Sommaire
IParcours : réflexions sur « Modernité poétique ? »IIL'auteur : Guillaume Apollinaire (1880-1918)IIIL'œuvre : Alcools, 1913IVTextes-clésA« Zone »B« Le Pont Mirabeau »C« Nuit rhénane »Parcours : réflexions sur « Modernité poétique ? »
L'intitulé du parcours « Modernité poétique ? » pose une question essentielle dans l'histoire du genre poétique, celle de l'aspect formel du texte poétique.
Dès le milieu du XIXe siècle, les poètes romantiques annoncent la dissolution du vers et remettent en question les règles de versification alors qu'elles étaient les mêmes depuis Malherbe (poète français du XVIe siècle, théoricien de l'art classique et réformateur de la langue française). Toute la poésie post romantique exprime le désir d'inventer une expression loin des modèles classiques pour créer une forme propre et originale. L'invention du poème en prose, que Baudelaire rend célèbre grâce à son recueil Le Spleen de Paris ou Petits poèmes en prose, contribue à une nouvelle définition du genre. Le vers libre fait son apparition à la même époque : il correspond le plus souvent à une unité de sens et de rythme qui suit la voix et la sensibilité du poète. Tout au long du XIXe siècle, la poésie s'affranchit donc des codes traditionnels de la versification et le langage devient un matériau que le poète peut utiliser à sa guise.
L'intitulé « Modernité poétique ? » questionne également les thématiques poétiques. Les auteurs de la fin du XIXe siècle vont trouver de nouveaux motifs poétiques comme les paysages urbains, les métropoles modernes, la foule, etc. Ils souhaitent rendre compte de l'expérience du monde contemporain.
Charles Baudelaire est le premier poète de la ville, il met Paris en scène dans les « Tableaux parisiens », section des Fleurs du Mal publiée en 1861. Comme lui, Apollinaire conçoit l'écriture poétique comme un hymne à la modernité. Il célèbre la beauté du monde moderne et de son mouvement perpétuel.
L'intitulé du parcours invite à se poser diverses questions :
- À quoi tient la modernité d'une œuvre ?
- La modernité est-elle essentiellement formelle ?
- La modernité est-elle essentiellement thématique ?
- Faut-il détruire un monde ancien pour être moderne ?
- L'avant-garde suppose-t-elle une arrière-garde ?
- La tradition et la modernité sont-elles incompatibles ?
L'auteur : Guillaume Apollinaire (1880-1918)
Guillaume Apollinaire est né en 1880 et mort en 1918. C'est un poète important de la modernité poétique du début du XXe siècle. Les femmes occupent une place particulière dans son œuvre. Il meurt après la guerre de la grippe espagnole.
Fils naturel d'un officier italien et d'une aventurière d'origine polonaise, Wilhelm Apollinaris Albertus de Kostrowitzky, dit Guillaume Apollinaire, est un poète du début du XXe siècle. Il naît à Rome et, après une enfance chaotique, il devient précepteur en Allemagne avant de s'installer à Paris en 1902.
Dès 1904, il participe à la création du mouvement pictural cubiste et fréquente les intellectuels et les artistes parisiens. La publication de son premier recueil Alcools en 1913 fait de lui le poète de la modernité. Inspiré par les audaces formelles du recueil de Rimbaud Une saison en enfer et le célèbre poème « Le Bateau ivre », il souhaite inventer de nouvelles formes poétiques. À l'occasion d'une conférence en 1917, Apollinaire défend « l'esprit nouveau » et reprend l'injonction de Rimbaud : « Il faut absolument être moderne. » (« Adieu », Une saison en enfer, 1873). Le travail de Verlaine sur la musicalité du vers nourrit également sa réflexion.
Profondément marqué par ses ruptures amoureuses (Annie Playden en 1905 et Marie Laurencin en 1913), Apollinaire accorde une place importante aux figures féminines dans son œuvre.
Il participe à la Première Guerre mondiale. Dans les tranchées, il écrit des poèmes-dessins qui formeront le recueil Calligrammes publié en 1918. Ces pièces sont principalement inspirées par son nouvel amour pour Madeleine Pagès. Blessé par un obus, il est démobilisé et meurt de la grippe espagnole en 1918.
L'œuvre : Alcools, 1913
Le recueil poétique Alcools est écrit par Guillaume Apollinaire entre 1898 et 1913. Le titre de cette œuvre est polysémique. En choisissant l'emploi du pluriel sans article, l'auteur suggère que le terme peut être compris dans une acception métaphorique : remède à la douleur causée par des amours malheureuses, invitation à la fête en référence à Dionysos (dieu du vin et de la poésie), ivresse créatrice d'un auteur qui clame sa soif de vivre.
