Sommaire
IRéflexions sur « Notre monde vient d'en trouver un autre »IIL'œuvre au programmeAL'auteur : Montaigne (1533-1592)BL'œuvre : Essais, chapitre I, 31 « Des cannibales » et chapitre III, 6 « Des coches »IIITextes-clésALivre I, chapitre 31, « Des cannibales »BLivre I, chapitre 31, « Des cannibales »CLivre III, chapitre 6, « Des coches »Réflexions sur « Notre monde vient d'en trouver un autre »
« Notre monde vient d'en trouver un autre » est une citation de Montaigne, extraite du chapitre « Des coches » des Essais.
Cette formule renvoie à l'expression « Nouveau Monde » utilisée pour désigner l'Amérique. Ce continent, dont l'existence était jusqu'alors insoupçonnée, se présente à l'époque comme un monde nouveau que les conquistadors explorent et conquièrent pas à pas, depuis le premier voyage de Christophe Colomb en 1492.
Ces découvertes fascinent les Européens, qui voient débarquer dans leurs ports des navires rapportant des animaux et végétaux jusqu'alors inconnus, des produits comestibles exotiques qui deviendront rapidement luxueux pour certains (comme le cacao), mais également des indigènes.
Entre fascination et répulsion, les Européens s'interrogent sur la nature de ces hommes aux mœurs si éloignées, auxquels on reproche de ne pas être chrétiens, d'être cannibales et sauvages. La rencontre de l'autre, autre monde et homme autre, devient dès lors un sujet de réflexion majeur pour les humanistes.
La conquête est une véritable catastrophe humanitaire et culturelle. Les civilisations incas et aztèques sont anéanties. La population amérindienne est décimée par les maladies importées par les Européens, les guerres inégales et les mauvais traitements infligés par les conquistadors. Certaines voix s'élèvent contre cette extermination très rapide, mais en vain.
L'intitulé du parcours invite à se poser diverses questions :
- À quelles réflexions la découverte du Nouveau Monde a-t-elle donné lieu ?
- Les hommes du Nouveau Monde sont-ils de « bons sauvages » ?
- Quels enseignements le regard du Nouveau Monde peut-il apporter aux Européens ?
- Comment la rencontre de l'autre au XVIe siècle s'inscrit-elle dans la pensée humaniste ?
L'œuvre au programme
L'auteur : Montaigne (1533-1592)
Montaigne, de son vrai nom Michel Eyquem, est originaire de la région de Bordeaux. Dans sa jeunesse, il reçoit une éducation humaniste de la part de son père, un homme cultivé, inspiré notamment par sa lecture du traité sur l'éducation publié par le penseur humaniste Érasme. Montaigne apprend le latin dès le plus jeune âge, entouré de domestiques et de parents qui s'astreignent à ne lui parler que dans cette langue, conformément à la volonté de son père. Il se familiarise très tôt avec les auteurs de l'Antiquité, auxquels il voue une profonde admiration toute sa vie.
Devenu magistrat, il abandonne sa carrière à 33 ans, suite à la mort de son père qui lui permet de vivre de son héritage. Il devient maire de Bordeaux et est amené à voyager, mais il apprécie surtout la solitude qu'il trouve dans son domaine. Il passe la plupart de son temps dans sa bibliothèque et se consacre à la lecture et l'écriture.
L'œuvre : Essais, chapitre I, 31 « Des cannibales » et chapitre III, 6 « Des coches »
Montaigne consacre 20 ans (1572-1592) à la rédaction des Essais. Cette œuvre monumentale, entreprise initialement dans le souci de se peindre lui-même, aborde des sujets extrêmement divers. Montaigne exerce sa propre pensée, la confrontant bien souvent à celle des Anciens (les auteurs de l'Antiquité).
Le titre de l'œuvre vient du latin exagium qui signifie « pesée » : il s'agit pour Montaigne de « peser » sa propre pensée, de l'évaluer et de la mettre à l'épreuve. En français, le mot « essai » désigne également une tentative, une ébauche, ce qui souligne le caractère inachevé de l'œuvre et révèle l'humilité de l'auteur. En intitulant ainsi son œuvre, Montaigne donne également naissance au genre de l'essai.
L'œuvre a connu trois éditions successives :
- En 1580, Montaigne publie les deux premiers livres des Essais.
- Tout en composant le troisième livre, il ne cesse de retravailler les chapitres des deux premiers volumes. Il les corrige et y fait de nombreux ajouts. Il publie les trois livres des Essais en 1588.
- Jusqu'à sa mort, il continue à retravailler et modifier son œuvre, si bien qu'une troisième édition, posthume, est publiée en 1595.
