Sommaire
IRéflexion sur l'intitulé du parcours : « crise personnelle, crise familiale »IIJean-Luc Lagarce : auteur de Juste la fin du mondeIIIPrésentation de l'œuvreAL'histoire de la pièceBLe résumé de la pièce1Le prologue et l'acte I2L'intermède, l'acte II et l'épilogueCLes personnages principauxDLes thèmes principaux1Le renouvellement du théâtre2Un drame familial3Un texte testamentaireIVTextes-clésALe prologueBLa conception de la famille : Acte I, scène 2CL'épilogueRéflexion sur l'intitulé du parcours : « crise personnelle, crise familiale »
L'intitulé du parcours « crise personnelle, crise familiale » suggère un lien logique, de cause à effet, entre la crise personnelle et la crise familiale. Le mot « crise » connote la soudaineté dans l'apparition d'un état de trouble qui peut durer et provoquer des déséquilibres.
Le mot « crise » vient du latin crisis qui signifie « action de juger, de choisir, de séparer ».
On parle de « crise » pour décrire les tensions qui font souffrir un individu (crise identitaire, de l'adolescence, de la cinquantaine) ou qui déchirent les hommes dans leurs relations humaines (crise générationnelle), ou lors d'un paroxysme d'une maladie (crise cardiaque) ou dans le cas d'un problème étendu à tout un groupe (crise sanitaire, crise politique, crise économique).
« La crise » est à la fois le résultat de tensions, qui explosent à la vue de tous, et un déclencheur de répercussions, qui sont autant de nouvelles crises. La crise met en lumière les fractures d'une personne ou d'un groupe et peut mener à des ruptures. Cela peut aussi être l'origine d'un renouveau.
Dans la pièce Juste la fin du monde, la crise personnelle traversée par Louis, qui va mourir vers l'âge de 34 ans, déclenche la crise identitaire de sa fratrie : chacun se laisse emporter par ses émotions et prend le risque de faire rompre les liens familiaux. Les rivalités fraternelles amènent la mère à s'interroger sur l'amour et le lien filial, déclenchant une crise familiale, qui pose la question de la place de chacun dans le cercle familial et de la transmission d'un héritage à la descendance. Ce thème est universel, on le trouve déjà dans la Bible.
« Un homme avait deux fils.
Le plus jeune dit à son père : "Mon père, donne-moi la part de bien qui doit me revenir". Et le père leur partagea son bien.
Peu de jours après, le plus jeune fils, ayant tout ramassé, partit pour un pays éloigné, où il dissipa son bien en vivant dans la débauche. Lorsqu'il eut tout dépensé, une grande famine survint dans ce pays, et il commença à se trouver dans le besoin. Il alla se mettre au service d'un des habitants du pays, qui l'envoya dans ses champs garder les pourceaux. Il aurait bien voulu se rassasier des carouges que mangeaient les pourceaux, mais personne ne lui en donnait. Étant rentré en lui-même, il se dit : "Combien de mercenaires chez mon père ont du pain en abondance, et moi, ici, je meurs de faim ! Je me lèverai, j'irai vers mon père, et je lui dirai : Mon père, j'ai péché contre le ciel et contre toi, je ne suis plus digne d'être appelé ton fils ; traite-moi comme l'un de tes mercenaires". Et il se leva, et alla vers son père.
Comme il était encore loin, son père le vit et fut ému de compassion, il courut se jeter à son cou et le baisa. Le fils lui dit : "Mon père, j'ai péché contre le ciel et contre toi, je ne suis plus digne d'être appelé ton fils". Mais le père dit à ses serviteurs : "Apportez vite la plus belle robe, et l'en revêtez ; mettez-lui un anneau au doigt, et des souliers aux pieds.
Amenez le veau gras, et tuez-le. Mangeons et réjouissons-nous ; car mon fils que voici était mort, et il est revenu à la vie ; il était perdu, et il est retrouvé." Et ils commencèrent à se réjouir.
Le fils aîné
Son fils, l'aîné, était aux champs ; et comme, en revenant, il approche de la maison, il entend symphonie et chœurs. Il appelle à lui un des garçons et s'enquiert : "Qu'est-ce que ça peut être ?". Il lui dit : "Ton frère est venu. Ton père a sacrifié le veau gras, parce qu'il l'a recouvré en bonne santé". Il se met en colère et ne veut pas entrer. Son père sort et le supplie. Il répond et dit à son père : "Voilà tant d'années que je te sers, et jamais je ne suis passé à côté d'un commandement de toi, et à moi, jamais tu n'as donné un chevreau pour qu'avec mes amis je festoie ! Et ton fils que voilà, qui a dévoré ton bien avec des prostituées, quand il revient, tu sacrifies pour lui le veau gras !"
