Sommaire
IParcours : réflexions sur l'intitulé du parcours « Rire et savoir »IIRabelais, l'auteur de GargantuaIIIPrésentation de l'œuvreALe contexte historiqueBRésumé du roman1Chapitres 1 à 13 : naissance et enfance de Gargantua2Chapitres 14 à 24 : l'éducation de Gargantua3Chapitres 25 à 51 : la guerre picrocholine4Chapitres 52 à 58 : l'abbaye de ThélèmeCLes personnages principaux1Gargantua2Picrochole3Ponocratès4Frère Jean des Entommeures5Thubal HoloferneDLes thèmes principaux1L'éducation2La guerre3La religionIVTextes-clésALe début du prologue11er mouvement : le narrateur (Alcofribas Nasier) interpelle le lecteur22e mouvement : le narrateur explique ce que sont les silènes33e mouvement : l'aspect extérieur risible de Socrate44e mouvement : les grandes valeurs intérieures de SocrateBL'éloge prononcé par Eudémon11er mouvement : l'introduction d'Eudémon22e mouvement : le discours d'Eudémon33e mouvement : le blâme de GargantuaCDébut du chapitre XX : rire de l'ignorance11er mouvement : le fou rire des deux humanistes22e mouvement : Janotus se met à rire lui aussi33e mouvement : l'indigence de JanotusParcours : réflexions sur l'intitulé du parcours « Rire et savoir »
L'intitulé du parcours étudié relie les termes de « rire » et de « savoir ». Il faut donc s'intéresser aux définitions de ces deux notions ainsi qu'au rapport qu'elles entretiennent.
Tout d'abord, on note que ces deux mots, « rire » et « savoir », peuvent être tout aussi bien des noms communs que des verbes à l'infinitif. L'intitulé du parcours peut donc s'entendre de différentes manières. Soit comme une confrontation nécessaire de ces deux notions que l'on questionne, soit comme une sorte d'injonction : « rions et sachons ! »
Le mot « rire », qu'il soit un nom commun ou un verbe, évoque l'expression physique d'une gaieté provoquée par un élément comique. Dans Gargantua, on retrouve différents procédés comiques mais principalement la farce et la scatologie (qui relèvent d'un humour populaire et grossier) et les jeux de mots qui reposent sur un humour plus intellectuel. Le rire, dans Gargantua, s'articule donc principalement sur le comique de situation et le comique de mots. Ces ressorts comiques issus du Moyen Âge restent très traditionnels au début du XVIe siècle, à l'époque de Rabelais, et font appel à différents niveaux du rire. Gargantua est, de ce fait, susceptible de faire rire tout type de lecteur.
Le mot « savoir » employé en tant que verbe signifie « connaître quelque chose, posséder des connaissances sur un sujet ». Le mot « savoir » employé comme nom commun évoque l'« ensemble des connaissances d'une personne acquises par l'étude, par l'observation, par l'apprentissage et/ou par l'expérience ». Le « savoir » est donc synonyme d'érudition.
Les humanistes, comme Rabelais, sont des érudits. Ils placent le savoir au cœur de leur idéal et de leur pensée.
Humanisme
L'humanisme est un courant littéraire, culturel et artistique qui concerne toute l'Europe de la Renaissance. Ce mouvement met l'homme au centre des préoccupations. Les humanistes étudient les textes antiques. L'éducation est centrale et repose sur la maîtrise de nombreuses matières (histoire, géographie, mathématiques, astronomie, musique). L'activité physique est également importante. Il faut s'ouvrir au monde et exercer un esprit critique.
Dans Gargantua, Rabelais s'intéresse à la question du savoir par le biais du thème central de l'éducation qu'il développe dans onze chapitres. L'auteur se questionne sur le rapport de l'homme au savoir, mais cherche également à transmettre un savoir par l'intermédiaire de son œuvre. Il s'agit d'apporter certaines connaissances au lecteur mais aussi de l'inciter à mûrir une véritable réflexion personnelle sur le monde qui l'entoure. Gargantua est aussi une œuvre qui fait appel au savoir de ses lecteurs. Les références scientifiques, intellectuelles et culturelles y sont nombreuses. En effet, Rabelais, en humaniste érudit, s'est inspiré de nombreuses sources pour créer son roman : légendes arthuriennes, épopées et rhétorique antiques. De plus, il emploie, tout au long de Gargantua, un vocabulaire technique, riche et varié, qui nécessite une certaine érudition chez son lecteur.
Il n'est pas étonnant que les termes « rire » et « savoir » soient associés pour ce parcours. Dès le début de Gargantua, le rire est évoqué et associé à la notion de savoir. En effet, dans les deux textes liminaires que sont l'adresse aux lecteurs et le prologue, rire et savoir sont omniprésents et systématiquement associés. Ainsi, les lecteurs sont avertis dès le début : il faut avoir un esprit joyeux et savoir rire, ce qui n'empêche pas d'exercer son esprit critique afin de tirer, des écrits, la « substantifique moelle ».
« Avis aux lecteurs
Amis lecteurs qui ce livre lisez,
Dépouillez-vous de toute émotion,
Et le lisant, point ne vous scandalisez,
Il ne contient ni mal ni infection.
Il est vrai qu'ici peu de perfection
Vous apprendrez, si n'êtes enclins de rire.
Aucun autre sujet ne peut mon cœur élire.
Voyant la peine qui vous mine et consume,
Mieux est de rire que de larmes écrire,
Parce que rire est le propre de l'homme. »
François Rabelais
Gargantua
1534
Dès les premières lignes, Rabelais crée une connivence entre lui et ses lecteurs avec l'apostrophe « Amis lecteurs ». Cette complicité est propice à la transmission d'un savoir. Mais l'auteur, dans sa célèbre maxime « Parce que rire est le propre de l'homme », invite surtout le lecteur à entrer dans l'œuvre par le biais du rire, rappelant que le rire est le remède à la tristesse et aux maux de la vie.
L'intitulé du parcours, « Rire et savoir », est également une référence à la Poétique d'Aristote. Cette œuvre, rédigée aux alentours de 335 av. J-C., a exercé une influence considérable sur la pensée artistique occidentale. D'après Aristote, trois ambitions doivent animer les hommes de lettres :
- docere : le devoir d'éducation ;
- emovere : la capacité à émouvoir ;
- placere : l'art de plaire et de séduire.
