Sommaire
IRéflexions sur « Imagination et pensée au XVIIe siècle »IIL'œuvre au programmeAL'auteur : Jean de La Fontaine (1621-1695)BL'œuvre : Fables, livres VII à XI, 1678-1679IIITextes-clésA« La Fille », livre VII, 1678B« Les Animaux malades de la peste », livre VII, 1678C« Les Obsèques de la lionne », livre VII, 1678Réflexions sur « Imagination et pensée au XVIIe siècle »
Le terme « imagination » vient du latin imago qui présente une racine commune avec imitari qui signifie « imiter ». Il désigne donc étymologiquement « l'imitation par les images ». Plus largement, l'imagination est une activité de l'esprit qui permet de construire des représentations. Ces représentations peuvent convoquer des êtres ou des objets absents mais réels. Elles peuvent aussi construire un monde imaginaire. Dans une perspective littéraire le terme renvoie également à l'idée d'invention, au processus de création d'un auteur, à sa capacité de produire ou reproduire des images et à les combiner.
Le terme « pensée » vient du latin pendere qui signifie « peser » ou pensare qui signifie « juger ». Sa définition recouvre plusieurs acceptions : il désigne toute action de l'esprit comme le doute, la compréhension, le jugement, la connaissance élaborée. La pensée se distingue donc de l'action.
Le parcours se borne au XVIIe siècle, époque qui voit se développer une réflexion sur la nature humaine. Les auteurs classiques, dont La Fontaine fait partie, mettent donc la littérature au service de la réflexion. Pour ce faire, ils s'inspirent des auteurs antiques notamment Platon ou Aristote qui se défiaient de l'imagination - qui peut être trompeuse et mensongère - et entendaient la réguler par l'imitation (la mimesis). Les auteurs classiques envisagent donc nécessairement l'imagination en lien avec la raison pour donner une portée morale à leurs œuvres et leur assigner donc une double fonction « plaire et instruire » afin de mener l'homme sur la voie de la sagesse.
L'intitulé du parcours invite à se poser diverses questions :
- Quelle réflexion d'ordre social, moral ou philosophique une œuvre littéraire, produit de l'imagination d'un auteur, peut-elle proposer ?
- La fiction est-elle un support efficace de l'argumentation ?
- La pensée rationnelle est-elle compatible avec construction d'un monde imaginaire ?
- Sur quels aspects de la réalité l'auteur fait-il reposer son imagination ?
- L'imitation favorise-t-elle ou entrave-t-elle la création ?
L'œuvre au programme
L'auteur : Jean de La Fontaine (1621-1695)

Jean de La Fontaine naît et grandit à Château-Thierry où il mène une existence paisible. Il devient avocat puis succède à son père qui était maîtres des eaux et forêts.
Il est introduit à la cour de France par Fouquet, le surintendant des Finances, qui apprécie son œuvre et devient son mécène. Il y fait la connaissance des grands auteurs comme Racine, Molière et Mme de Sévigné. Quand Fouquet est arrêté par Louis XIV en 1661, il prend sa défense. La disgrâce du premier entraîne celle du second. Fouquet est accusé d'avoir dilapidé l'argent de l'État et il est condamné à la prison à perpétuité. Il avait amassé une immense fortune et fait construire un magnifique château à Vaux-le-Vicomte. Trop puissant et trop influent, Fouquet sert d'exemple car Louis XIV voulait réduire les prérogatives des aristocrates et détenir tous les pouvoirs. Louis XIV ne pardonne pas à La Fontaine sa loyauté indéfectible envers son protecteur : l'auteur doit s'éloigner un moment de la cour.