Il lui dit : "Enfant, toi, tu es toujours avec moi, et tout ce qui est à moi est à toi. Mais il fallait festoyer et se réjouir parce que ton frère que voilà était mort, et il vit, perdu, et il est retrouvé ! »
« La parabole du fils prodigue et du fils aîné », Évangile selon Saint-Luc, Bible, (chapitre 15, versets 11 à 32)
« La parabole du fils prodigue et du fils aîné » est un texte issu de la Bible, qui n'est pas sans rappeler la pièce de Jean-Luc Lagarce. Dans ces extraits, les liens fraternels sont mis à rude épreuve. Une crise familiale est causée par le retour du frère, comme dans Juste la fin du monde avec le retour de Louis. La famille n'en a plus que pour le nouvel arrivant. Dans ce texte, le fils aîné rappelle les erreurs de son frère, comme le fera Antoine.
L'intitulé du parcours invite à se poser les questions suivantes :
- Comment une crise personnelle peut-elle déstabiliser une famille tout entière ?
- Le silence est-il plus signifiant que les mots dans la conversation entre membres d'une même famille ?
- Que nous révèlent les non-dits et les confidences sur les tensions familiales ?
- En quoi la famille est-elle propice à un huis clos tragique ?
- La fraternité est-elle une passion ?
- Peut-on exister sans famille ?
- La famille n'est-elle qu'un mythe entretenu par ses membres ?
- Partager les liens du sang engage-t-il les membres de la famille les uns envers les autres ?
- Liens du sang, maladie du sang, héritage, descendance : quels sont les déclencheurs de crise ?
- En temps de crise, faut-il fuir ?
Jean-Luc Lagarce : auteur de Juste la fin du monde
Jean-Luc Lagarce est un écrivain et metteur en scène français issu d'une famille modeste. Très tôt, il se met à écrire des pièces de théâtre. Cependant, ses mises en scène rencontrent souvent plus de succès que les pièces qu'il écrit. Il continuera d'écrire et de mettre en scène jusqu'à ce que son traitement contre le sida devienne trop lourd et que la maladie l'emporte.
Les parents de Jean-Luc Lagarce sont des ouvriers de l'usine automobile Peugeot. Aîné de trois enfants, il grandit en province dans le Doubs et reçoit un enseignement religieux protestant. Il fait partie des « éclaireurs », scouts de cette confession. Lors d'un concours départemental, il est primé pour un poème adressé à sa mère. Dès la 4e, au collège, il commence à écrire un texte en lien avec le théâtre de boulevard (texte perdu).
Lors d'une sortie scolaire organisée par son lycée, il a une révélation lors d'une représentation de la pièce Sarcelles-sur-mer de Jean-Pierre Bisson. Après son baccalauréat, il s'inscrit à la faculté de philosophie de Besançon et au conservatoire régional dramatique de la ville.
Dès 1977, il rédige un journal qui donne des renseignements sur sa vie et son écriture. À cette époque, il crée une troupe de théâtre amateur : Le Théâtre de la Roulotte, en référence à Jean Vilar. Il adapte l'Odyssée et crée une pièce intitulée Carthage, encore. Il obtient sa licence de philosophie avec mention.
Dès 1980, sa troupe La Roulotte devient professionnelle. Sa pièce La Place de l'autre est diffusée à la radio France Culture. Il choisit comme sujet de Maîtrise « Théâtre et pouvoir en Occident » mais abandonne ses études et son projet de thèse pour se consacrer au théâtre et à la mise en scène.
Dans Vagues souvenirs de la peste (1983), il utilise le signe typographique (…) qui lui est personnel.
En 1984, il s'installe à Paris. Il adapte et met en scène Les Égarements du cœur et de l'esprit de Crébillon fils. En 1985, il est responsable d'une importante production « Hollywood » avec des acteurs extérieurs à sa troupe, notamment Daniel Emilfork. Ce spectacle est salué par la critique.
De Saxe, sélectionné pour Le Printemps du théâtre, est un désastre professionnel et financier. Il réécrira ce texte que personne n'avait acheté sous le titre Les Prétendants.
Grand lecteur et amateur de films, il écrit des chroniques sous le pseudonyme de Paul Dasté pour Le Point ou Libération.
En 1988, il apprend qu'il est séropositif et commence une thérapie AZT. Il poursuit ses activités : il met en scène sa pièce Music-hall, écrit Quichotte pour un opéra jazz. Malgré son dynamisme, sa compagnie reste économiquement fragile. Sa troupe n'a pas de théâtre attitré.
En 1990, le Théâtre Ouvert lui consacre un parcours. Lauréat d'une bourse « Villa Médicis hors les murs », il voyage à Berlin où il termine Juste la fin du monde. Il entreprend de monter un journal vidéo. Il met notamment en scène une pièce de Georges Feydeau On purge bébé et La Cantatrice chauve d'Eugène Ionesco qui lui valent un immense succès. Il crée Les Solitaires intempestifs en 1992.