Ce sont les humanistes du XVIe siècle qui ont redécouvert Aristote. Il n'est donc pas étonnant que le roman Gargantua, écrit par un humaniste, soit influencé par les conventions aristotéliciennes. Ainsi, le parcours « Rire et savoir » se rapproche des principes de placere et de docere d'Aristote.
Traditionnellement, on a tendance à opposer le rire et le savoir. On considère ainsi que le rire est du côté de la légèreté et de l'amusement alors que le savoir est du côté de la gravité et du sérieux. Mais rire et savoir peuvent être intimement liés. Effectivement, le rire peut être au service du savoir.
Tout d'abord parce que le rire permet d'instaurer une connivence entre l'auteur et le lecteur. En effet, par le rire, auteur et lecteur tissent un véritable lien de complicité qui permet de prendre de la distance vis-à-vis des thèmes et sujets abordés, y compris les plus graves et les plus sérieux.
Ensuite, grâce au rire, il devient plaisant, divertissant d'apprendre. Les humanistes font preuve d'une très grande soif de connaissances. Pour Rabelais, le savoir doit être proche de l'ivresse : il faut s'enivrer de connaissances. Le savoir doit procurer un réel plaisir, intense et joyeux.
Enfin, « rire » et « savoir » sont intimement liés parce que la complicité qui se noue et la distanciation qui s'opère permettent de faire passer une critique sur un ton plaisant et enjoué. L'humour rend le lecteur plus réceptif aux sujets sérieux. Le rire devient donc une véritable « arme » littéraire pour dénoncer, critiquer, se moquer, stigmatiser.
Ainsi, dans Gargantua, Rabelais fait la satire de l'esprit de sérieux : savoir et sérieux ne sont, pour lui, pas compatibles. Il faut se moquer (et se méfier) du faux savoir et des faux savants. Il faut surtout porter un regard amusé sur le savoir car cela permet d'acquérir un réel esprit critique. Le rire permet ainsi au lecteur, qui doit exercer son esprit d'analyse, de découvrir les leçons que recèle Gargantua et de se questionner sur ce qu'est réellement le savoir : « C'est pourquoi il faut ouvrir le livre, et soigneusement peser ce qui y est exposé. […] Puis, par une lecture minutieuse et une méditation assidue, de rompre l'os et sucer la substantifique moelle […]. » écrit-il dans le prologue. Si le rire a une importance considérable dans cet ouvrage, il faut tout de même savoir creuser au-delà. En effet, pour atteindre la « substantifique moelle », c'est-à-dire ce que le récit renferme de meilleur, un travail de réflexion est nécessaire. Le lecteur doit donc s'emparer de la littérature et en faire une lecture allégorique, sans toutefois l'enfermer dans une interprétation qui lui est, finalement, propre.
Cette approche du savoir est originale et novatrice car, au début du XVIe siècle, c'est encore le modèle d'éducation médiéval, avec la scolastique, qui prédomine.
Scolastique
La scolastique est la méthode d'enseignement de la philosophie pratiquée au Moyen Âge par les universités. L'apprentissage par cœur est imposé. Cette méthode favorise un savoir livresque sans lien avec la vie concrète. L'enseignement scolastique ne favorise ni la raison ni l'esprit critique.
L'intitulé du parcours invite à se poser diverses questions :
- Peut-on être drôle et sérieux à la fois ?
- Quels savoirs peuvent se cacher derrière le rire ?
- Le rire est-il une force vitale ?
- Faut-il rire pour comprendre ?
- Dans quelle mesure le rire permet-il une critique efficace ?
Rabelais, l'auteur de Gargantua
François Rabelais est un écrivain français humaniste du XVIe siècle. Ses œuvres rencontrent un grand succès populaire mais sont systématiquement mal accueillies par l'Église et condamnées par les théologiens de la Sorbonne qui les censurent. Il écrit ses œuvres en français (alors qu'il était d'usage d'écrire en latin), ce qui contribue grandement à en développer l'usage littéraire et à lui donner ses lettres de noblesse. Érudit et bon vivant, Rabelais incarne l'esprit de la Renaissance par sa vision humaniste de l'homme.
François Rabelais est né vers 1483 (certaines sources avancent la date de 1494) près de Chinon, en Touraine. Son père est avocat. On suppose qu'il fait des études de droit sans pour autant embrasser la profession de juriste.
Vers 1510, il entre dans les ordres en devenant moine dans l'ordre des Franciscains. Il constitue alors un petit groupe d'érudits qui lisent le grec ancien et rentrent en contact avec le célèbre humaniste Guillaume Budé. Celui-ci les encourage à étudier les textes anciens dans leur langue d'origine.
En 1523, la Sorbonne interdit l'étude du grec afin d'empêcher de nouvelles interprétations du Nouveau Testament. Rabelais rejoint alors l'ordre religieux des Bénédictins, plus ouvert à la culture. Il devient le secrétaire d'un homme d'Église humaniste, Geoffroy d'Estissac.
Vers 1530, Rabelais quitte les ordres et commence des études de médecine à l'université de Montpellier. Il devient un médecin réputé et obtient un poste prestigieux à l'hôtel-Dieu de Lyon.
En 1532, il publie Pantagruel, sous le pseudonyme d'Alcofribas Nasier (qui est l'anagramme de son nom et de son prénom). Le livre raconte les aventures d'une famille de géants. Dès sa publication, l'œuvre est censurée par la Sorbonne.
En 1533-1534, il accompagne en tant que secrétaire et médecin particulier le cardinal Jean Du Bellay (l'oncle de Joachim Du Bellay), lors de ses deux voyages à Rome.
En 1534, il publie Gargantua, toujours sous le pseudonyme d'Alcofribas Nasier. Cette œuvre est à son tour censurée.
De 1537 à 1541, il entre au service de Guillaume Du Bellay (un autre oncle de Joachim Du Bellay) et fait avec lui de nombreux voyages en Italie.
En 1542, il fait rééditer Pantagruel et Gargantua après avoir expurgé les passages des attaques trop violentes contre la Sorbonne.
En 1546, il publie, sous son vrai nom, Le Tiers Livre des faits et dits héroïques du bon Pantagruel. L'œuvre est aussitôt condamnée par les théologiens. Rabelais se réfugie alors à Metz où il exerce la médecine puis il rejoint le cardinal Jean Du Bellay en Italie de 1547 à 1549.
Vers 1548, il publie une première version du Quart Livre des faits et dits héroïques du bon Pantagruel, toujours sous son vrai nom. En 1552, il en publie la version complète qui sera immédiatement censurée.