Le titre énigmatique crée un horizon de lecture étonnant qui invite à la réflexion dans la mesure où la plupart des poèmes ne traitent pas d'alcool.
L'architecture du recueil est fractionnée, à l'image d'une œuvre artistique cubiste. Apollinaire fréquente d'ailleurs les peintres de ce mouvement, notamment Pablo Picasso dont il est très proche. Il refuse toute unité pour organiser les cinquante-cinq poèmes du recueil. Il existe néanmoins des jeux d'échos entre les textes et certains cycles sont identifiables comme celui des amours malheureuses, de la douleur du poète solitaire ou des « Rhénanes ».
Alcools est la somme d'un parcours intime. Apollinaire mêle des œuvres de jeunesse et des poèmes écrits juste avant la parution du recueil. Il entrelace une réflexion sur la création poétique et un regard introspectif sur ses souffrances.
Apollinaire développe une écriture poétique novatrice et cherche à surprendre le lecteur :
- par l'emploi d'images insolites ;
- par la juxtaposition d'éléments de différentes natures ;
- par une certaine fantaisie verbale.
Les formes qu'il choisit tendent à abolir les contraintes d'écriture : il supprime toute ponctuation et utilise fréquemment le vers libre.
« Le rythme même et la coupe des vers, voilà la véritable ponctuation et il n'en est point besoin d'une autre. »
Guillaume Apollinaire
Lettre à Henri Martineau
1913
La question de la modernité poétique est complexe et ne doit pas être comprise comme un rejet du passé. Apollinaire s'inscrit dans une démarche de renouveau poétique et souhaite moderniser les caractéristiques traditionnelles. Certains de ses poèmes respectent encore les règles classiques de versification. Le thème du lyrisme amoureux, topos poétique remontant à la littérature courtoise du Moyen Âge, est omniprésent dans son œuvre. Il s'inspire parfois de légendes anciennes, notamment dans la section « Rhénanes » du recueil Alcools : il reprend les motifs et les lieux de la mythologie germanique.
Textes-clés
« Zone »
« À la fin tu es las1 de ce monde ancien
Bergère ô tour Eiffel2le troupeau des ponts bêle3 ce matin
Tu en as assez de vivre dans l'antiquité grecque et romaine
Ici même les automobiles ont l'air d'être anciennes
La religion seule est restée toute neuve la religion
Est restée simple comme les hangars de Port-Aviation4
Seul en Europe tu n'es pas antique ô Christianisme
L'Européen le plus moderne c'est vous Pape Pie X5
Et toi que les fenêtres observent la honte te retient
D'entrer dans une église et de t'y confesser ce matin
Tu lis les prospectus les catalogues les affiches qui chantent tout haut
Voilà la poésie ce matin et pour la prose il y a les journaux
Il y a les livraisons à vingt-cinq centimes pleines d'aventures policières
Portraits des grands hommes et mille titres divers
J'ai vu ce matin une jolie rue dont j'ai oublié le nom
Neuve et propre du soleil elle était le clairon
Les directeurs les ouvriers et les belles sténo-dactylographes6
Du lundi matin au samedi soir quatre fois par jour y passent
Le matin par trois fois la sirène y gémit
Une cloche rageuse y aboie vers midi
Les inscriptions des enseignes et des murailles
Les plaques les avis7 à la façon des perroquets criaillent8
J'aime la grâce de cette rue industrielle
Située à Paris entre la rue Aumont-Thiéville et l'avenue des Ternes
Voilà la jeune rue et tu n'es encore qu'un petit enfant
Ta mère ne t'habille que de bleu et de blanc9
Tu es très pieux et avec le plus ancien de tes camarades René Dalize10
Vous n'aimez rien tant que les pompes de l'Église
Il est neuf heures le gaz est baissé11 tout bleu vous sortez du dortoir en cachette […] »
1 Las : lassé.
2 Tour Eiffel : la construction de la tour fut achevée en 1889 à l'occasion de l'exposition universelle qui eut lieu à Paris.
3 Bêle : pousse un cri de mouton.
4 Port-Aviation : premier aérodrome du monde construit en 1909.
5 Pape Pie X : ce pape était connu pour son conservatisme. Apollinaire en fait ici un éloge ironique.
6 Sténo-dactylographes : secrétaires employées dans les bureaux.
7 Les avis : annonces publiques qui étaient affichées dans la rue.
8 Criaillent : poussent des cris de volatiles de basse-cour.
9 Bleu et blanc : couleurs généralement attribuées à la Vierge Marie.
10 René Dalize : romancier et poète (1879-1917) ami d'Apollinaire.
11 Le gaz est baissé : il s'agit ici de la lumière au gaz.
- Expression de la lassitude
- Personnifications insolites qui établissent des correspondances entre les sensations auditives et visuelles
- Éléments du paysage urbain, Paris est un lieu de modernité
- Champ lexical de la religion
- Rupture entre deux époques
Mouvements du texte :
- Premier mouvement, volonté de renouveau : de « À la fin » à « grecque et romaine ».