À cette époque, ses défenses immunitaires sont très affaiblies : il est hospitalisé en urgence. Au sein de La Roulotte est créée une maison d'édition, Les Solitaires intempestifs, pour publier les pièces qu'il apprécie comme celles d'Olivier Py ou Élizabeth Mazev.
En 1993, son écriture fait l'objet d'une soirée au Centre Pompidou, mais c'est comme metteur en scène qu'il est davantage reconnu. Il met en scène Le Malade imaginaire de Molière, un autre immense succès et une tournée très appréciée.
Son traitement est de plus en plus lourd et il va très souvent à l'hôpital ; cela l'empêche de mettre au jour son projet Nous, les héros inspiré de Kafka. La nouvelle de sa maladie est évoquée dans la presse.
En 1994, il monte la pièce Les Règles du savoir-vivre dans la société moderne pour la comédienne Mireille Herbstmeyer, seule en scène. Les commandes affluent. Pour la Revue esthétique, il rédige un article intitulé « Du luxe et de l'impuissance » qui réunit ses différents articles et éditos. Il est un metteur en scène reconnu, notamment pour les pièces du répertoire classique comme L'Île des esclaves de Marivaux.
En 1995, la maladie progresse et l'empêche de suivre correctement les tournées. Une émission de Lucien Attoun lui est consacrée sur France Culture. Invité du Ruban rouge lors du festival d'Avignon, il évoque, dans cette émission télévisée consacrée au sida, sa vie avec sa maladie. Il décède en septembre 1995 et, conformément à son testament, il est incinéré dans la stricte intimité. Ses cendres reposent au cimetière du Père-Lachaise à Paris.
Présentation de l'œuvre
L'histoire de la pièce
Juste la fin du monde n'est pas une pièce comprise lors de sa publication et ne rencontre donc aucun succès. Ce n'est qu'à la mort de Jean-Luc Lagarce que Joël Jouanneau la monte et attire l'attention sur celle-ci : elle est alors éditée et traduite en quinze langues. La pièce entre dans le répertoire de la Comédie-Française et se retrouve au programme du baccalauréat.
Dans un premier temps, la pièce ne trouve pas son public. Après le décès de Jean-Luc Lagarce en 1995, elle suscite un nouvel intérêt : Joël Jouanneau décide de la monter.
Cette pièce est alors éditée aux Solitaires intempestifs une seconde fois dans un des volumes Théâtre complet consacré à Lagarce en 2000. C'est la reprise par le Théâtre national de la Colline qui provoque un succès public et critique enthousiaste.
La pièce est traduite en anglais et en allemand en 2001, puis dans treize autres langues. Les mises en scène se multiplient dans le monde entre 2001 et 2006. En 2007, une nouvelle édition corrigée est proposée à partir d'une comparaison de ce texte à celui de Pays lointain. Nommée aux Molières 2008, la mise en scène de François Berreur est l'objet d'une captation par la chaîne de télévision franco-allemande Arte.
En 2008, la pièce entre au répertoire de la Comédie-Française dans une mise en scène de Michel Raskine qui reçoit le Molière du meilleur spectacle.
Le texte est au programme du baccalauréat option théâtre de 2008 à 2010. En 2012, il est au programme de l'agrégation de lettres.
Cette pièce est aussi adaptée pour le cinéma, notamment par Xavier Dolan en 2016, avec Gaspard Ulliel, Vincent Cassel, Nathalie Baye, Léa Seydoux et Marion Cotillard. Ce film reçoit le grand prix du Festival de Cannes et est diffusé dans le monde entier.
Le résumé de la pièce
Le prologue et l'acte I
Le ton de la pièce est donné dans le prologue, avec l'annonce de la mort de Louis. Il souhaite annoncer sa maladie et son diagnostic à sa famille. Cependant, dès l'acte I, une première crise familiale est déclenchée par la mère. Elle dépeint un tableau sombre de ce qu'est devenue la famille. Louis essaie d'avouer la raison de sa venue à son frère, mais ce dernier, sur la défensive, ne le laisse pas.
Dans le prologue, Louis annonce sa mort prochaine et son désir de se confier à sa famille en retournant à ses côtés.
Dans l'acte I, Suzanne présente à Louis, Catherine, sa belle-sœur, épouse d'Antoine. La mère s'étonne qu'ils ne se connaissent pas et déclenche une première crise entre les membres de la famille. Suzanne est surprise que son frère soit venu en taxi depuis la gare plutôt que de l'avoir appelée pour qu'elle vienne le chercher. Lors d'un échange banal avec son frère Antoine, Louis dit aller bien : il ne dit rien de ce qui l'amène. Catherine s'aventure à parler de leurs enfants, à Antoine et à elle. Elle tente de justifier le fait d'avoir appelé leur fils Louis. Le thème de la descendance fait ressortir le fait que Louis n'a pas d'enfants.