Les caractéristiques principales de l'écriture des Essais sont :
- Une liberté formelle et l'apparence de discontinuité : nombreuses digressions, enchaînement très libre des idées.
- La présence du « je » de l'auteur, qui accorde une grande importance à l'expérience vécue et à la subjectivité.
- De nombreuses références aux Anciens : citations, arguments d'autorité.
Le programme porte sur deux chapitres des Essais, dans lesquels Montaigne évoque les Indiens d'Amérique :
- Livre I, chapitre 31, « Des cannibales » : Le chapitre est consacré aux Indiens d'Amérique, comme le titre l'indique. Sa finalité est présentée dans une sorte d'introduction qui s'achève sur cette phrase : « [...] il faut se garder de s'attacher aux opinions vulgaires, et les faut juger par la voix de la raison, non par la voix commune. » Il s'agit donc d'apprendre à se méfier des idées reçues, à les évaluer au moyen de sa raison, de manière à se faire sa propre idée sur une question. Le chapitre dans son ensemble s'attache ainsi à démontrer que les hommes du Nouveau Monde ne sont ni des sauvages ni des êtres inférieurs ni des barbares, contrairement aux idées reçues.
- Livre III, chapitre 6, « Des coches ». Ce livre des Essais ne porte pas en premier lieu sur les Indiens d'Amérique, puisqu'il s'intéresse aux moyens de transport (que l'on nomme alors « coches ») et à leurs désagréments. Toutefois, à l'occasion d'une digression, Montaigne revient sur ce sujet qui lui est cher et qu'il a déjà abordé dans le livre I. Il médite sur la découverte du Nouveau Monde et montre que la conquête de ces terres nouvelles s'est accompagnée d'une destruction scandaleuse des richesses qu'elles recèlent et d'une extermination des populations qui y vivaient.
Textes-clés
Livre I, chapitre 31, « Des cannibales »
Or je trouve, pour revenir à mon propos, qu'il n'y a rien de barbare et de sauvage en cette nation, à ce qu'on m'en a rapporté : sinon que chacun appelle barbarie, ce qui n'est pas de son usage. Comme de vrai nous n'avons autre mire1 de la vérité, et de la raison, que l'exemple et idée des opinions et usances2 du pays où nous sommes. Là est toujours la parfaite religion, la parfaite police3, parfait et accompli usage de toutes choses. Ils sont sauvages de même que nous appelons sauvages les fruits, que nature, de soi et de son progrès ordinaire, a produits : là où à la vérité ce sont ceux que nous avons altérés par notre artifice, et détournés de l'ordre commun, que nous devrions appeler plutôt sauvages. En ceux-là4 sont vives et vigoureuses, les vraies, et plus utiles et naturelles, vertus et propriétés ; lesquelles nous avons abâtardies en ceux-ci5, les accommodant au plaisir de notre goût corrompu. Et si pourtant6 la saveur même et délicatesse se trouve à notre goût excellente, à l'envi des nôtres7, en divers fruits de ces contrées-là, sans culture : ce n'est pas raison8 que l'art9 gagne le point d'honneur sur notre grande et puissante mère nature.
1 Mire : point de mire, référence.
2 Usances : usages.
3 Police : système de gouvernement.
4 « Ceux-là » : les fruits produits par la nature.
5 « Ceux-ci » : les fruits produits par la culture humaine.
6 Et si pourtant : et pourtant.
7 À l'envi des nôtres : plus que dans nos fruits.
8 Ce n'est pas raison : il n'y a pas de raison.
9 Art : artifice.
- Vérité générale, affirmation catégorique
- Outil de comparaison qui introduit un raisonnement par analogie
- Éloge des fruits sauvages
- Blâme des fruits cultivés par l'homme
- Réflexion sur l'usage des mots
- Conclusion générale : supériorité de la nature sur la culture
Mouvements du texte :
- Premier mouvement, thèse : de « Or » à « rapporté ».
- Deuxième mouvement, définition de « barbare » : de « sinon » à « choses ».
- Troisième mouvement, définition de « sauvage » : de « Ils sont » à la fin.
L'essentiel à retenir du texte :
- La réflexion humaniste sur les préjugés et l'usage des mots : dans une perspective très humaniste, et en s'appuyant notamment sur l'étymologie (« sauvage » vient du latin silua : « la forêt »), Montaigne remet en question l'usage des mots pour mieux nous inviter à relativiser nos jugements.
- Le relativisme culturel : le relativisme culturel consiste à considérer que ses propres mœurs et critères de valeur ne sont que relatifs et que, si les coutumes diffèrent d'une culture à l'autre, il n'existe pour autant aucune hiérarchie entre elles. Montaigne défend dans cet extrait le relativisme culturel en nous invitant à remettre en question nos critères de valeur culturels.
