personnage assiste à tout ce à quoi il peut assister. Le procédé de l'accumulation montre qu'il enchaîne inlassablement les activités de toutes sortes : divertissantes, politiques, militaires, culturelles.
3e mouvement : le spectacle du monde
Le personnage semble avoir envie de tout voir. Il est un « spectateur de profession ». Le polyptote du mot « voir » montre que le thème de la vue est au centre de cette remarque. Le polyptote insiste donc sur l'omniprésence de la vision. Mais ce personnage se contente de voir, d'observer, d'assister. Il reste passif car il n'agit pas et il n'apprend finalement rien.
Polyptote
Un polyptote est une figure de style qui consiste en la reprise d'un même terme avec des variations morphologiques (nombre, temps, personne, etc.).
Être un « spectateur professionnel » est finalement une activité oisive et bien peu porteuse. En effet, voir n'est ni vivre ni savoir. La Bruyère critique ici non pas les hommes qui jouent sur le théâtre du monde mais les hommes qui observent la comédie sociale sans réfléchir ni en tirer de leçons.
Pamphile (Livre IX « Des grands », remarque 50 - extrait)
Un Pamphile est plein de lui-même, ne se perd pas de vue, ne sort point de l'idée de sa grandeur, de ses alliances, de sa charge, de sa dignité ; il ramasse, pour ainsi dire, toutes ses pièces, s'en enveloppe pour se faire valoir ; il dit : Mon ordre, mon cordon bleu ; il l'étale ou il le cache par ostentation. Un Pamphile en un mot veut être grand, il croit l'être ; il ne l'est pas, il est d'après un grand. Si quelquefois il sourit à un homme du dernier ordre, à un homme d'esprit, il choisit son temps si juste, qu'il n'est jamais pris sur le fait : aussi la rougeur lui monterait-elle au visage s'il était malheureusement surpris dans la moindre familiarité avec quelqu'un qui n'est ni opulent, ni puissant, ni ami d'un ministre, ni son allié, ni son domestique. Il est sévère et inexorable à qui n'a point encore fait sa fortune. Il vous aperçoit un jour dans une galerie, et il vous fuit ; et le lendemain, s'il vous trouve en un endroit moins public, ou s'il est public, en la compagnie d'un grand, il prend courage, il vient à vous, et il vous dit : Vous ne faisiez pas hier semblant de nous voir. Tantôt il vous quitte brusquement pour joindre un seigneur ou un premier commis ; et tantôt s'il les trouve avec vous en conversation, il vous coupe et vous les enlève. Vous l'abordez une autre fois, et il ne s'arrête pas ; il se fait suivre, vous parle si haut que c'est une scène pour ceux qui passent. Aussi les Pamphiles sont-ils toujours comme sur un théâtre : gens nourris dans le faux, et qui ne haïssent rien tant que d'être naturels ; vrais personnages de comédie, des Floridors, des Mondoris.
- Antonomase (figure de style qui consiste à remplacer un nom commun par un nom propre et inversement)
- Énumération et asyndète
- Discours direct
- Antithèses
- Polysyndète
- Énumération
- Comportement hypocrite et opportuniste
- Vocabulaire du théâtre
Il y a trois mouvements essentiels à retenir de ce texte.
1er mouvement : la critique de l'homme de cour
En employant l'antonomase, le terme Pamphile ne désigne plus un homme en particulier mais un type d'homme, une catégorie d'individus. Ainsi, tout ce qui va suivre ne concerne plus Pamphile en lui-même mais l'homme de cour en général. L'énumération, construite sur une asyndète, exprime tout l'orgueil de cet homme. Ceci est renforcé par le discours direct qui, finalement, vide les paroles de leur sens : les récompenses reçues ne sont là que pour l'image qu'elles renvoient de celui qui les possède. Les antithèses montrent l'hypocrisie de Pamphile qui feint la modestie alors qu'il est pétri de vanité.
Asyndète
Une asyndète est une figure de construction qui consiste à supprimer les mots de liaison attendus (conjonctions de coordination ou toute liaison logique).
2e mouvement : une réflexion sur les faux-semblants et l'hypocrisie
Le mouvement suivant dénonce l'hypocrisie du personnage qui ne s'adresse qu'à des personnes qu'il estime dignes de lui. L'évocation de son rougissement montre à quel point l'image que les autres ont de lui est importante à ses yeux : il ne veut être vu qu'avec des hommes dignes de lui. La polysyndète sur laquelle est construite l'énumération montre à quel point les critères sont sélectifs pour être considéré comme « fréquentable » aux yeux de Pamphile. Mais ces critères sont loin d'être ceux de l'honnête homme puisqu'ils se basent sur la richesse et les apparences.
Pour mieux montrer l'absurdité et l'hypocrisie de Pamphile, La Bruyère intègre le lecteur par l'emploi du pronom personnel « vous » et celui du présent de l'indicatif. La scène, rendue ainsi vivante, montre un personnage opportuniste et faux.
Polysyndète
La polysyndète consiste à répéter une même conjonction de coordination devant chaque terme d'une énumération. La polysyndète s'oppose à l'asyndète.
3e mouvement : la métaphore du theatrum mundi
L'antonomase auparavant au singulier est mise au pluriel et l'emploi de présents de vérité générale montrent que la critique qui est faite est universelle et ne concerne pas uniquement ce courtisan-là. Le vocabulaire du théâtre et l'évocation d'acteurs de l'époque (en antonomases aussi) soulignent la fausseté des courtisans qui jouent sans cesse un rôle.
Les aristocrates et les courtisans sont donc de véritables comédiens sur le théâtre du monde. Ambitieux et hypocrites, ils s'éloignent de plus en plus de l'idéal de l'honnête homme.