Suzanne aussi est très bavarde : elle veut tout raconter à Louis. Antoine est irrité par son verbiage : elle cherche à tout prix à évoquer des souvenirs communs. Louis n'a pas non plus partagé les moments de la mort du père. Suzanne souffre de ne pas avoir son propre foyer : elle vit avec leur mère.
La mère continue de vouloir rappeler le passé : les promenades en voiture le dimanche, les congés, les pique-niques. Elle ajoute que les garçons n'ont plus voulu venir en balade.
Dans la scène 5, Louis se remémore le moment où il a décidé de retrouver sa famille après un mauvais rêve, une peur de ne plus être aimé. Catherine, toujours blessée par l'attitude d'Antoine qui l'a fait taire, se vexe d'une réponse de Louis : le contact n'est plus aussi joyeux qu'au moment de leur rencontre ; les maladresses ont rompu la confiance qui naît de la nouveauté. Suzanne en profite pour dresser le portrait de Catherine dès qu'elle a le dos tourné. Louis n'apprécie pas. Sa mère lui dresse un bilan sombre de ce qu'est devenue la famille. À nouveau, Louis plonge dans l'introspection avec une pensée plus précise de la mort qui l'attend. Il décide de parler à Antoine car c'est son frère mais celui-ci est sur la défensive : il juge que son frère parle toujours pour ne rien dire ou invente des choses qu'il ne comprend pas. Antoine lui dit qu'il est le contraire : il se taisait pour donner l'exemple à la famille qui parle trop.
L'intermède, l'acte II et l'épilogue
Durant l'intermède, Louis se renferme. Il prend de plus en plus conscience de sa mort. Dans l'acte II, il décide de retourner à Paris. Une nouvelle dispute éclate lorsqu'il faut décider qui va le raccompagner à la gare. Cette dispute se retourne finalement contre Antoine, le frère cadet, qui va ensuite exposer ce qu'il ressent vis-à-vis de Louis, le frère aîné. Dans l'épilogue, Louis déclare n'avoir qu'un seul regret : ne pas avoir crié, ne pas avoir pu se libérer avant de mourir.
Dans l'intermède, Suzanne et la mère ont entendu les éclats de voix. Suzanne tente de dire que c'est l'amour qui mène à ces discussions passionnées. Louis se renferme car il se dit à lui-même qu'il ne peut plus tomber amoureux car il va mourir. La famille se met en quête de Louis comme si elle ne le trouvait plus.
Dans l'acte II, Louis décide finalement de repartir à Paris. Une dispute à l'intensité tragique éclate car Antoine veut le raccompagner à la gare, ce qui provoque la colère de Suzanne qui veut le faire elle-même. Louis se plaint de la possessivité de sa sœur et de la pression qu'on exerce sur lui pour qu'il reste. Cela se retourne contre Antoine à qui l'on reproche ce retour précipité en le traitant d'homme brutal. En réaction, Antoine cède à la colère et accuse toute la famille de le faire culpabiliser. La mère intervient pour dire à Antoine que personne ne lui en veut. Antoine prend alors longuement la parole pour exprimer son ressenti envers son grand frère Louis : il reproche à Louis d'avoir toujours dit qu'il n'était pas aimé par la famille ; il expose les conséquences que cela a eu sur sa vie, le fait qu'il a dû prendre sur lui ce malheur supposé de son frère aîné. Il insiste sur la prévenance qu'il a toujours eue pour lui et qu'il considère comme de l'amour. Il reproche à son frère son départ loin de la famille et son silence. Selon lui, rien ne l'atteint. Au contraire, Antoine se sent coupable du malheur supposé de son frère. Antoine annonce qu'il a tout dit et qu'il n'en parlera plus. Louis a une réaction équivoque.
Dans l'épilogue, Louis, seul, apporte la conclusion à cette évocation de sa famille : il parle depuis un espace/temps flou, celui de sa mort, d'un départ définitif. Il veut seulement se remémorer la solitude d'une promenade, au bord de la voie ferrée, la nuit, où il aurait pu se libérer dans un hurlement. Mais il précise qu'il n'a pas crié et que seuls ses pas ont remplacé, par leur bruit, l'absence du cri. Il n'a que ce seul regret.
Les personnages principaux
La pièce évolue autour de cinq personnages principaux qui font partie de la même famille.
Louis est le protagoniste principal de la pièce, il a 34 ans. C'est le frère aîné qui porte le même prénom que son père décédé et que son neveu, fils d'Antoine et de Catherine. Il vit un drame personnel : il va mourir dans l'année et veut le confier à sa famille dont il s'est éloigné. Il revient donc chez sa mère pour l'annoncer, mais en vain.