La Fontaine se consacre à l'écriture et publie d'abord un recueil de récits d'inspiration libertine intitulé Contes et Nouvelles. Cette publication lui vaut un succès immédiat en 1665 puis en 1674. Certains textes sont accusés d'être trop libertins et sont censurés. La Fontaine s'intéresse ensuite au genre de la fable. Les deux publications de ses ouvrages en 1668 et 1693 sont également un immense succès. Il se place successivement sous la protection de la duchesse d'Orléans puis de Madame de la Sablière et enfin d'Hervart, conseiller au Parlement de Paris.
Revenu à Paris, La Fontaine profite d'une vie mondaine. Il fréquente tous les grands auteurs de son temps. Il est élu à l'Académie française en 1683. La fin de sa vie est marquée par une grande austérité religieuse. Il renie ses Contes et se retire de la vie mondaine. Il meurt en 1695.
L'œuvre : Fables, livres VII à XI, 1678-1679
La fable est un genre littéraire ancien qui appartient d'abord à la tradition orale. Transmise de génération en génération, elle propose une morale, une leçon de sagesse, son but est avant tout didactique. Le poète grec Ésope (VIIe - VIe siècle av. J.-C.) et le poète latin Phèdre (Ier siècle av. J.-C. – Ier siècle ap. J.-C.) sont les deux principales sources d'inspiration de La Fontaine.
La fable est une brève fiction qui suit un schéma narratif. Elle a une valeur probatoire (elle apporte une preuve) et contient souvent une morale ou une adresse au lecteur. Elle met en scène des animaux, des objets, des allégories ou des êtres humains qui ont une portée universelle et exemplaire.
La Fontaine va donner ses lettres de noblesse à la fable :
- en la versifiant ;
- en jouant sur le rapport entre les événements racontés et la morale proposée ;
- en donnant aux sujets abordés une résonance contemporaine, sociale ou politique mais également philosophique et personnelle.
L'étude des Fables de La Fontaine passe par une réflexion à la fois sur la forme et sur la portée du texte. Selon son auteur, la fable relève de l'apologue : elle propose le récit d'une aventure assortie d'une morale explicite ou implicite qui l'illustre, qui l'éclaire, qui en propose le contrepoint. Le lecteur est ainsi amené à produire des représentations, à transposer les allégories de la fiction dans le monde des humains pour en comprendre les mécanismes et les travers.
« Les fables ne sont pas ce qu'elles semblent être ;
Le plus simple animal nous y tient lieu de maître.
Une morale nue apporte de l'ennui :
Le conte fait passer le précepte avec lui.
En ces sortes de feinte il faut instruire et plaire,
Et conter pour conter me semble peu d'affaire. »
Jean de La Fontaine
« Le Pâtre et le Lion », Fables
1668
Les livres VII à XI des Fables de La Fontaine renouvellent particulièrement le genre de la fable et s'éloignent du modèle d'Ésope.
« Voici un second recueil de Fables que je présente au public. J'ai jugé à propos de donner à la plupart de celles-ci un air et un tour un peu différent de celui que j'ai donné aux premières, tant à cause de la différence des sujets, que pour remplir de plus de variété mon ouvrage. Les traits familiers que j'ai semés avec assez d'abondance dans les deux autres Parties convenaient bien mieux aux inventions d'Ésope, qu'à ces dernières, où j'en use plus sobrement, pour ne pas tomber en des répétitions : car le nombre de ces traits n'est pas infini. Il a donc fallu que j'aie cherché d'autres enrichissements, et étendu davantage les circonstances de ces récits, qui d'ailleurs me semblaient le demander de la sorte. »
Jean de La Fontaine
Avertissement, Fables
1678
Le second volume propose des fables plus longues que dans le premier. La Fontaine détaille davantage les circonstances de l'action et le portrait des personnages. Les animaux y côtoient des hommes et leurs comportements sont plus humains.
Ce renouvellement formel s'accompagne d'une évolution thématique : les récits s'inscrivent dans un contexte contemporain de l'auteur. L'ensemble des textes s'adresse donc de façon évidente aux adultes. Les personnages vivent désormais en société, ont un statut social, développent des réflexions philosophiques ou religieuses. Les textes présentent une vision critique de la société du XVIIe siècle où règnent l'injustice et l'hypocrisie. Le fabuliste invite le lecteur à la réflexion, à la tempérance et à la prudence.