En 1553, François Rabelais décède à Paris. Ce n'est qu'en 1564 que paraîtra, à titre posthume, le Cinquième Livre. Son authenticité est contestée car le livre est constitué d'après des brouillons de l'auteur que son éditeur a très largement remaniés.
Présentation de l'œuvre
Gargantua est écrit pendant une période de bouleversements profonds. Entre les conflits qui agitent le territoire français, l'invention de l'imprimerie et la découverte de l'Amérique, l'ouvrage s'inscrit dans une période charnière de l'histoire. Ce roman en trois parties présente des personnages singuliers, qui portent les traits de catégories sociales de l'époque ou de personnages historiques.
Le contexte historique
C'est dans un contexte de conflits mais aussi de changements culturels profonds, avec notamment l'invention de l'imprimerie, que paraît Gargantua.
Gargantua est écrit sous le règne de François Ier. La France est alors rongée par de nombreux conflits. Tout d'abord, des guerres opposent François Ier à Charles Quint. La France est touchée aussi par des conflits religieux car plusieurs courants religieux veulent réformer l'Église catholique. En 1534 a lieu l'affaire des Placards (affiches). Des tracts anticatholiques sont distribués ou apposés à Paris et en province, et notamment sur la porte de la chambre du roi à Blois. François Ier, considéré comme le roi des humanistes, est pris de peur et, se sentant menacé, réprime avec une très grande sévérité les auteurs de ces affiches.
Cependant, l'invention de l'imprimerie par Gutenberg vers 1454 permet désormais de diffuser plus facilement les savoirs. La découverte de l'Amérique en 1492, quant à elle, change la perception du monde.
Gargantua, de son titre complet La Vie très horrifique du grand Gargantua, père de Pantagruel, jadis composé par M. Alcofribas, abstracteur de Quinte Essence, Livre plein de Pantagruélisme, paraît en 1534, soit deux ans après Pantagruel qui raconte les aventures du fils de Gargantua.
Résumé du roman
Le récit est structuré en trois parties. La première partie (du chapitre 1 au chapitre 24) raconte la naissance de Gargantua et son éducation. La deuxième partie (du chapitre 25 au chapitre 51) raconte la mise en pratique de son éducation face à l'horreur des guerres picrocholines. Enfin, la troisième partie (chapitres 52 à 58) est consacrée à l'abbaye de Thélème et à la vie qui y est menée.
Chapitres 1 à 13 : naissance et enfance de Gargantua
Dans ces premiers chapitres, le narrateur établit la généalogie de Gargantua puis raconte sa naissance extraordinaire et son enfance. C'est l'occasion pour l'auteur de placer son ouvrage sous le signe du savoir (par l'emploi de nombreux mots savants et de références culturelles à l'Antiquité) et du rire (en mêlant héroïcomique et burlesque).
Tout d'abord, le narrateur, Alcofribas Nasier, invite le lecteur à relire Pantagruel dans lequel il a déjà fait la généalogie de la famille de géants. Il affirme que les origines de la famille remontent à des temps très anciens (chapitre 1). C'est grâce à un document, sous forme d'énigme en décasyllabes et intitulé les « Fanfreluches antidotées », qu'il certifie des origines de Gargantua (chapitre 2).
Ainsi, le père de Gargantua se nomme Grandgousier et sa mère se nomme Gargamelle. Ce sont deux bons vivants. Ils festoient, mangent et boivent en abondance (chapitres 3 à 5). Gargantua naît après onze mois de gestation de l'oreille de sa mère. Le géant s'inscrit ainsi dans toute une lignée de naissances merveilleuses (chapitre 6), ce qui le définit déjà comme un être extraordinaire. Gargantua réclame « à boire » immédiatement après sa venue au monde. Son père, amusé, s'exclame « Que grand tu as ! », en parlant de son gosier. L'enfant est ainsi nommé d'après les premières paroles de son père après sa naissance. Gargantua montre donc, dès sa naissance, un goût prononcé pour le vin (chapitre 7).
L'enfance du géant s'avère pittoresque. Dû à sa grande taille, l'habiller est une véritable gageure (chapitre 8) et le choix des couleurs qu'il doit porter s'avère compliqué tant elles sont symboliques (chapitres 9 et 10). Entre ses 3 ans et ses 5 ans, Gargantua est élevé assez librement par son père. Ses occupations consistent à boire, manger et jouer (chapitre 11). Il est facétieux et aime jouer des tours (chapitre 12), mais il fait aussi preuve d'une très grande intelligence et invente un « torche-cul » parfait, suscitant ainsi l'admiration de tous (chapitre 13).
Chapitres 14 à 24 : l'éducation de Gargantua
Ces onze chapitres sont consacrés à l'éducation reçue par Gargantua. Son père, Grandgousier, confie tout d'abord l'éducation de son fils à un docteur en théologie, mais comme cette éducation ne lui apprend rien et tend plutôt à l'abrutir, son père l'envoie à Paris afin qu'il y reçoive une instruction humaniste. Ces chapitres sont l'occasion, pour Rabelais, de dénoncer le modèle éducatif dominant de l'époque (scolastique) et de prôner le modèle éducatif humaniste.
Grandgousier, ayant pris conscience de l'intelligence de son fils Gargantua, confie son éducation à Thubal Holoferne, un docteur sophiste (c'est-à-dire spécialiste en théologie). À la mort de ce dernier, c'est Jobelin Bridé qui poursuit l'éducation de Gargantua. Il lit pendant cette période de très nombreux livres qu'il apprend par cœur (chapitre 14). Mais Grandgousier s'aperçoit que son fils ne progresse finalement pas. C'est lors d'un dîner au cours duquel un jeune page, Eudémon, fait un discours remarquable que Grandgousier décide de changer de mode d'éducation pour son fils. Il décide alors de l'envoyer à Paris, afin qu'il soit éduqué par Ponocratès, le professeur d'Eudémon (chapitre 15).
Lors de son voyage vers Paris, sa jument géante détruit une forêt (chapitre 16). À son arrivée, Gargantua se comporte particulièrement mal. Il vole les cloches de Notre-Dame et noie des Parisiens sous son urine (chapitre 17). Un théologien, maître Jonatus de Bragmardo, est chargé de lui reprendre les cloches (chapitre 18). Il produit alors un discours grotesque et alambiqué (chapitre 19) qui déclenche les moqueries de Ponocratès et Eudémon (chapitre 20). Gargantua rejoint enfin Ponocratès qui lui demande de lui montrer les méthodes qu'il a suivies jusqu'alors. Force est de constater que le résultat est catastrophique. Gargantua est pétri de mauvaises habitudes et possède des savoirs inutiles (chapitres 21 et 22).