Suzanne, sa sœur, a 23 ans. Célibataire, elle vit chez sa mère. Elle rêve d'être autonome et conduit sa voiture. Bavarde, elle cherche sa place entre ses deux frères plus âgés. Elle idéalise son frère aîné Louis et ne s'entend pas avec Antoine, qu'elle juge brutal.
Antoine, son frère, a 32 ans. Bien qu'il ne soit pas l'aîné, le départ de Louis l'a hissé à cette place. Marié à Catherine, il a deux enfants dont le garçon, nommé aussi Louis, est l'héritier de la famille. Antoine se sent responsable et culpabilise de tous les événements qui frappent la famille. Il a une relation ambivalente avec Louis et ne supporte pas Suzanne. Il coupe la parole à sa femme Catherine.
Catherine, la femme d'Antoine, a 32 ans. Elle occupe une place importante au début de la pièce car elle veut faire connaissance avec son beau-frère mais elle ne parvient pas à sympathiser avec lui. Leur relation est distante, ce qui provoque les moqueries de Suzanne et la colère d'Antoine. Catherine s'efface dans cette famille dont elle ne partage pas les liens du sang.
La mère, qui n'est pas nommée, a 61 ans : elle évoque sans cesse le passé pour essayer de trouver des souvenirs communs à la fratrie. Mais ses tentatives d'apaisement restent vaines. Elle s'interroge sans cesse sur les tensions familiales et évoque la mort du père.
Les thèmes principaux
Cette pièce comporte trois thèmes principaux : le renouvellement du théâtre, le drame familial et le texte testamentaire.
Le renouvellement du théâtre
Jean-Luc Lagarce ne puise pas son inspiration dans la tradition théâtrale de son époque, mais plutôt dans une tradition antérieure. Ce n'est pas l'intrigue qui importe le plus mais plutôt la portée des mots et l'exploration de l'instant présent. Cela explique la présence de nombreux monologues dans la pièce.
Beckett et Ionesco créent le théâtre de l'absurde au XXe siècle qui montre l'incommunicabilité entre les êtres.
Le théâtre de Lagarce puise son inspiration dans la tradition théâtrale antérieure, chez Tchekhov (théâtre russe) ou Maeterlinck (drame symboliste), qui remettent en question la nécessaire intrigue au profit des mots porteurs d'un certain onirisme et d'une exploration de l'instant présent. Ainsi, les phrases sont-elles elliptiques et empreintes de poésie, construites autour de répétitions qui mettent en valeur des mots-clés.
Le monologue est particulièrement utilisé dans la pièce.
Monologue
Le monologue est le fait de parler seul en scène, en s'adressant à soi-même et/ou aux spectateurs.
Dans la pièce, trois monologues de Louis fournissent des éléments d'analyse sur ce qui agite sa famille et sa conscience.
Le prologue, précédant l'entrée du chœur, permettait de présenter le sujet de la pièce lors de l'Antiquité. Ce peut être aussi le début d'un ouvrage alors que l'épilogue désigne la fin d'un ouvrage littéraire.
Un drame familial
C'est avec Victor Hugo que le drame connaît son apogée. Il met en scène un homme confronté à des difficultés et se termine par une mort qui aurait pu être évitée. La mort de Louis, elle, est inévitable et le fait revenir auprès des siens. C'est à ce moment-là que le drame de la pièce se montre : Louis est pris dans une famille étouffante et envahissante, avec laquelle il ne parvient plus à communiquer.
Le drame est synonyme de « crise » en français. Au théâtre, le drame est créé au XVIIIe siècle par Diderot et connaît son apogée sous l'ère romantique avec notamment Victor Hugo. Il dépeint un univers souvent bourgeois, qui s'émancipe des codes de la comédie et de la tragédie des aristocrates dont l'hégémonie et la croyance en un au-delà qui dirige le sort des êtres humains sont passés. Le drame montre un homme, parfois issu du peuple, aux prises avec les difficultés de la vie, confronté au pouvoir, à l'amour proscrit ou à une condamnation injuste. Le drame se termine par une mort qui aurait pu être évitée (suicide, meurtre, coups du sort).
Louis fait figure de marginal au sein de sa famille. C'est pourquoi il la fuit tout en étant attiré en son sein par la fatalité née des liens du sang et de l'éducation. La famille est un groupe d‘appartenance qui s'impose et que l'on ne choisit pas. C'est le lieu où l'on devrait pouvoir être et parler sincèrement. Toutefois, la promiscuité, l'impossible préservation de son intimité au sein du cercle familial étouffant, fait de la famille un puissant catalyseur tragique où la mort d'une génération appelle la disparition de la suivante, comme le suggèrent les Labdacides (Œdipe) et les Atrides (Oreste).
