Sommaire
IParcours : réflexion sur « Le personnage de roman : esthétiques et valeurs »IIL'auteur : Stendhal (1783-1842)IIIL'œuvre : Le Rouge et le Noir, 1830IVTextes-clésALivre premier, chapitre VIBLivre second, chapitre IXCLivre second, chapitre XXXVParcours : réflexion sur « Le personnage de roman : esthétiques et valeurs »
L'intitulé du parcours s'articule en deux parties : la première, « Le personnage de roman », s'intéresse à un élément fondamental du genre littéraire. En effet, le personnage, être fictif, artefact né de l'imagination de son auteur, en est une composante centrale et essentielle dans la mesure où il est l'agent de l'action, une force agissante dont le lecteur suit les aventures.
L'intitulé du parcours propose deux axes de réflexion pour étudier les caractéristiques du personnage de roman, pour en proposer une définition comme l'indiquent les deux points qui suivent l'expression « personnage de roman ». Les termes « esthétiques et valeurs » sont au pluriel ce qui impose par ailleurs une réflexion multiple et invite à envisager différentes acceptions de ces termes.
- Le terme « esthétiques » désigne l'ensemble des critères qui définissent le beau pour un auteur ou l'ensemble des principes d'un mouvement littéraire. L'intitulé invite dont à s'interroger sur les formes et matériaux employés par un auteur et plus spécifiquement en ce qui concerne le personnage de roman. En effet, l'esthétique peut construire le personnage mais le personnage peut contribuer à nourrir une esthétique ou à la nuancer.
- Le terme « valeurs », quand il questionne la notion de personnage de roman, désigne les caractéristiques morales mais aussi intellectuelles, humaines, ou sociales. Il considère toutes les caractéristiques qui rendent un individu digne d'estime. La valeur s'envisage toujours par rapport à une norme ou un modèle idéal.
Cet intitulé invite à se poser diverses questions :
- Un personnage de roman est-il révélateur d'une esthétique littéraire ?
- Un personnage de roman n'est-il que l'incarnation d'une esthétique ?
- Comment le romancier façonne-t-il son personnage ?
- Quelles valeurs, quelles idées le personnage défend-il ?
- Quelles valeurs, quelles idées le personnage incarne-t-il ?
- Comment un personnage peut-il incarner des valeurs ?
- Les actions et les paroles d'un personnage permettent-elles d'en mesurer la valeur ?
L'auteur : Stendhal (1783-1842)
Après avoir grandi en province dans une famille de notables, Henri Beyle – dit Stendhal – poursuit ses études à Paris en quête de gloire et d'amour. Il entame une carrière de militaire qu'il abandonne pour devenir écrivain et entrer dans l'administration pour devenir fonctionnaire impérial. Il participe à toutes les grandes campagnes de l'armée de Napoléon en Allemagne, en Autriche et en Russie entre 1800 et 1814. Il occupe les fonctions d'intendant ; il est notamment chargé de l'importante transmission du courrier. Ces années auprès de l'empereur lui inspireront deux essais : Vie de Napoléon et Mémoires sur Napoléon. La chute de l'empire ruine ses projets.
Il s'installe donc à Milan, côtoie les auteurs romantiques et vit des relations amoureuses passionnées et orageuses. De retour à Paris en 1821, il fréquente les salons parisiens, publie plusieurs essais, De l'amour (1822), Racine et Shakespeare (1823), et des romans dont Le Rouge et le Noir en 1830 et La Chartreuse de Parme en 1839.
Il meurt à Paris en 1842.
L'œuvre : Le Rouge et le Noir, 1830
Le roman suit linéairement le parcours de Julien Sorel, le fils d'un charpentier. Avide d'ascension sociale, le jeune homme entre au service du maire de la ville de Verrières, M. de Rênal, et séduit sa femme. Puis il suit des études afin de devenir prêtre. Il abandonne ce projet quand il est engagé comme secrétaire particulier par un aristocrate parisien, le marquis de La Mole. À cette occasion, il conquiert le cœur de sa fille Mathilde. Tout semble lui réussir. Cependant, son passé ressurgit, et Julien commet l'irréparable : il tire sur Mme de Rênal sans toutefois la tuer. Il est condamné à mort pour son crime.