Textes-clés
« La Fille », livre VII, 1678
Certaine Fille, un peu trop fière
Prétendait trouver un mari
Jeune, bien fait, et beau, d'agréable manière,
Point froid et point jaloux ; notez ces deux points-ci.
Cette Fille voulait aussi
Qu'il eût du bien, de la naissance,
De l'esprit, enfin tout ; mais qui peut tout avoir ?
Le destin se montra soigneux de la pourvoir1 :
Il vint des partis d'importance.
La Belle les trouva trop chétifs de moitié :
Quoi moi ? quoi ces gens-là ? l'on radote, je pense.
À moi les proposer ! hélas ils font pitié.
Voyez un peu la belle espèce !
L'un n'avait en l'esprit nulle délicatesse ;
L'autre avait le nez fait de cette façon-là ;
C'était ceci, c'était cela,
C'était tout ; car les précieuses
Font dessus tout les dédaigneuses.
Après les bons partis les médiocres gens
Vinrent se mettre sur les rangs.
Elle de se moquer. Ah vraiment, je suis bonne
De leur ouvrir la porte : ils pensent que je suis
Fort en peine de ma personne.
Grâce à Dieu je passe les nuits
Sans chagrin, quoique en solitude.
La Belle se sut gré de tous ces sentiments.
L'âge la fit déchoir ; adieu tous les amants2.
Un an se passe et deux avec inquiétude.
Le chagrin vient ensuite : elle sent chaque jour
Déloger quelques Ris, quelques Jeux, puis l'Amour ;
Puis ses traits choquer et déplaire ;
Puis cent sortes de fards. Ses soins ne purent faire
Qu'elle échappât au Temps, cet insigne larron :
Les ruines d'une maison
Se peuvent réparer : que n'est cet avantage
Pour les ruines du visage !
Sa préciosité changea lors de langage.
Son miroir lui disait : Prenez vite un mari.
Je ne sais quel désir le lui disait aussi ;
Le désir peut loger chez une précieuse.
Celle-ci fit un choix qu'on n'aurait jamais cru,
Se trouvant à la fin tout aise et tout heureuse
De rencontrer un malotru3.
1 Pourvoir : l'établir par le mariage.
2 Amants : hommes qui ont déclaré leurs sentiments amoureux.
3 Malotru : homme mal bâti.
- Expression du dédain
- Portrait du mari idéal
- Conséquence de son attitude dédaigneuse
- Évocation de la vieillesse
- Expressions relatives à l'écoulement inexorable du temps
Mouvements du texte :
- Premier mouvement, présentation des circonstances, les prétentions de la fille : de « Certaine Fille » à « tout avoir ? ».
- Deuxième mouvement, la fille repousse tous les prétendants : de « Le destin » à « ces sentiments. ».
- Troisième mouvement, les ravages du temps et leurs conséquences : de « L'âge la fit » à la fin.
L'essentiel du texte à retenir :
- Une satire de la préciosité : La préciosité est un art de vivre et une esthétique qui s'épanouit entre 1650 et 1660 au sein de l'aristocratie parisienne. Le mouvement naît en réaction contre la grossièreté des mœurs et le langage de l'époque. Il propose de restaurer l'élégance des propos et des tenues. Dans cette fable, La Fontaine en montre les excès en mettant en scène une femme capricieuse et trop exigeante dont il fait le portrait. Faute d'avoir su apprécier les qualités de ses prétendants, elle se retrouve seule avant de se marier au moins séduisant de tous.