Un texte testamentaire
La dimension testamentaire du texte est annoncée dès le titre qui annonce la fin d'un monde, celui de Louis. La mort est omniprésente dans la pièce avec la mort du père qui s'appelle également Louis et la mort du héros. La mort semble peser comme une ombre sur le neveu de Louis, également prénommé Louis. La maladie contamine tous les liens familiaux.
Comme Ulysse qui est sans cesse éloigné de Pénélope dans l'Odyssée, comme le mythe du retour vengeur d'Oreste, comme le fils prodigue dans l'Évangile de Luc, Louis permet d'aborder combien le retour est toujours une épreuve qui contraint à s'expliquer de tout changement à ceux qui sont restés et qui oblige à mesurer le temps passé et si on l'a bien occupé.
Le titre est une allusion à l'Apocalypse, la fin du monde citée dans la Bible, dont l'étymologie grecque tend à l'assimiler à une révélation. Ici, on peut considérer que, pour Louis, sa propre mort est une fin du monde. La mort hante ce drame : la mort du père annonçant celle du fils qui porte le même nom et faisant peser sur le petit-fils, lui aussi nommé Louis, une fatalité tragique inquiétante.
En rapportant le texte au sida, on peut lire le texte comme une révélation à teneur autobiographique : la découverte de la séropositivité est comme une fatalité tragique qui contamine tous les liens familiaux même dans le non-dit.
Le titre de la pièce était au tout début du projet Les Adieux. Lagarce a également donné ce titre à son roman intitulé auparavant Mes deux dernières années. C'est lors de sa résidence à Berlin qu'il achève la pièce et lui donne le titre définitif Juste la fin du monde. Par effet de ressassement et au fil de réécriture, la pièce Juste la fin du monde trouvera son écho final dans Pays lointain.
Textes-clés
Le prologue
« LOUIS.
– Plus tard‚ l'année d'après
– j'allais mourir à mon tour –
j'ai près de trente-quatre ans maintenant et c'est à cet âge que je mourrai‚
l'année d'après‚
de nombreux mois déjà que j'attendais à ne rien faire‚ à tricher‚ à ne plus savoir‚
de nombreux mois que j'attendais d'en avoir fini‚
l'année d'après‚
comme on ose bouger parfois‚
à peine‚
devant un danger extrême‚ imperceptiblement1‚ sans vouloir faire de bruit ou commettre un geste trop violent qui réveillerait l'ennemi et vous détruirait aussitôt‚
l'année d'après‚
malgré tout‚
la peur‚
prenant ce risque et sans espoir jamais de survivre‚
malgré tout‚
l'année d'après‚
je décidai de retourner les voir‚ revenir sur mes pas‚ aller sur mes traces et faire le voyage‚ pour annoncer‚ lentement‚ avec soin‚ avec soin et précision
– ce que je crois –
lentement‚ calmement‚ d'une manière posée
– et n'ai-je pas toujours été pour les autres et eux‚ tout précisément‚ n'ai-je pas toujours été un homme posé ?‚
pour annoncer‚
dire‚
seulement dire‚
ma mort prochaine et irrémédiable3‚
l'annoncer moi-même‚ en être l'unique messager‚
et paraître
– peut-être ce que j'ai toujours voulu‚ voulu et décidé‚ en toutes circonstances et depuis le plus loin que j'ose me souvenir –
et paraître pouvoir là encore décider‚
me donner et donner aux autres‚ et à eux‚ tout précisément‚ toi‚ vous‚ elle‚ ceux-là encore que je ne connais pas (trop tard et tant pis)‚
me donner et donner aux autres une dernière fois l'illusion d'être responsable de moi-même et d'être‚ jusqu'à cette extrémité4‚ mon propre maître. »
1 Imperceptiblement : qui est très difficile à percevoir, qui échappe à l'attention de celui qui regarde.
2 Posé : calme, réfléchi, sérieux.
3 Irrémédiable : irréparable, sans solution, qui n'a pas de remède.
4 Extrémité : le bout, la fin ou l'état critique. Synonyme de « mort ».
- Le champ lexical tragique de la mort.
- La temporalité énigmatique du prologue.
- Le thème du retour.
- La description de Louis par lui-même.
- Le prologue - monologue adressé aux spectateurs.
- Répétitions et épanorthoses (figure de style qui consiste à corriger ce qui vient d'être dit).
Mouvements du texte :
- Premier mouvement, l'annonce de sa mort par Louis : du début jusqu'à « prenant ce risque et sans espoir jamais de survivre‚/malgré tout‚/l'année d'après, ».
- Deuxième mouvement, la présentation de l'intrigue du retour dans sa famille : de « je décidai » jusqu'à « l'unique messager ».
- Troisième mouvement, le sens que Louis donne à ce projet : de « et paraître » jusqu'à la fin.