- La supériorité de la nature sur la culture : le raisonnement de Montaigne aboutit à l'idée que la nature est supérieure à la culture, contrairement aux idées reçues qui valorisent plutôt les créations humaines.
- Le « mythe du bon sauvage » : cette expression désigne la représentation idéalisée des hommes à l'état de nature (dits « sauvages »). Certains penseurs tendent à considérer que l'homme dit sauvage est supérieur à l'homme dit civilisé, parce qu'il est naturellement bon, innocent, proche de la nature. Montaigne annonce ce « mythe du bon sauvage » avec le raisonnement par analogie qu'il développe.
Livre I, chapitre 31, « Des cannibales »
Trois d'entre eux, ignorant combien coûtera un jour à leur repos et à leur bonheur la connaissance des corruptions de deçà1, et que de ce commerce2 naîtra leur ruine, comme je présuppose qu'elle soit déjà avancée, bien misérables de s'être laissé piper3 au désir de la nouvelleté, et avoir quitté la douceur de leur ciel pour venir voir le nôtre, furent à Rouen, du temps que le feu roi Charles neuvième y était. Le Roi parla à eux longtemps ; on leur fit voir notre façon, notre pompe, la forme d'une belle ville. Après cela, quelqu'un en demanda leur avis, et voulut savoir d'eux ce qu'ils y avaient trouvé de plus admirable ; ils répondirent trois choses, d'où j'ai perdu la troisième, et en suis bien marri4 ; mais j'en ai encore deux en mémoire. Ils dirent qu'ils trouvaient en premier lieu fort étrange que tant de grands hommes, portant barbe, forts et armés, qui étaient autour du Roi (il est vraisemblable qu'ils parlaient des Suisses de sa garde), se soumissent à obéir à un enfant5, et qu'on ne choisisse plutôt quelqu'un d'entre eux pour commander ; secondement (ils ont une façon de leur langage telle, qu'ils nomment les hommes moitié les uns des autres) qu'ils avaient aperçu qu'il y avait parmi nous des hommes pleins gorgés de toutes sortes de commodités, et que leurs moitiés étaient mendiants à leurs portes, décharnés de faim et de pauvreté ; et trouvaient étrange comme ces moitiés ici nécessiteuses pouvaient souffrir une telle injustice, qu'ils6 ne prissent les autres à la gorge, ou missent le feu à leurs maisons.
1 Deçà : désigne l'Europe.
2 Commerce : relation.
3 Piper : tromper.
4 Marri : ennuyé.
5 Le roi Charles IX n'est alors âgé que de 12 ans.
6 Qu'ils ne prissent… : sans qu'ils ne prissent…
- Récit d'une anecdote
- Annonce de la contagion des mœurs européennes
- Outil de comparaison qui introduit un raisonnement par analogie
- Étonnement de l'étranger
- Présence de l'auteur
- Injustice et absurdité de la société européenne
Mouvements du texte :
- Premier mouvement, anecdote : de « Trois d'entre eux » à « y était ».
- Deuxième mouvement, le sentiment de supériorité des Européens : de « Le Roi » à « mémoire ».
- Troisième mouvement, l'étonnement des indigènes : de « Ils dirent à la fin.
L'essentiel à retenir du texte :
- Le genre de l'essai : Montaigne part d'une anecdote (témoignage, chose vue, anecdote autobiographique) pour développer une réflexion personnelle, c'est le propre de l'essai. Le « je » est présent, soit pour formuler un avis, soit pour faire un commentaire.
- La réflexion sur la corruption des mœurs : Montaigne annonce la déchéance des indigènes au contact des Européens par un phénomène de contagion. Il déplore ce phénomène qu'il suppose déjà avancé.
- La vanité des Européens rabaissée par la réaction des indigènes : la démonstration de grandeur des Européens et leurs questions révèlent leur vanité. Ils sont convaincus par avance d'impressionner les indigènes. Or, l'étonnement des indigènes ne se porte pas sur ce que la civilisation européenne a de plus impressionnant ou admirable, mais au contraire sur ses aspects paradoxaux et absurdes. Les indigènes sont sensibles aux inégalités sociales. Le regard de l'étranger devient ainsi un révélateur.