- La fable, un récit au ton plaisant : La Fontaine voulait, grâce à ses fables, instruire et plaire. La tonalité d'ensemble de « La Fille » est plaisante. En effet, le fabuliste sollicite la complicité du lecteur et la caricature qu'il peint de la précieuse en fait un personnage plus ridicule qu'inquiétant. L'auteur ménage aussi un effet de chute propre à surprendre le lecteur : son personnage finit par gagner en sagesse et par adopter un comportement modeste tout à fait inattendu.
- Une leçon de sagesse : L'histoire de la Fille est exemplaire et a une valeur probatoire. Elle est l'occasion pour le fabuliste d'offrir une leçon philosophique au lecteur : le temps fait son œuvre donc l'homme doit profiter de sa jeunesse. Par ailleurs, il ne doit pas laisser sa vanité guider ses choix mais se satisfaire de son sort.
« Les Animaux malades de la peste », livre VII, 1678
Un mal qui répand la terreur,
Mal que le Ciel en sa fureur
Inventa pour punir les crimes de la terre,
La Peste (puisqu'il faut l'appeler par son nom)
Capable d'enrichir en un jour l'Achéron1,
Faisait aux animaux la guerre.
Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés :
On n'en voyait point d'occupés
À chercher le soutien d'une mourante vie ;
Nul mets n'excitait leur envie ;
Ni Loups ni Renards n'épiaient
La douce et l'innocente proie.
Les Tourterelles se fuyaient :
Plus d'amour, partant2 plus de joie.
Le Lion tint conseil, et dit : Mes chers amis,
Je crois que le Ciel a permis
Pour nos péchés cette infortune ;
Que le plus coupable de nous
Se sacrifie aux traits du céleste courroux,
Peut-être il obtiendra la guérison commune.
L'histoire nous apprend qu'en de tels accidents3
On fait de pareils dévouements :
Ne nous flattons donc point ; voyons sans indulgence
L'état de notre conscience.
Pour moi, satisfaisant mes appétits gloutons
J'ai dévoré force4 moutons.
Que m'avaient-ils fait ? Nulle offense :
Même il m'est arrivé quelquefois de manger
Le Berger.
Je me dévouerai donc, s'il le faut ; mais je pense
Qu'il est bon que chacun s'accuse ainsi que moi :
Car on doit souhaiter selon toute justice
Que le plus coupable périsse.
— Sire, dit le Renard, vous êtes trop bon Roi ;
Vos scrupules font voir trop de délicatesse ;
Et bien, manger moutons, canaille, sotte espèce,
Est-ce un péché ? Non, non. Vous leur fîtes Seigneur
En les croquant beaucoup d'honneur.
Et quant au Berger l'on peut dire
Qu'il était digne de tous maux,
Étant de ces gens-là qui sur les animaux
Se font un chimérique empire.
Ainsi dit le Renard, et flatteurs d'applaudir.
On n'osa trop approfondir
Du Tigre, ni de l'Ours, ni des autres puissances,
Les moins pardonnables offenses.
Tous les gens querelleurs, jusqu'aux simples mâtins5,
Au dire de chacun, étaient de petits saints.
L'Âne vint à son tour et dit : J'ai souvenance6
Qu'en un pré de Moines passant,
La faim, l'occasion, l'herbe tendre, et je pense
Quelque diable aussi me poussant,
Je tondis de ce pré la largeur de ma langue.
Je n'en avais nul droit, puisqu'il faut parler net.
À ces mots on cria haro7 sur le baudet. Un Loup quelque peu clerc prouva par sa harangue8
Qu'il fallait dévouer ce maudit animal,
Ce pelé, ce galeux, d'où venait tout leur mal.
Sa peccadille9 fut jugée un cas pendable.
Manger l'herbe d'autrui ! quel crime abominable !
Rien que la mort n'était capable
D'expier son forfait : on le lui fit bien voir.
Selon que vous serez puissant ou misérable,
Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir.