L'essentiel à retenir du texte :
- Un prologue pour l'exposition : Louis, seul en scène, présente le drame qui va se jouer ensuite, directement aux spectateurs, à travers un prologue qui sert d'exposition théâtrale : le personnage principal précise le temps (un an avant sa mort) et la nature de l'action (le retour dans sa famille pour annoncer sa mort prochaine).
- Le brouillage des repères dans la présentation du personnage et de l'action : Toutefois, en observant les compléments circonstanciels de temps et la conjugaison des verbes, on note un brouillage déréalisant : Louis annonce sa mort future sur un ton qui suggère que sa voix s'élève d'outre-tombe « plus tard, l'année d'après, j'allais mourir ». Il se décrit comme « l'unique messager » de sa propre mort et explique pourquoi il va retourner auprès des siens, en analysant ce qu'il donne à voir de son caractère aux autres (« posé, responsable, son propre maître »).
- Un tragique plein de modernité : La tonalité tragique s'impose car le personnage fait face à une mort inéluctable, un « danger extrême » et « irrémédiable » (qui n'a pas de remède, comme le sida). En contraste, la structure des phrases ciselées en versets fondés sur des répétitions, procède de manière hésitante, par corrections successives (épanorthoses), ce qui confère un caractère banal au prologue. L'alliance du thème de la mort et de ce ton familier rend ce texte universel et plus touchant pour le spectateur.
La conception de la famille : Acte I, scène 2
CATHERINE.
– Il porte le prénom de votre père, je crois, nous croyons, nous avons cru, je crois que c'est bien, cela faisait plaisir à Antoine, c'est une idée auquel, à laquelle, une idée à laquelle il tenait, et moi, je ne saurais rien y trouver à redire - je ne déteste pas ce prénom. Dans ma famille, il y a le même genre de traditions, c'est peut-être moins suivi, je ne me rends pas compte, je n'ai qu'un frère, fatalement1, et il n'est pas l'ainé, alors, le prénom des parents ou du père, du père de l'enfant mâle, le premier garçon, toutes ces histoires. Et puis, et puisque vous n'aviez pas d'enfant, puisque vous n'avez pas d'enfant, – parce qu'il aurait été logique2, nous le savons… – ce que je voulais dire : mais puisque vous n'avez pas d'enfant et Antoine dit ça, tu dis ça, tu as dit ça, Antoine dit que vous n'en aurez pas – ce n'est pas décider de votre vie mais je crois qu'il n'a pas tort. Après un certain âge, sauf exception, on abandonne, on renonce puisque vous n'avez pas de fils, c'est surtout cela, puisque vous n'aurez pas de fils, il était logique (logique, ce n'est pas un joli mot pour une chose à l'ordinaire heureuse et solennelle, le baptême des enfants, bon) il était logique, on me comprend, cela pourrait paraître juste des traditions, de l'histoire ancienne mais aussi c'est aussi ainsi que nous vivons, il paraissait logique, nous nous sommes dit ça, que nous l'appelions Louis, comme votre père donc, comme vous, de fait. Je pense aussi que cela fait plaisir à votre mère.
1 Fatalement : inévitablement.
2 Logique : qui suit la raison.
- Définition de la famille.
- L'exclusion de Louis hors de la famille.
- La dépendance de Catherine envers ce que pense Antoine.
- La répétition du mot « logique ».
Mouvements du texte :
- Premier mouvement, la transmission du prénom du père dans les familles traditionnelles : du début jusqu'à « ce que je voulais dire ».
- Deuxième mouvement, la mise en accusation de Louis comme mauvais fils aîné : de « mais puisque vous n'avez pas d'enfant » jusqu'à « vous n'aurez pas de fils ».
- Troisième mouvement, la conception de l'héritage par Catherine et Antoine : de « il était logique » jusqu'à la fin de la tirade.
L'essentiel à retenir du texte :
- La conception traditionnelle de l'aîné comme héritier dans la famille : Dans cette tirade, Catherine présente de façon maladroite sa conception traditionnelle de la famille à Louis. Au départ, il n'est question que d'un sujet banal : Catherine veut présenter sa famille à son beau-frère qu'elle ne connaissait pas encore. Le fait que le fils de Catherine et Antoine s'appelle Louis, comme le frère aîné et comme le père d'Antoine, provoque une crise familiale. En effet, traditionnellement, le prénom du père se transmet uniquement à l'aîné de la fratrie. Ici, la tradition n'a pas été respectée. C'est le neveu de Louis qui porte ce nom et non son fils.