Ponocratès, aidé par Gymnaste, reprend donc en main l'instruction de Gargantua et, après avoir purgé son cerveau de ses anciennes dispositions, il lui prodigue une éducation purement humaniste : lecture et respect des Saintes Écritures, exercice de la pensée et de la raison, développement du goût pour les savoirs intellectuels, exercices physiques et conscience de l'hygiène (chapitres 23 et 24). Avec l'humanisme naît la conscience du corps. Pour être bien dans sa tête, il faut également l'être dans son corps en faisant notamment attention à son alimentation et à son hygiène. Gargantua reçoit donc une éducation complète, à la fois intellectuelle, morale et physique, qui fait de lui un idéal de l'humanisme, c'est-à-dire un homme savant, apte à réfléchir mais également apte à mener une armée et combattre.
Chapitres 25 à 51 : la guerre picrocholine
Ces chapitres abordent le thème de la guerre et permettent d'en dénoncer l'horreur et les aberrations. Racontée à la fois de manière réaliste et merveilleuse, la guerre picrocholine ouvre la réflexion sur les bienfaits de gouverner avec pacifisme, justice, philosophie et sagesse.
Pendant ce temps, une guerre éclate sur les terres de Grandgousier. En effet, une dispute a eu lieu entre des bergers de Gargantua et des fouaciers du roi voisin, le tyran Picrochole (chapitre 25). Ce dernier, en représailles, envahit et pille les terres de Grandgousier (chapitre 26). Seule l'abbaye de Seuillé est épargnée, car vaillamment défendue par Frère Jean des Entommeures (chapitre 27).
Grandgousier envoie des émissaires discuter avec Picrochole et d'autres chercher Gargantua dans le but de rétablir la paix (chapitre 28). Il écrit donc une lettre à son fils pour qu'il rentre (chapitre 29) et mandate un homme plein de sagesse pour exhorter Picrochole à cesser la guerre (chapitres 30 et 31). Enfin, il tente d'acheter la paix en rendant à son voisin les fouaces à l'origine du conflit, auxquelles il ajoute une grosse somme d'argent et une métairie. Mais Picrochole, influencé par ses conseillers belliqueux et ambitieux, a désormais de grands rêves de conquêtes. Il refuse la paix (chapitres 32 et 33). Cela n'est pas sans rappeler le roi Charles Quint, avide de conquêtes et contemporain de Rabelais. Par ailleurs, on note ici une opposition entre Grandgousier et Picrochole, le premier semblant adopter le comportement d'un bon roi, et le second se comportant comme un mauvais roi.
Dès qu'il a lu la lettre de son père, Gargantua quitte Paris, accompagné de Ponocratès, Gymnaste et Eudémon. Il envoie Gymnaste en éclaireur. Celui-ci se fait passer pour un possédé et effraie les hommes de Picrochole (chapitre 35). Puis Gargantua, qui se rend compte du peu de préparation de l'armée ennemie, arrive au château du gué de Vède. Là, il noie ses ennemis sous l'urine de sa jument et détruit le château avec la queue de celle-ci (chapitre 36). Gargantua rejoint enfin les terres de son père (chapitre 37). Lors d'un impressionnant festin, Gargantua avale par inadvertance des pèlerins qu'il finit par recracher (chapitre 38). Le banquet se poursuit et le Frère Jean des Entommeures y brille particulièrement par ses propos et son courage (chapitres 39 à 41).
Le jour de la bataille arrive et les troupes de Gargantua se mettent en route, encouragées par le Frère Jean. Ce dernier se retrouve coincé par accident dans un arbre mais Gymnaste vient à son secours (chapitre 42). Ils finissent par rencontrer l'armée de Picrochole menée par le capitaine Tyravant. Frère Jean tue Tyravant avant d'être fait prisonnier (chapitre 43). Il finit par s'échapper et décime, à lui seul, ce qu'il reste de l'armée de Picrochole déjà ravagée par Gargantua et ses hommes. Il fait alors prisonnier le chef ennemi, Touquedillon (chapitre 44).
Frère Jean ramène Touquedillon et les pèlerins faits prisonniers à Grandgousier. Ce dernier, en train de festoyer, fait preuve de largesse et de bon sens. Il libère les pèlerins en leur conseillant de rentrer s'occuper de leur famille plutôt que perdre leur temps à de vains pèlerinages (chapitre 45). Puis il renvoie Touquedillon les bras chargés de cadeaux dans le but de calmer Picrochole (chapitre 46). Grandgousier, soutenu par ses gens, se prépare tout de même au combat en levant son armée. Touquedillon, pendant ce temps, arrive chez Picrochole. Mais, considéré comme un traître, il est tué (chapitre 47).
Finalement, c'est Gargantua qui part à la tête de l'armée de son père et attaque le château de Picrochole. La bataille est terrible. C'est une cuisante défaite pour l'ennemi de Grandgousier (chapitre 48). Picrochole s'enfuit à dos d'âne (chapitre 49). Gargantua harangue longuement les vaincus auxquels il accorde sa clémence. Cependant, il punit sévèrement ceux qui étaient à l'origine de la guerre (chapitre 50). Il enterre les morts et répare les dégâts causés par la guerre puis il récompense ses soldats. Il rentre chez son père avec ses hommes les plus braves. Après un festin, ceux-ci sont largement récompensés : on leur distribue des richesses et on partage entre eux les terres de Picrochole (chapitre 51).
Chapitres 52 à 58 : l'abbaye de Thélème
L'abbaye de Thélème est un lieu utopique dans lequel règnent l'harmonie, l'érudition, le faste et la vertu. Elle propose un idéal de vie en communauté. On y retrouve les valeurs humanistes que sont la confiance en l'homme et l'importance de l'éducation.
Pour remercier Frère Jean, Gargantua lui fait construire une abbaye fort peu conventionnelle. Contrairement aux abbayes traditionnelles, Thélème est pensée sans murailles (chapitre 52) et Frère Jean prévoit d'y accueillir des hommes et des femmes riches, beaux et instruits (chapitre 52 et 54).