1 Achéron : Fleuve des enfers.
2 Partant : par conséquent.
3 Accident : ce qui est imprévisible.
4 Force : de nombreux.
5 Mâtins : gros chiens de garde.
6 J'ai souvenance : je me souviens.
7 Haro : Interjection qui exprime l'indignation et dénonce quelqu'un.
8 Harangue : discours.
9 Peccadille : faute sans gravité.
- Tonalité tragique
- Champ lexical de la faute
- Champ lexical de la justice
- Éloge du Lion par le Renard qui souligne sa grandeur d'âme
- Hyperboles, réquisitoire contre l'Âne
- Prédateurs
Mouvements du texte :
- Premier mouvement, présentation des circonstances, les animaux ont la peste : de « Un mal » à « plus de joie. ».
- Deuxième mouvement, aveux successifs du Lion et de l'Âne : de « Le Lion » à « parler net. ».
- Troisième mouvement, argument fallacieux qui condamne l'Âne : de « À ces mots » à « bien voir. ».
- Quatrième mouvement, morale : de « Selon » à la fin.
L'essentiel du texte à retenir :
- Une fable au ton tragique : Un terrible fléau s'abat sur les animaux. Alors qu'ils entendent trouver un coupable qui doit être puni, chacun passe aux aveux. Après ceux du lion vient le tour de l'âne qui est finalement condamné pour un fait sans gravité. Le fabuliste met en scène un procès injuste qui condamne un innocent.
- La stratégie argumentative à l'œuvre : Le discours du Lion suit une progression logique. Après avoir exposé la situation, il confesse ses torts et les justifie. Puis, il invite les autres à en faire autant avant d'en tirer une conclusion. Il réaffirme son autorité en parlant au nom de la communauté. Il se réclame d'une certaine sagesse, semble vouloir rendre justice de façon équitable. La longueur de son discours et son éloquence sont remarquables. L'éloge du Lion par le Renard contribue à le dédouaner de ses fautes. Le Loup va prononcer un réquisitoire sans appel contre l'Âne. Ses propos le condamnent sans argument logique et valable.
- Une dénonciation des injustices sociales : Le pouvoir des puissants est ici présenté comme irréductible. Le discours du Lion minimise son crime (avoir mangé un berger) et celui du Renard lui apporte du crédit. Ses arguments pour défendre le Lion sont fallacieux. Tous les animaux en présence sont des prédateurs et tous se rangent derrière le Lion et le Renard. L'Âne avoue à son tour qu'il a mangé de l'herbe. Alors que son tort est sans commune mesure, il provoque l'indignation des courtisans qui le rendent coupable du fléau. Cette fable illustre l'idée que « la raison du plus fort est toujours la meilleure ». La justice ne condamne pas le criminel mais rend ses jugements en fonction du rang social.
« Les Obsèques de la lionne », livre VII, 1678
La femme du Lion mourut :
Aussitôt chacun accourut
Pour s'acquitter envers le Prince
De certains compliments de consolation,
Qui sont surcroît d'affliction.
Il fit avertir sa Province1
Que les obsèques se feraient
Un tel jour, en tel lieu ; ses Prévôts2 y seraient
Pour régler la cérémonie,
Et pour placer la compagnie.
Jugez si chacun s'y trouva.
Le Prince aux cris s'abandonna,
Et tout son antre en résonna.
Les Lions n'ont point d'autre temple.
On entendit à son exemple
Rugir en leurs patois Messieurs les Courtisans.
Je définis la cour un pays où les gens
Tristes, gais, prêts à tout, à tout indifférents,
Sont ce qu'il plaît au Prince, ou s'ils ne peuvent l'être,
Tâchent au moins de le paraître,
Peuple caméléon, peuple singe du maître ;
On dirait qu'un esprit anime mille corps ;
C'est bien là que les gens sont de simples ressorts.
Pour revenir à notre affaire
Le Cerf ne pleura point, comment eût-il pu faire ?
Cette mort le vengeait ; la Reine avait jadis
Étranglé sa femme et son fils.