Stendhal avait d'abord intitulé son roman Julien avant de choisir Le Rouge et le Noir sans expliquer son choix. Ce titre suscite la curiosité du lecteur par son caractère énigmatique et polysémique. Les critiques proposent différentes hypothèses :
- Les couleurs rouge et noir seraient emblématiques d'une opposition politique et idéologique entre le libéralisme et le jésuitisme.
- Musset en fait une lecture plus littéraire : le rouge représenterait l'amour et la passion, le noir la violence et la mort.
- Le noir peut également être associé à la couleur de l'habit religieux que Julien endosse pour parvenir à une reconnaissance sociale.
Stendhal ajoute à son titre un sous-titre, « Chronique de 1830 », et une épigraphe, « La vérité, l'âpre vérité », paroles de Danton. Ces éléments orientent l'horizon d'attente du lecteur : les références historiques renseignent sur le cadre de l'intrigue et l'aspect réaliste de l'œuvre. Le ton sentencieux annonce un registre plutôt tragique.
Le roman est divisé en deux livres comprenant respectivement trente et quarante-cinq chapitres :
- La première partie se situe principalement à Verrières alors que Julien est précepteur des enfants de M. de Rênal et qu'il devient l'amant de sa femme et à Besançon où il étudie la théologie dans le but de devenir prêtre. Elle s'achève quand il quitte le séminaire pour devenir le secrétaire du marquis de La Mole.
- La deuxième partie se situe principalement à Paris alors que Julien est secrétaire du marquis de La Mole et que sa fille Mathilde s'éprend de lui.
Le Rouge et le Noir s'inscrit dans le genre des romans de formation et d'analyse psychologique. La soif d'ascension sociale de Julien est un des ressorts narratifs les plus présents dans l'œuvre. Les relations amoureuses passionnées du héros occupent également une place centrale dans l'intrigue et sont l'occasion pour Stendhal d'en étudier les mécanismes, mécanismes qu'il a théorisés dans son essai De l'amour en 1822. Ce roman permet aussi à son auteur de porter un regard sur la société de son temps et peut être considéré comme un roman de mœurs réaliste.
Stendhal met en effet le genre romanesque au service de l'exploration et de l'analyse de la conscience des individus. Il pense que l'homme est tributaire de ses passions et de ses sensations. Le roman lui donne l'occasion de montrer des personnages qui se livrent à un examen de conscience minutieux. Le réel est analysé à travers leurs points de vue, à travers ce que leurs émotions leur ont permis de percevoir de la situation. C'est pour cela que le réalisme de Stendhal est qualifié de subjectif.
Les héros de Stendhal sont animés par une énergie, une passion, une noblesse d'âme et un goût de la liberté qui font d'eux des êtres d'exception dans la tradition des héros romantiques. L'hypocrisie est pourtant souvent le seul moyen qui s'offre à eux pour évoluer dans une société où la plupart des individus sont rongés par la cupidité et la vanité.
Les héros de Stendhal sont souvent considérés comme des reflets de leur auteur. Julien Sorel dans Le Rouge et le Noir, Fabrice del Dongo dans La Chartreuse de Parme et Lucien Leuwen (personnage éponyme) réalisent ses aspirations ou reproduisent ses expériences personnelles. Par ailleurs, Stendhal fait souvent intervenir un narrateur omniscient qui commente le comportement des personnages, on y entend évidemment la voix de l'auteur. Stendhal appelle cette correspondance entre l'œuvre fictive et son créateur l'égotisme.
« Un roman est un miroir qui se promène sur une grande route. Tantôt il reflète à vos yeux l'azur des cieux, tantôt la fange des bourbiers de la route. »
Stendhal
Le Rouge et le Noir, livre second, chapitre XIX
1830
Textes-clés
Livre premier, chapitre VI
« Avec la vivacité et la grâce qui lui étaient naturelles quand elle était loin des regards des hommes, Mme de Rênal sortait par la porte-fenêtre du salon qui donnait sur le jardin, quand elle aperçut, près de la porte d'entrée la figure d'un jeune paysan presque encore enfant, extrêmement pâle et qui venait de pleurer. Il était en chemise bien blanche, et avait sous le bras une veste fort propre de ratine1 violette.