L'abbaye est richement décorée (chapitre 53) et aménagée (chapitre 55). Les habitants, les Thélémites, qui sont magnifiquement vêtus (chapitre 56), vivent selon leur libre arbitre : « Fais ce que voudras », dit Gargantua. Ils sont instruits selon les valeurs humanistes (chapitre 57).
Sous les fondations de l'abbaye est retrouvée une tablette sur laquelle est inscrit un poème énigmatique et prophétique. Gargantua et Frère Jean l'interprètent différemment. Le premier y voit l'évocation de persécutions religieuses alors que, pour le second, c'est simplement la description du jeu de paume (chapitre 58).
Les personnages principaux
Gargantua est constitué de nombreux personnages mais l'histoire tourne principalement autour de quatre d'entre eux : Gargantua, Picrochole, Ponocratès et le Frère Jean des Entommeures. Les noms donnés aux personnages sont tous porteurs de sens car Rabelais joue avec l'onomastique, c'est-à-dire avec la symbolique des noms. Ainsi, il mélange des noms réels avec des noms inventés. Chaque personnage porte un nom qui le définit.
Gargantua
Gargantua est le héros éponyme du roman. « Éponyme » signifie qu'il donne son nom à l'œuvre. Il est issu d'une famille de géants. Il est le fils du roi Grandgousier et de Gargamelle, elle-même fille d'un roi. Il est donc de noble naissance.
Dans sa petite enfance, ses occupations sont principalement manger, jouer et dormir. Mais sa grande intelligence est vite remarquée par son père qui confie tout d'abord son instruction à deux hommes, Thubal Holoferne et Jobelin Bridé. Ceux-ci lui dispensent une éducation archaïque, selon le modèle médiéval, qui fait régresser Gargantua qui se comporte alors comme un sauvage. Incapable de penser par lui-même, il est confié aux soins éducatifs de Ponocratès qui lui prodigue une éducation proche des idéaux humanistes. Gargantua devient alors une personne cultivée et réfléchie apte à diriger des troupes et à combattre. Gargantua représente à la fois l'archétype de l'humaniste et celui du souverain idéal : bon vivant, il est aussi érudit et sage.
Picrochole
Picrochole est le roi de Lerné. C'est l'ennemi de Grandgousier et donc de Gargantua. Son nom, issu du grec, veut dire « bile amère ». Cela signifie qu'il est atrabilaire, c'est-à-dire qu'il est irritable et se met facilement en colère. Il est à l'origine de la guerre contre Grandgousier. Pour un prétexte futile et fallacieux, il déclenche les hostilités pour assouvir son désir de pouvoir et d'expansion. Impulsif et violent, sourd aux discours raisonnés, il représente l'archétype du roi belliqueux et injuste. C'est par l'intermédiaire de ce personnage que Rabelais dénonce la guerre.
Picrochole est conseillé par le vicomte Morpiaille dont le nom signifie « morpion, pou » et qui renvoie à des parasites. Ce courtisan est donc un véritable opportuniste qui profite de son roi et l'utilise à des fins personnelles.
Ponocratès
Ponocratès est tout d'abord le précepteur humaniste de Gargantua, puis il devient son capitaine des armées. Son nom, dérivé du grec, signifie « dur à la fatigue ». Érudit, il mène une vie saine guidée par la sagesse. Il dispense à Gargantua une éducation complète qui mêle les exercices physiques et les exercices intellectuels. Son éducation efficace fait de lui un homme accompli et le représentant de l'éducation idéale prônée par les humanistes et donc par Rabelais.
Frère Jean des Entommeures
Frère Jean des Entommeures est un moine qui vit avec son temps. Il devient l'ami de Gargantua. Très différent des moines traditionnels, retirés dans leur abbaye sans contact réel avec le monde extérieur, le Frère Jean est un moine qui s'insurge contre les injustices de son époque et n'hésite pas à combattre physiquement ses ennemis. Il aime boire et manger et il a un langage peu châtié. Il fait preuve d'un véritable esprit critique vis-à-vis de la religion lorsqu'il dénonce les vices du clergé.
Cependant, bien qu'il soit un homme de foi, il ne fait pas preuve d'indulgence lorsqu'il se bat puisqu'il achève même, avec une extrême violence, des femmes et des enfants. D'ailleurs « des entommeures » signifie « du hachis ». Bien qu'il soit animé d'un esprit critique, lorsqu'il s'agit, à la fin, de comprendre le mystérieux poème, il propose une interprétation très terre à terre. À travers ce personnage, Rabelais montre que le clergé peut aussi faire preuve de barbarie et que, bien que ses membres soient des religieux, ils n'arrivent pas forcément à accéder au signifié allégorique des textes.
Thubal Holoferne
Thubal Holoferne est le premier précepteur de Gargantua. Son prénom signifie « confusion » en hébreu et son nom de famille est celui d'un général assyrien persécuteur du peuple juif. Jobelin Bridé est le second précepteur de Gargantua. Son prénom signifie « personne simple d'esprit » et son nom de famille est synonyme de « limité d'esprit ». Tous deux sont les représentants d'une éducation archaïque et obscure combattue par les humanistes.
Les thèmes principaux
Ce roman comporte trois thèmes principaux : l'éducation, la guerre et la religion.
L'éducation
L'éducation est le thème central de Gargantua. Onze chapitres y sont consacrés. Rabelais y développe une critique de l'éducation scolastique et prône une éducation humaniste.
Gargantua reçoit deux types d'éducation totalement opposés. Tout d'abord, Grandgousier confie son éducation à Thubal Holoferne puis à Jodelin Bridé, deux « docteurs sophistes » qui lui apportent une éducation scolastique.
Dans la réédition de 1542, Rabelais donne le nom de « sophistes » aux théologiens de la Sorbonne afin d'apaiser les tensions autour de son roman.
Le sophiste maîtrise l'art oratoire. Rabelais considérait leurs discours comme trompeurs. Ils sont donc souvent tournés en dérision dans ses textes.
Le prénom de Janotus de Bragmardo vient du latin macaronique (constitué de mots faussement latins de manière à produire un effet comique). Il est composé à partir du prénom Jeannot qui signifie « le simplet ». Son nom de famille est bien évidemment une référence licencieuse au « braquemard ». Ce personnage est donc défini par son prénom et son nom : bien qu'il soit un théologien de la Sorbonne, c'est un sot au comportement grivois.