Livre III, chapitre 6, « Des coches »
Notre monde vient d'en trouver un autre (et qui nous répond si c'est le dernier de ses frères, puisque les Démons1, les Sibylles2, et nous, avons ignoré cettuy-ci3 jusqu'à cette heure ?) non moins grand, plein, et membru4 que lui : toutefois si nouveau et si enfant, qu'on lui apprend encore son a, b, c. Il n'y a pas cinquante ans qu'il ne savait ni lettres, ni poids, ni mesure, ni vêtements, ni blés, ni vignes. Il était encore tout nu, au giron5, et ne vivait que des moyens de sa mère nourrice6. Si nous concluons bien de notre fin, et ce poète7 de la jeunesse de son siècle, cet autre monde ne fera qu'entrer en lumière, quand le nôtre en sortira. L'univers tombera en paralysie ; l'un membre sera perclus8, l'autre en vigueur. Bien crains-je9 que nous aurons très fort hâté sa déclinaison10 et sa ruine par notre contagion, et que nous lui aurons bien cher vendu nos opinions et nos arts11. C'était un monde enfant ; si12ne l'avons-nous pas fouetté13 et soumis à notre discipline par l'avantage de notre valeur et forces naturelles, ni ne l'avons pratiqué par notre justice et bonté, ni subjugué14 par notre magnanimité15. La plupart de leurs réponses, et des négociations faites avec eux, témoignent qu'ils ne nous devaient rien en clarté d'esprit naturelle et en pertinence. L'épouvantable16 magnificence des villes de Cusco et de Mexico, et entre plusieurs choses pareilles, le jardin de ce roi, où tous les arbres, les fruits, et toutes les herbes, selon l'ordre et la grandeur qu'ils ont en un jardin, étaient excellement formés en or, comme en son cabinet, tous les animaux qui naissaient en son état et en ses mers ; et la beauté de leurs ouvrages, en pierrerie, en plume, en coton, en la peinture, montrent qu'ils ne nous cédaient non plus en l'industrie17. Mais quant à la dévotion, observance des lois, bonté, libéralité, loyauté, franchise, il nous a bien servi de n'en avoir pas tant qu'eux ; ils se sont perdus par cet avantage, et vendus, et trahis eux-mêmes.
1 Démons : êtres surnaturels doués de pouvoirs.
2 Sybilles : prêtresses d'Apollon qui prédisaient l'avenir.
3 Cettuy-ci : celui-ci.
4 Membru : vigoureux.
5 Au giron : auprès de sa mère.
6 Nourrice : nourricière.
7 Allusions au poète latin Lucrèce que Montaigne a cité précédemment.
8 Perclus : infirme.
9 Bien crains-je : je crains fort.
10 Déclinaison : déchéance.
11 Art : savoir-faire, technique.
12 Si + inversion sujet-verbe : cependant.
13 Fouetté : stimulé.
14 Subjuguer : placer sous le joug, asservir.
15 Magnanimité : bonté.
16 Épouvantable : au sens d'extraordinaire ici.
17 Industrie : technique.
- Titre du parcours
- Métaphore des corps
- Innocence du Nouveau Monde
- Vision sombre de l'avenir
- Emploi du futur, projection dans l'avenir
- Négation insistance, blâme implicite des Européens
- Éloge des hommes du Nouveau Monde
- Qualités entraînant paradoxalement la perte
- Indéfinis de tonalité
- Énumérations
Mouvements du texte :
- Premier mouvement, un monde enfant : de « Notre monde » à « nourrice. ».
- Deuxième mouvement, prophétie pessimiste : de « Si nous » à « nos arts. ».
- Troisième mouvement, éloge du Nouveau Monde : de « C'était un monde » à la fin.
L'essentiel à retenir du texte :
- La réflexion sur la découverte du Nouveau Monde : l'extrait commence avec la phrase « Notre monde vient d'en trouver un autre [...]. », ce qui donne immédiatement lieu à une interrogation sur la possibilité d'en découvrir d'autres à l'avenir. En effet, la découverte du Nouveau Monde bouleverse en profondeur les certitudes, y compris celles supposées valables depuis l'Antiquité.
- Un « monde enfant » : Montaigne file la métaphore de l'enfance pour évoquer le Nouveau Monde afin de montrer que les hommes découverts sur ces terres sont innocents, plus proches de la nature, ce qui annonce le « mythe du bon sauvage ». La métaphore du corps permet à Montaigne de montrer que ce monde est destiné à grandir et prospérer tandis que ce que l'on appelle déjà à l'époque « l'Ancien Monde » va connaître le déclin. Montaigne projette que l'Europe risque de corrompre ce Nouveau Monde, naïf et innocent.
- L'éloge du Nouveau Monde : Montaigne montre que les hommes du Nouveau Monde possèdent des facultés intellectuelles et techniques égales aux Européens, contrairement aux idées reçues de l'époque. Surtout, à ses yeux, ils s'avèrent supérieurs moralement aux Européens et ce sont précisément leurs qualités morales qui les ont desservis face aux colons corrompus et manipulateurs.