Le teint de ce petit paysan était si blanc, ses yeux si doux, que l'esprit un peu romanesque de Mme de Rênal eut d'abord l'idée que ce pouvait être une jeune fille déguisée, qui venait demander quelque grâce à M. le maire. Elle eut pitié de cette pauvre créature, arrêtée à la porte d'entrée, et qui évidemment n'osait pas lever la main jusqu'à la sonnette. Mme de Rênal s'approcha, distraite un instant de l'amer chagrin que lui donnait l'arrivée du précepteur. Julien, tourné vers la porte, ne la voyait pas s'avancer. Il tressaillit quand une voix douce dit tout près de son oreille :
— Que voulez-vous ici, mon enfant ?
Julien se tourna vivement, et, frappé du regard si rempli de grâce de Mme de Rênal, il oublia une partie de sa timidité. Bientôt, étonné de sa beauté, il oublia tout, même ce qu'il venait faire. Mme de Rênal avait répété sa question.
— Je viens pour être précepteur, madame, lui dit-il, tout honteux de ses larmes qu'il essuyait de son mieux.
Mme de Rênal resta interdite2, ils étaient fort près l'un de l'autre à se regarder. Julien n'avait jamais vu un être aussi bien vêtu et surtout une femme avec un teint si éblouissant, lui parler d'un air si doux. Mme de Rênal regardait les grosses larmes qui s'étaient arrêtées sur les joues si pâles d'abord et maintenant si roses de ce jeune paysan. Bientôt elle se mit à rire, avec toute la gaieté folle d'une jeune fille, elle se moquait d'elle-même et ne pouvait se figurer tout son bonheur. Quoi, c'était là ce précepteur qu'elle s'était figuré comme un prêtre sale et mal vêtu, qui viendrait gronder et fouetter ses enfants.
— Quoi, Monsieur, lui dit-elle enfin, vous savez le latin ?
Ce mot de Monsieur étonna si fort Julien qu'il réfléchit un instant.
— Oui, Madame, dit-il timidement.
Mme de Rênal était si heureuse, qu'elle osa dire à Julien :
— Vous ne gronderez pas trop ces pauvres enfants ?
— Moi, les gronder, dit Julien étonné, et pourquoi ?
— N'est-ce pas, monsieur, ajouta-t-elle après un petit silence et d'une voix dont chaque instant augmentait l'émotion, vous serez bon pour eux, vous me le promettez ?
S'entendre appeler de nouveau monsieur, bien sérieusement, et par une dame si bien vêtue, était au-dessus de toutes les prévisions de Julien : dans tous les châteaux en Espagne3 de sa jeunesse, il s'était dit qu'aucune dame comme il faut ne daignerait lui parler que quand il aurait un bel uniforme. Mme de Rênal, de son côté, était complètement trompée par la beauté du teint, les grands yeux noirs de Julien et ses jolis cheveux qui frisaient plus qu'à l'ordinaire, parce que pour se rafraîchir il venait de plonger la tête dans le bassin de la fontaine publique. À sa grande joie, elle trouvait l'air timide d'une jeune fille à ce fatal précepteur, dont elle avait tant redouté pour ses enfants la dureté et l'air rébarbatif4. Pour l'âme si paisible de Mme de Rênal, le contraste de ses craintes et de ce qu'elle voyait fut un grand événement. Enfin elle revint de sa surprise. Elle fut étonnée de se trouver ainsi à la porte de sa maison avec ce jeune homme presque en chemise et si près de lui.
— Entrons, monsieur, lui dit-elle d'un air assez embarrassé. »
1 Ratine : étoffe de laine.
2 Interdite : déconcertée.
3 Châteaux en Espagne : expression figée synonyme de « rêve ».
4 Rébarbatif : désagréable.
- Importance du regard
- Topos de la femme merveilleuse
- Impressions de douceur et de vulnérabilité
- Expressions qui traduisent le trouble et la surprise des personnages
- Expressions du ravissement de Mme de Rênal
- Proximité des personnages
- Portrait laudatif
Mouvements du texte :
- Premier mouvement, Mme de Rênal découvre Julien, portrait : de « Avec la vivacité » à « l'arrivée du précepteur. ».