Bref il ne pleura point. Un flatteur l'alla dire,
Et soutint qu'il l'avait vu rire.
La colère du Roi, comme dit Salomon,
Est terrible, et surtout celle du Roi Lion :
Mais ce Cerf n'avait pas accoutumé3 de lire.
Le Monarque lui dit : Chétif hôte des bois
Tu ris, tu ne suis pas4 ces gémissantes voix.
Nous n'appliquerons point sur tes membres profanes
Nos sacrés ongles ; venez Loups,
Vengez la Reine, immolez tous
Ce traître à ses augustes mânes.
Le Cerf reprit alors : Sire, le temps de pleurs
Est passé ; la douleur est ici superflue.
Votre digne moitié couchée entre des fleurs,
Tout près d'ici m'est apparue ;
Et je l'ai d'abord reconnue.
Ami, m'a-t-elle dit, garde que ce convoi,
Quand je vais chez les Dieux, ne t'oblige à des larmes.
Aux Champs Élysiens j'ai goûté mille charmes,
Conversant avec ceux qui sont saints comme moi.
Laisse agir quelque temps le désespoir du Roi.
J'y prends plaisir. À peine on eut ouï la chose,
Qu'on se mit à crier Miracle, apothéose !
Le Cerf eut un présent, bien loin d'être puni.
Amusez les Rois par des songes,
Flattez-les, payez-les d'agréables mensonges,
Quelque indignation dont leur cœur soit rempli,
Ils goberont l'appât, vous serez leur ami.
1 Sa Province : son État.
2 Prévôts : grands officiers.
3 N'avait pas accoutumé : n'avait pas l'habitude.
4 Ne pas suivre : ne pas imiter
- Expression ostentatoire de la souffrance
- Portrait négatif des courtisans
- Expression de la tyrannie du roi
- Parataxe, absence de lien logique
- Prosopopée de la défunte reine
- Impératifs
Mouvements du texte :
- Premier mouvement, présentation des circonstances, la mort de la Lionne : de « La femme » à « la cérémonie ».
- Deuxième mouvement, l'affliction des courtisans : de « Et pour » à « les Courtisans. ».
- Troisième mouvement, la définition de la Cour par le fabuliste : de « Je définis » à « simples ressorts. ».
- Quatrième mouvement, le Cerf justifie son attitude : de « Pour revenir » à « loin d'être puni. ».
- Cinquième mouvement, morale : de « Amusez » à la fin.
L'essentiel du texte à retenir :
- Une satire virulente : À la mort de la Lionne, le Lion exprime sa douleur de façon très ostentatoire tout comme les courtisans qui calquent leurs attitudes sur la sienne. Le Lion, en monarque absolu, se comporte par ailleurs de façon tyrannique. Il prononce une sentence arbitraire fondée sur des rumeurs et condamne le Cerf sans procès.
- Une réflexion sur le pouvoir de la parole : Alors que le Lion condamne le Cerf à une mort certaine, ce dernier prononce un plaidoyer pro domo (c'est-à-dire pour défendre ses propres intérêts). Il s'appuie sur l'argument selon lequel la reine lui ait apparue et lui a donné l'ordre de ne pas pleurer. Son raisonnement convainc les courtisans qui crient au miracle. Le Lion lui aussi se range à cette version des faits.
- La société de cour vue par le fabuliste : Le narrateur-fabuliste intervient, ce qui est très rare, à deux reprises dans la fable. Il intervient d'abord après l'exposition des faits pour dresser un portrait très négatif des courtisans. Il les décrit comme des comédiens hypocrites et opportunistes, prêts à tout pour plaire au roi. À la fin de la fable, le fabuliste intervient de nouveau avec ironie et donne des conseils au lecteur : le roi est orgueilleux et pour lui plaire il faut lui dire ce qu'il veut entendre. C'est le seul moyen de survivre dans l'univers impitoyable de la cour.