Cette forme d'éducation favorise l'apprentissage par cœur et ne laisse aucune place à l'exercice de la raison. Elle privilégie ainsi la quantité de savoirs à la qualité du savoir. Les précepteurs de Gargantua utilisent des méthodes archaïques et peu productives (symbolisées par le lourd écritoire de Gargantua) : il recopie des livres en lettres gothiques, il apprend l'alphabet à l'envers et des commentaires par cœur. Incapable de réfléchir par lui-même, le géant est devenu une sorte de bête paresseuse à l'hygiène de vie déplorable. Souvent oisif, il mange et boit avec excès.
Cette méthode s'avère donc désastreuse pour Gargantua qui, au lieu de progresser, régresse. Il devient un ignorant qui a perdu ses belles capacités d'invention. Rabelais fait donc une satire de l'éducation scolastique qui se révèle inefficace voire mauvaise. Il condamne l'absence de raisonnement et l'inculcation d'un savoir purement formel. Il blâme également le mépris des éducateurs pour le corps et l'hygiène de vie.
À cette éducation scolastique déplorable, Rabelais oppose l'éducation humaniste de Ponocratès. Ce dernier propose à Gargantua une éducation qui repose sur une méthode aux antipodes de la méthode médiévale. Cette éducation vise à former, avant tout, l'esprit critique de l'élève mais aussi sa morale et son corps. Ainsi, chaque instant est l'occasion, pour Gargantua d'apprendre. Il est en quête d'un savoir encyclopédique qui se base sur l'étude et la pratique de nombreuses matières allant des sciences à la littérature en passant par l'artisanat. Gargantua doit devenir un véritable érudit. Ponocratès lui apprend également à interpréter les textes et à solliciter sans cesse sa raison. L'expérimentation fait aussi partie de cet enseignement. Gargantua se voit également imposer une véritable discipline du corps : il fait de l'exercice physique et acquière une meilleure hygiène alimentaire.
Cette éducation prépare ainsi efficacement Gargantua à l'exercice de ses fonctions de prince puisqu'il s'illustre, par la suite, par ses exploits guerriers, par son sens de la justice et par sa foi sincère.
La formation complète de Gargantua satisfait l'idéal humaniste du Mens sana in corpore sano. Cette citation de Juvénal signifie « un esprit sain dans un corps sain ».
La guerre
Rabelais écrit Gargantua dans un contexte conflictuel. C'est donc un sujet d'actualité, une réalité contemporaine qu'il inclut dans son œuvre. C'est l'occasion pour lui de dénoncer la guerre et de faire l'éloge de la paix et du pacifisme.
La guerre picrocholine est l'occasion pour Rabelais de dénoncer tout d'abord les horreurs de la guerre. Les combats épiques menés par le Frère Jean sont l'occasion de scènes de guerre extrêmement violentes et réalistes. La description des combats et les énumérations des blessures en des termes anatomiques précis montrent toute la violence des conflits qui peuvent opposer les hommes. Ainsi, même si Frère Jean ne fait que se défendre, il est dans une certaine démesure et semble même se réjouir des massacres qu'il a commis. La guerre a donc tendance à déshumaniser tant les perdants (qui sont dépecés) que les vainqueurs (qui semblent se repaître de leurs exactions).
C'est le belliqueux Picrochole qui symbolise le mieux l'absurdité de la guerre. Tout d'abord, il lance les hostilités pour une raison insignifiante: un simple conflit entre des bergers et des fouaciers. Ensuite, sa soif de conquêtes et de pouvoir empiète sur sa raison et le pousse aux pires actions. Rien ne peut calmer les ardeurs conquérantes du tyran.
Picrochole fait penser à Charles Quint qui règne sur un immense empire. De nombreuses guerres l'opposent à François Ier. Ce dernier est capturé (comme l'est Frère Jean) et libéré l'année suivante. Ses deux fils sont gardés prisonniers. En 1527, Charles Quint met à sac la ville de Rome tout comme Picrochole met à sac le royaume de Grandgousier. Par le biais du personnage de Picrochole, Rabelais dénonce les rois aux ambitions démesurées qui mènent une politique de conquête agressive et belliqueuse.
Grandgousier et Gargantua incarnent, quant à eux, toute la raison dont devraient faire preuve les bons rois. Ils tâchent de préserver la paix à tout prix : Grandgousier essaie d'acheter la paix, puis il envoie des hommes pour négocier. Il tente d'apaiser la situation par un comportement mesuré et raisonné. Mais face à l'échec du pacifisme, il est bien obligé de se défendre. Ainsi, la guerre qu'il mène contre Picrochole est une guerre « juste » car non seulement il se défend mais aussi parce qu'il la fait dans le but de rétablir la paix. De plus, à la différence de Picrochole, les deux géants traitent leurs ennemis et leurs prisonniers avec humanité et font preuve d'une grande clémence à leur égard. Gargantua et Grandgousier symbolisent François Ier, un roi juste (et un humaniste) qui a tenté de préserver la paix dans son royaume.
Rabelais fait donc la différence entre deux types de guerre. L'un est inexcusable (la guerre de conquêtes) et l'autre est plus légitime (la guerre de défense).
La religion
Ancien moine, Rabelais connaît bien le sujet de la religion. C'est, de plus, un thème central de la réflexion humaniste. Gargantua est l'occasion pour lui de critiquer la religion et de proposer un contre-modèle imprégné de l'idéal humaniste.
Les critiques de la religion sont nombreuses et diverses dans Gargantua. Tout d'abord, François Rabelais fait la satire des pèlerins superstitieux qui, par leur voyage, oublient l'essentiel qui est leur famille. Il fait celle, également, des moines, paresseux couards et inadaptés au monde extérieur, qui ne savent opposer que la prière à la menace d'invasion de leur abbaye.
Il dénonce aussi l'aspect trop formel de la religion qui, soumise à des rites et des textes dépouillés de leur sens, perd de ses fonctions. Même les théologiens les plus éminents proposent des discours creux (comme l'a fait Bragmardo pour récupérer les cloches de Notre-Dame).
C'est le personnage de Frère Jean, moine peu conventionnel, qui va montrer l'idéal religieux vers lequel tendre. Frère Jean boit, fait ripaille, a un langage peu châtié et s'endort même pendant ses prières. Mais c'est un personnage joyeux et ancré dans son époque qui est à l'origine du modèle utopique de l'abbaye de Thélème. Dans cette abbaye, tout s'oppose aux modèles traditionnels. Ainsi, elle est symboliquement ouverte car aucun mur d'enceinte n'est construit autour d'elle. Homme et femme y sont accueillis ensemble. C'est l'occasion, pour Rabelais, de dénoncer le mode de vie monacal. L'abbaye de Thélème est luxueuse (ce qui s'oppose au vœu de pauvreté), les couples y sont autorisés (ce qui s'oppose au vœu de chasteté) et chacun y est libre de faire ce qui lui plaît (ce qui s'oppose au vœu d'obéissance).