- Deuxième mouvement, Julien découvre Mme de Rênal, portrait : de « Julien, tournée » à « de son mieux. ».
- Troisième mouvement, perceptions croisées des personnages : de « Mme de Rênal resta interdite » à « vous me le promettez ? ».
- Quatrième mouvement, émotions confuses de Mme de Rênal, joie et trouble : de « Mme de Rênal, de son côté » à la fin.
L'essentiel à retenir du texte :
- Une scène de rencontre : Stendhal joue avec les codes du topos de la scène de rencontre. La plupart du temps, c'est le personnage masculin qui pose son regard sur une femme. Chose étonnante ici, Mme de Rênal remarque Julien avant qu'il ne la voie. Par ailleurs, elle se trompe sur son identité, croyant qu'il s'agit d'une jeune fille. Elle éprouve de la compassion quand elle le voit pleurer. Aucun de ces éléments ne laissent présager la naissance du sentiment amoureux. Julien, en revanche, ressent d'emblée des signes d'attirance pour elle : mutisme, étourdissement, émerveillement, ravissement. Il remarque instantanément l'extrême beauté de Mme de Rênal : le topos de la femme merveilleuse se développe. Le lieu de la rencontre est classique et symbolique : Mme de Rênal sort de chez elle, elle passe d'un lieu à un autre mais aussi d'un état à un autre.
- L'intensité de l'émotion des personnages : Le rapprochement des personnages semble inévitable et leur attirance irrépressible. Les précisions spatiales sont éloquentes : « tout près de son oreille » ; « fort près l'un de l'autre » ; « si près de lui ». Troublés par la présence de l'autre, envahis par une émotion nouvelle, les deux héros laissent transparaître des traits de caractère qu'ils s'efforçaient habituellement de dissimuler. En cela, cette scène peut être considérée comme une épreuve qualifiante : le narrateur suggère que Mme de Rênal fait preuve de réserve devant les hommes. Or, elle prend Julien pour un enfant, elle n'hésite donc pas à se rapprocher de lui, à lui adresser la parole, à rire gaiement. Mais Julien n'est pas un enfant, il est déjà un homme et, qui plus est, un homme très ambitieux et sensible à son charme. Elle ne perçoit que trop tard l'inconvenance de la situation. Julien est un ambitieux qui veut contrôler sa vie et échapper par tous les moyens à sa modeste condition sociale. Il a appris à mentir et à manipuler les autres. C'est du moins l'image que le lecteur se fait de lui au début du roman. Mais il apparaît ici sincèrement troublé.
- L'élément déclencheur d'un roman d'amour : La scène de rencontre romanesque a une fonction précise dans le schéma narratif d'un récit. C'est un élément déclencheur. En effet, la trajectoire qu'empruntaient les personnages était jusqu'alors incertaine ; elle est à présent évidente pour le lecteur. Stendhal accorde une importance toute particulière à cet événement comme en témoigne le rythme du récit. Il s'agit d'une scène très détaillée. Le narrateur s'attarde sur les émotions des héros et leurs manifestations physiques. La focalisation zéro lui permet de passer d'un héros à l'autre pour examiner l'évolution de leurs impressions qui sont minutieusement décrites.
Livre second, chapitre IX
« Mais M. Sorel ne vient point, se dit-elle encore, après qu'elle eut dansé. Elle le cherchait presque des yeux, lorsqu'elle l'aperçut dans un autre salon. Chose étonnante, il semblait avoir perdu ce ton de froideur impassible qui lui était si naturel ; il n'avait plus l'air anglais.
Il cause avec le comte Altamira, mon condamné à mort ! se dit Mathilde. Son œil est plein d'un feu sombre ; il a l'air d'un prince déguisé ; son regard a redoublé d'orgueil.