- Une argumentation maladroite et cruelle : Catherine tente de banaliser cette tradition en évoquant sa propre famille et en utilisant des expressions péjoratives : « l'enfant mâle.. ; toutes ces histoires ». Toutefois, son malaise à poursuivre ses idées se dévoile dans le fait qu'elle n'assume pas le contenu de son propos : elle multiplie les hésitations (verbe « croire », tentative pour définir la logique) et finit par avouer qu'elle répète ce que dit Antoine. Elle répète à diverses reprises que Louis n'a pas d'enfants et n'en aura pas : ce rappel est d'autant plus cruel que Louis sait qu'il va mourir. Il est privé de son héritage et de sa lignée par cette mort inéluctable. Sa belle-sœur en tire avantage comme son frère puîné.
- Une image dégradée de la mère : Catherine symbolise une mère dépendante de son mari qui pense à sa place. Elle agit pour « faire plaisir » à son époux et à sa belle-mère. Elle « ne déteste pas ce prénom » : cette litote montre qu'elle n'a pas vraiment d'avis. Elle s'exprime avec maladresse, vouvoie son beau-frère comme pour l'exclure de la famille et met sa famille en valeur en faisant de l'ombre aux autres membres de la famille. Elle semble exercer une cruauté tragique malgré elle. D'ailleurs, elle est nommée par son prénom et non comme « mère » dans la pièce, comme si la seule mère était celle de Louis et Antoine, comme si cette « pièce rapportée » n'avait servi qu'à enfanter la descendance de la lignée du fait que Louis n'a pas d'enfants.
L'épilogue
LOUIS.
Après, ce que je fais, je pars. Je ne reviens plus jamais. Je meurs quelques mois plus tard, une année tout au plus. Une chose dont je me souviens et que je raconte encore (après j'en aurai fini) : c'est l'été, c'est pendant ces années où je suis absent, c'est dans le Sud de la France. Parce que je me suis perdu, la nuit, dans la montagne, je décide de marcher le long de la voie ferrée. Elle m'évitera les méandres1 de la route, le chemin sera plus court et je sais qu'elle passe près de la maison où je vis. La nuit, aucun train n'y circule, je n'y risque rien et c'est ainsi que je me retrouverai. À un moment, je suis à l'entrée d'un viaduc2 immense, il domine la vallée que je devine sous la lune, et je marche seul dans la nuit, à égale distance du ciel et de la terre. Ce que je pense (et c'est cela que je vais vous dire) c'est que je devrais pousser un grand et beau cri, un long et joyeux cri qui résonnerait dans toute la vallée, que c'est ce bonheur-là que je devrais m'offrir, hurler une bonne fois, mais je ne le fais pas, je ne l'ai pas fait. Je me remets en route avec le seul bruit de mes pas sur le gravier3. Ce sont des oublis comme celui-là que je regretterai.
1 Les méandres : les virages et tournants.
2 Un viaduc : pont très élevé qui passe au-dessus d'une vallée.
3 Le gravier : petits cailloux répandus sur les allées.
- Les expressions du temps et de l'espace.
- Le souvenir.
- Le bruit.
- Les actions réelles et oniriques du personnage.
- Le bonheur inaccompli.
Les mouvements du texte :
- Premier mouvement, l'annonce courte et brutale de son départ et de sa mort par Louis : du début jusqu'à « une année tout au plus ».
- Deuxième mouvement, le récit du souvenir emblématique : de « Une chose dont je me souviens » jusqu'à « du ciel et de la terre ».
- Troisième mouvement, le message onirique transmis par Louis au spectateur : de « ce que je pense » à la fin.
L'essentiel à retenir du texte :
- Épilogue en réponse au prologue tragique : Cet épilogue rappelle le prologue et le rend encore plus tragique : Louis, seul sur scène, clôt la pièce, comme il l'a commencée, mais rien ne s'est déroulé comme prévu et c'est inéluctable puisqu'il affirme qu'il est mort.
- Le thème du silence contraint : Il n'a pas pu délivrer le message de sa mort à sa famille. Il a à nouveau choisi la fuite mais cette fuite est alors définitive et tragique puisqu'il meurt peu de temps après son départ. Louis livre alors un souvenir qui montre que sa fuite perpétuelle l'a toujours condamné au silence et lui a interdit de s'exprimer et de rayonner dans la vallée du monde.
- Onirisme et symbolique : La fin de la pièce est onirique et symbolique. Louis raconte un souvenir d'un été, dans le Sud de la France où il s'est perdu en chemin, et passe au-dessus de la vallée où se trouve sa maison. Sa marche, entre ciel et terre, sous le signe de la lune, ressemble à une nouvelle naissance au monde, où il est dans un viaduc qui doit lui permettre de retrouver son chemin. Toutefois, cette expérience reste inaccomplie car, au cri primal d'une renaissance, Louis substitue le bruit de la fuite de ses pas. Toutefois, on peut considérer que cette vallée ressemble à un théâtre et que la pièce est le cri qui a été retenu par le personnage.