Ainsi, Rabelais montre que la vie monastique est compatible avec l'idéal humaniste. Ce modèle proposé de l'abbaye de Thélème s'inscrit dans la continuité des réflexions menées au XVIe siècle sur la réforme de l'Église. Rabelais et les humanistes prônent l'œcuménisme et souhaitent, avant tout, que la religion retrouve son sens.
Œcuménisme
L'œcuménisme est un mouvement qui préconise l'union de toutes les Églises chrétiennes en une seule.
Textes-clés
Le début du prologue
« Buveurs très illustres, et vous vérolés très précieux, (car c'est à vous, et non à d'autres que sont dédiés mes écrits), Alcibiade, dans le dialogue de Platon intitulé Le Banquet, faisant la louange de son précepteur Socrate, sans conteste prince des philosophes, le déclara, entre autres propos, semblable aux silènes. Les Silènes étaient jadis de petites boîtes comme celles que nous voyons aujourd'hui dans les boutiques des apothicaires, peintes sur le dessus de figures joyeuses et frivoles : harpies, satyres, oisons bridés, lièvres cornus, canes batées, boucs volants, cerfs harnachés, et autres semblables peintures inventées par fantaisie pour inciter le monde à rire. Tel fut Silène, le maître du bon Bacchus. Mais au-dedans l'on y conservait de fines drogues comme le baume, l'ambre gris, l'amome, le musc, la civette, les pierreries et autres choses précieuses. Tel était Socrate, selon Alcibiade : car en voyant son physique, et en le jugeant d'après son apparence extérieure, on n'en aurait pas donné une pelure d'oignon, tant il était laid de corps et ridicule d'allure, le nez pointu, le regard d'un taureau, le visage d'un fou, simple de mœurs, rustique en vêtements, pauvre sans fortune, malheureux en amour, inapte à tout office de la république, toujours riant, toujours buvant à tous et à chacun, toujours se moquant, toujours dissimulant son divin savoir. Mais ouvrant cette boîte, vous auriez au-dedans trouvé une céleste et inestimable drogue, un entendement plus qu'humain, une vertu merveilleuse, un courage invincible, une sobriété sans pareille, un contentement certain, une assurance parfaite, un mépris incroyable de tout ce pour quoi les humains perdent le sommeil, courent, travaillent, naviguent et bataillent tant. »
- Des destinataires surprenants (antithèses)
- Vocabulaire de l'ivresse et la bonne chère
- Présence du rire
- Caractéristiques de l'humanisme
- Apparence ridicule de Socrate
- Hyperboles
- Les hommes se perdent en de vaines activités
Il y a quatre mouvements essentiels à retenir de ce texte.
1er mouvement : le narrateur (Alcofribas Nasier) interpelle le lecteur
Le texte s'ouvre sur une surprenante apostrophe aux lecteurs. Celle-ci a une fonction phatique c'est-à-dire qu'elle a pour but de créer un contact avec le lecteur. Les antithèses « buveurs très illustres » et « vérolés très précieux » créent un contraste qui amuse le lecteur qui a ainsi envie de poursuivre sa lecture. Puis, le narrateur fait des références à la culture antique : Socrate et Platon ainsi que l'œuvre Le Banquet. C'est une évocation érudite, digne d'un humaniste, qui contraste avec le rire des propos précédents.
2e mouvement : le narrateur explique ce que sont les silènes
Avec un ton très didactique et pédagogique, le narrateur définit ce que sont les silènes en les comparant avec ce que le lecteur connaît. Il en fait ensuite une description précise et contrastée mettant l'accent sur l'opposition entre leur apparence et leur contenu.
3e mouvement : l'aspect extérieur risible de Socrate
Le narrateur décrit Socrate, qu'il a évoqué précédemment comme le « prince des philosophes » de manière surprenante. Il fait le parallèle entre Socrate et les silènes et souligne sa laideur physique.
4e mouvement : les grandes valeurs intérieures de Socrate
La description de l'esprit de Socrate contraste avec son apparence physique. Le narrateur fait un véritable éloge du philosophe de l'Antiquité en employant, notamment, de très nombreuses métaphores. Bien qu'il soit laid et repoussant et un peu rustre, son esprit est beau, fin et aiguisé. Il montre ensuite combien Socrate est supérieur aux autres hommes.
Ce début du prologue donne tout de suite le ton de l'œuvre, à la fois placée sous le signe de l'amusement et du sérieux. C'est une réflexion métatextuelle que propose Rabelais, c'est-à-dire qu'il donne des clés de lecture de son œuvre. Ainsi, derrière le rire, il faut aller chercher la philosophie.
L'éloge prononcé par Eudémon
« Le soir au souper, Des Marais introduisit l'un de ses jeunes pages de Villegongis nommé Eudémon, si bien peigné, si bien vêtu, si bien propret, si honnête en son maintien qu'il ressemblait bien plus à quelque petit angelot qu'à un homme. Puis il dit à Grandgousier :
"Voyez-vous ce jeune enfant ? Il n'a pas douze ans. Voyons, si vous le voulez bien quelle différence il y a entre le savoir de vos engourdis de néantologues du temps jadis et les jeunes gens de maintenant." L'essai plut à Grandgousier, qui commanda que le page prenne la parole.
Alors Eudémon, demandant la permission au vice-roi son maître, le bonnet au poing, le visage ouvert, la bouche vermeille, les yeux assurés et le regard posé sur Gargantua avec une modestie juvénile, se tint bien droit et commença à faire son éloge et à célébrer, premièrement sa vertu et ses bonnes mœurs, secondement son savoir, troisièmement sa noblesse, quatrièmement la beauté de son corps. Et en cinquième lieu, il l'exhorta avec douceur à révérer son père en grand respect, puisque celui-ci s'évertuait tant à lui donner une bonne instruction, enfin il le pria de bien vouloir l'admettre comme le plus humble de ses serviteurs. Car il n'attendait pour l'heure d'autre don des cieux que de lui accorder la grâce de lui complaire en quelque service qui lui soit agréable.