Julien se rapprochait de la place où elle était, toujours causant avec Altamira ; elle le regardait fixement, étudiant ses traits pour y chercher ces hautes qualités qui peuvent valoir à un homme l'honneur d'être condamné à mort.
Comme il passait près d'elle :
— Oui, disait-il au comte Altamira, Danton était un homme !
Ô ciel ! serait-il un Danton, se dit Mathilde ; mais il a une figure si noble, et ce Danton était si horriblement laid, un boucher, je crois. Julien était encore assez près d'elle, elle n'hésita pas à l'appeler ; elle avait la conscience et l'orgueil de faire une question extraordinaire pour une jeune fille.
— Danton n'était-il pas un boucher ? lui dit-elle.
— Oui, aux yeux de certaines personnes, lui répondit Julien avec l'expression du mépris le plus mal déguisé, et l'œil encore enflammé de sa conversation avec Altamira, mais malheureusement pour les gens bien nés, il était avocat à Méry-sur-Seine ; c'est-à-dire, mademoiselle, ajouta-t-il d'un air méchant, qu'il a commencé comme plusieurs pairs que je vois ici. Il est vrai que Danton avait un désavantage énorme aux yeux de la beauté, il était fort laid.
Ces derniers mots furent dits rapidement, d'un air extraordinaire et assurément fort peu poli.
Julien attendit un instant, le haut du corps légèrement penché, et avec un air orgueilleusement humble. Il semblait dire : Je suis payé pour vous répondre, et je vis de ma paye. Il ne daignait pas lever l'œil sur Mathilde. Elle, avec ses beaux yeux ouverts extraordinairement et fixés sur lui, avait l'air de son esclave. Enfin, comme le silence continuait, il la regarda ainsi qu'un valet regarde son maître, afin de prendre des ordres. Quoique ses yeux rencontrassent en plein ceux de Mathilde, toujours fixés sur lui avec un regard étrange, il s'éloigna avec un empressement marqué. »
- Indices de focalisation interne
- Champ lexical de la vue
- Termes valorisant la noblesse de l'allure de Julien
- Expressions traduisant le dédain de Julien envers Mathilde
- Attitudes inconvenantes
- Attitude ambiguë de Julien envers Mathilde
- Comparaison traduisant la fascination de Mathilde
Mouvements du texte :
- Premier mouvement, choix de la focalisation interne, la scène est racontée du point de vue de Mathilde : de « Mais M. Sorel » à « une jeune fille. ».
- Second mouvement, choix de la focalisation zéro, le regard du narrateur porte sur les attitudes de Julien : de « Danton n'était-il pas » à la fin.
L'essentiel à retenir du texte :
- L'enjeu psychologique de la scène : Dans la première partie du texte, le lecteur a connaissance des événements par le biais de la perception qu'en a Mathilde. Son attention est focalisée sur Julien : elle l'attend, le suit du regard dès qu'elle l'aperçoit, commente et interprète ses attitudes et sa physionomie. Dans la seconde partie, le narrateur omniscient retranscrit les paroles échangées entre Mathilde et Julien et s'intéresse à l'attitude du jeune homme qui fait preuve du plus grand mépris à l'égard de son interlocutrice.
- Une scène déterminante dans la relation entre Julien et Mathilde : L'attitude dédaigneuse et peu courtoise de Julien envers Mathilde révèle une volonté d'inverser les rapports hiérarchiques qui existent entre eux. Il est au service de son père mais il prend ici l'ascendant sur elle en soulignant la platitude de sa remarque sur Danton. C'est en méprisant la jeune femme qu'il attire son attention et suscite son respect.
- Un exemple de cristallisation stendhalienne : Dans son essai De l'amour, Stendhal explique quels sont les ressorts du coup de foudre amoureux. « Ce que j'appelle cristallisation, c'est l'opération de l'esprit, qui tire de tout ce qui se présente la découverte que l'objet aimé a de nouvelles perfections. » Mathilde, fascinée par Julien, le pare de toutes les vertus et l'idéalise. Sa présence lui fait oublier ses bonnes manières et la fait s'affranchir des convenances sociales.
Livre second, chapitre XXXV
« Julien était parti pour Verrières. Dans cette route rapide, il ne put écrire à Mathilde comme il en avait le projet, sa main ne formait sur le papier que des traits illisibles.
Il arriva à Verrières un dimanche matin. Il entra chez l'armurier du pays qui l'accabla de compliments sur sa récente fortune. C'était la nouvelle du pays.
Julien eut beaucoup de peine à lui faire comprendre qu'il voulait une paire de pistolets. L'armurier sur sa demande chargea les pistolets.
Les trois coups sonnaient ; c'est un signal bien connu dans les villages de France, et qui, après les diverses sonneries de la matinée, annonce le commencement immédiat de la messe.
Julien entra dans l'église neuve de Verrières. Toutes les fenêtres hautes de l'édifice étaient voilées avec des rideaux cramoisis. Julien se trouva à quelques pas derrière le banc de Mme de Rênal. Il lui sembla qu'elle priait avec ferveur. La vue de cette femme qui l'avait tant aimé fit trembler le bras de Julien d'une telle façon, qu'il ne put d'abord exécuter son dessein. Je ne le puis, se disait-il à lui-même ; physiquement, je ne le puis.
En ce moment, le jeune clerc qui servait la messe sonna pour l'élévation. Mme de Rênal baissa la tête qui un instant se trouva presque entièrement cachée par les plis de son châle. Julien ne la reconnaissait plus aussi bien ; il tira sur elle un coup de pistolet et la manqua ; il tira un second coup, elle tomba. »
- Manifestations physiques du trouble et de la confusion de Julien
- Perceptions de Julien
- Parataxe, absence de lien logique, gestes irréfléchis de Julien
- Emploi du passé simple : succession d'actions, accélération du rythme
Mouvements du texte :
- Premier mouvement, le trajet pour Verrières : de « Julien était parti » à « traits illisibles. ».
- Deuxième mouvement, l'achat de l'arme, la préméditation : de « Il arriva » à « les pistolets. ».
- Troisième mouvement, l'entrée dans l'église et l'hésitation de Julien : de « Les trois coups » à « je ne le puis. ».
- Quatrième mouvement, le crime : de « En ce moment » à la fin.
L'essentiel à retenir du texte :
- Le rythme haletant et la mise en relief de la scène : Le marquis de La Mole a voulu se renseigner sur Julien avant de lui accorder la main de sa fille. Dans une lettre dictée par son confesseur, Mme de Rênal dénonce son caractère manipulateur et sa convoitise, ce qui ruine les projets de mariage de Julien. À partir du moment où il a pris connaissance du contenu de la lettre de Mme de Rênal, les événements s'enchaînent sur un rythme effréné. Fou de colère, il se précipite à Verrières. Le rythme soutenu et l'aspect lacunaire du récit contribuent à la mise en relief de l'événement majeur : Julien veut se venger de cette trahison. Jusqu'à ce qu'il voie Mme de Rênal, le narrateur ne fait aucune mention du contenu de la lettre pour Mathilde, des circonstances du voyage ou de l'état d'esprit de Julien.
- Une narration réaliste et subjective : Le narrateur ne porte pas de jugement moral. Il insiste sur les émotions extrêmes de Julien sans les analyser. Le lecteur le suit pas à pas depuis son départ de Paris jusque chez l'armurier, où il achète des pistolets, et enfin dans l'église de Verrières où il tente d'assassiner Mme de Rênal. Ce choix narratif permet à l'auteur de donner à cette scène fondamentale dans le roman une grande tension dramatique.
- Le crime et le criminel : Julien prémédite son crime. Il s'arrête en effet pour acheter une arme avant de se rendre à l'église. Ses intentions sont donc très claires, ce qui accentue la gravité de son geste. Par ailleurs, son crime est blasphématoire car il a lieu dans une église, pendant la messe, alors que la victime est en prière. Stendhal suit la trajectoire de Julien et traduit ce qu'il perçoit de la scène. Le trouble qu'il ressent est perceptible dans des manifestations physiques (tremblements, confusion, inhabileté) qui traduisent ses hésitations avant de commettre un geste désespéré qui va ruiner définitivement tous ses espoirs.