Le tout fut énoncé avec des gestes si justes, une diction si déliée, une voix si éloquente, et un langage si orné et d'un beau latin, qu'il ressemblait bien plus à un Gracchus, à un Cicéron ou à un Paul Émile du temps passé qu'à un jouvenceau de ce siècle.
Mais pour toute réponse, Gargantua se mit à pleurer comme une vache, en se cachant le visage de son bonnet, et il ne fut pas possible d'en tirer plus de mots que de pets d'un âne mort. »
- Hyperboles soulignant la perfection physique d'Eudémon
- Qualités morales d'Eudémon qui sait bien se comporter
- Eudémon maîtrise les codes du discours (ici, de l'éloge)
- Hyperboles qui font l'éloge d'Eudémon
- Réaction de Gargantua qui souligne sa mauvaise éducation et qui contraste avec Eudémon
Il y a trois mouvements essentiels à retenir de ce texte.
1er mouvement : l'introduction d'Eudémon
La description physique élogieuse d'Eudémon et la présentation flatteuse qu'en fait Des Marais crée une attente chez le lecteur mais aussi chez le personnage de Grandgousier. Eudémon semble incarner la perfection physique et intellectuelle.
2e mouvement : le discours d'Eudémon
Eudémon produit un discours parfait. Il est éloquent. Il maîtrise parfaitement les codes de la rhétorique. Son discours est très bien construit et l'éloge est parfaitement maîtrisé.
3e mouvement : le blâme de Gargantua
Gargantua est présenté comme l'exact contraire d'Eudémon. Alors que ce dernier a « le bonnet au poing » dans une attitude de confiance en lui, Gargantua se cache « le visage de son bonnet ». Alors qu'Eudémon a été habile dans son langage, Gargantua pleure et ne peut prononcer un mot.
Il est le résultat d'une éducation sophiste désastreuse. Les deux comparaisons animales sont là pour renforcer l'idée que l'instruction que Gargantua a reçue fait de lui une bête. L'extrait se termine sur une touche scatologique avec l'évocation « de pets d'un âne mort » pour parachever le portrait peu flatteur qui est fait de Gargantua.
Le ridicule de Gargantua et l'indigence de son éducation sont soulignés par le contraste qu'il y a entre son mutisme et l'éloquence d'Eudémon. Cependant, il faut nuancer. En effet, l'éloge que fait Eudémon est loin de la réalité. Le jeune page utilise ses qualités rhétoriques pour faire un éloge flatteur à la manière d'un courtisan. C'est un emploi peu estimable de son éducation humaniste.
Début du chapitre XX : rire de l'ignorance
Le sophiste n'eut pas plus tôt achevé que Ponocrates et Eudémon s'esclaffèrent de rire si formidablement qu'ils pensèrent bien rendre leur âme à Dieu, ni plus ni moins que le fit Crassus à la vue d'un âne couillard qui mangeait des chardons, et comme Philémon qui, à la vue d'un âne qui mangeait les figues qu'on avait réservées pour le repas, mourut à force de rire. Et avec eux, maître Janotus commença à rire aussi, à qui mieux mieux, tant et si bien que les larmes leur venaient aux yeux, par suite de la véhémente secousse de la substance du cerveau, selon laquelle sont ébranlées ces humidités lacrymales qui s'écoulent au voisinage des nerfs optiques. Et ainsi, ils étaient la parfaite représentation de Démocrite Héraclitisant, ou d'Héraclite Démocratisant.
Quand ces rires eurent tout à fait cessé, Gargantua consulta ses gens sur ce qu'il convenait de faire. Alors Ponocrates fut d'avis que l'on fit de nouveau boire le bel orateur. Et vu qu'il leur avait donné plus de passe-temps et les avait fait plus rire qu'un Songecreux, on jugea qu'on pouvait lui donner les dix empans de saucisses mentionnés dans la joyeuse harangue, avec la paire de chausses, trois cents bûches de bois de chauffage, vingt-cinq cuves de vin, un lit à triple édredon de plume d'oie, et une assiette profonde et bien remplie, bref tout ce qu'il disait être nécessaire à sa vieillesse.
- Vocabulaire du rire
- Hyperbole
- Références antiques
- Rire instinctif
- Stupidité, ridicule du Sophiste
- Vide, creux de la pensée du Sophiste
Il y a trois mouvements essentiels à retenir de ce texte.
1er mouvement : le fou rire des deux humanistes
Le discours du Sophiste (maître Janotus) déclenche l'hilarité de Ponocratès et Eudémon. L'hyperbole employée souligne la force de ce rire. Aujourd'hui, on dirait qu'ils sont « morts de rire ». Les références antiques appuient l'idée que ce rire est provoqué par la bêtise du maître sophiste puisqu'il est fait allusion, à deux reprises, à un âne, auquel Janotus est donc implicitement comparé. C'est donc la stupidité et la vacuité du discours de maître Janotus qui est à l'origine de ce fou rire.
2e mouvement : Janotus se met à rire lui aussi
L'hilarité de Ponocratès et Eudémon déclenche celle de Janotus. Mais ce dernier rit parce que le fou rire des deux hommes est contagieux. Alors que les deux hommes rient de l'indigence des propos de Janotus, ce dernier rit par réflexe. Il ne comprend pas qu'il devrait rire de lui-même et de sa sottise. Ce rire le rend plus ridicule encore car Janotus ne se rend pas compte qu'on rit de lui. La comparaison entre le maître sophiste et un acteur renforce cette idée.
3e mouvement : l'indigence de Janotus
Le narrateur énumère ce que Janotus pense être « nécessaire à sa vieillesse ». Mais ce ne sont que des éléments liés à un confort matériel. Alors qu'il est censé être un maître à penser (il faut garder à l'esprit qu'un sophiste est traditionnellement un maître de rhétorique et de philosophie qui enseignait l'art de parler en public et de défendre toutes les thèses et que, dans Gargantua, les sophistes sont des théologiens de la Sorbonne) il ne songe qu'à son bien-être physique. Ce mouvement souligne donc l'indigence de Janotus et le vide de sa pensée.
Par le rire, une complicité se crée entre les personnages et le lecteur. Tous rient de Janotus pour le manque de profondeur de ses propos. Mais ils rient aussi de la réaction de Janotus qui n'a pas compris que l'on riait de lui. Ici, le rire souligne la stupidité du personnage. Mais cela montre aussi qu'il faut savoir rire des faux savants et savoir faire preuve de recul par rapport à soi-même voire d'auto-dérision.