- Deuxième mouvement, regard ironique du poète : de « Ici même » à « ce matin ».
- Troisième mouvement, déambulation du poète dans la ville moderne : de « Tu lis » à « des Ternes ».
- Quatrième mouvement, évocation d'un souvenir d'enfance : de « Voilà la jeune rue » à la fin.
L'essentiel à retenir du texte :
- Un poème programmatique : le poème « Zone » ouvre le recueil. Le terme « Zone » vient du grec zônê qui signifie « ceinture », ce qui induit d'emblée l'idée de circularité ou d'espace. C'est le dernier poème écrit par Apollinaire avant la parution du recueil en 1913. Il est composé de 161 vers libres dans lequel l'auteur évoque ses déambulations dans Paris avant d'élargir sa vision à l'ensemble des grandes villes françaises et étrangères. Manifeste de la poésie moderne, ce texte mêle des éléments autobiographiques à une réflexion sur la création poétique.
- Un hymne à la modernité : dans ce poème qui ouvre le recueil, Apollinaire constate qu'une époque vient de s'achever (le dernier poème du recueil, « Vendémiaire », est un hymne au renouveau). Il décrit Paris comme une cité désormais urbaine en évoquant ses progrès technologiques de façon réaliste et en suggérant sa polyphonie par des sonorités discordantes. Il établit des correspondances entre les sensations visuelles et auditives. Sa forme est résolument moderne. Il utilise le vers libre. Il construit un poème offrant la vision simultanée d'un monde ancien et d'un univers contemporain. Les ruptures chronologiques sont déroutantes. Les strophes ne sont pas identifiables, en revanche les rimes sont régulières.
- Un poème de l'errance : « Zone » est une invitation à la déambulation dans un espace contemporain et urbain. Dans un paysage labyrinthique, le poète tente d'échapper à sa mélancolie. Amoureux délaissé et solitaire, ses tentatives sont vaines car ses voyages le ramènent à sa souffrance.
« Le Pont Mirabeau »
« Sous le pont Mirabeau1 coule la Seine
Et nos amours
Faut-il qu'il m'en souvienne2
La joie venait toujours après la peine
Vienne la nuit sonne l'heure
Les jours s'en vont je demeure
Les mains dans les mains restons face à face
Tandis que sous
Le pont de nos bras passe
Des éternels regards l'onde si lasse3
Vienne la nuit sonne l'heure
Les jours s'en vont je demeure
L'amour s'en va comme cette eau courante
L'amour s'en va
Comme la vie est lente
Et comme l'Espérance est violente
Vienne la nuit sonne l'heure
Les jours s'en vont je demeure
Passent les jours et passent les semaines
Ni temps passé
Ni les amours reviennent
Sous le pont Mirabeau coule la Seine
Vienne la nuit sonne l'heure
Les jours s'en vont je demeure »
1 Le pont Mirabeau : pont parisien construit entre 1895 et 1897.
2 Faut-il qu'il m'en souvienne ? : dois-je m'en souvenir ?
3 Lasse : lassée.
- Évocation de la rupture amoureuse
- Motif essentiel de la fuite du temps
- Répétition, mise en valeur de la permanence de l'être
- Plainte du poète solitaire et malheureux
- Répétition, structure circulaire
Mouvements du texte :
- Premier mouvement, l'espoir déçu du poète et le désir de permanence : de « Sous le pont » à « si lasse ».
- Deuxième mouvement, refrain : de « Vienne » à « demeure ».
- Troisième mouvement, résignation face à la cruauté de l'abandon : de « L'amour s'en va » à « coule la Seine ».
- Quatrième mouvement, refrain : de « Vienne » à « demeure ».
L'essentiel à retenir du texte :
- L'amour malheureux : thème lyrique par excellence, le topos de l'amour malheureux est omniprésent dans le recueil. Dans ce poème à la tonalité élégiaque, Apollinaire évoque les souffrances causées par l'abandon. Il l'écrit après sa rupture avec Marie Laurencin (une artiste peintre). Il constate douloureusement que l'amour est un sentiment fugace qui cause peine et inquiétude. Le refrain, comme une litanie, suggère que l'échec ne peut que se répéter. Les sentiments s'expriment avec retenue. Résigné, le poète accepte sa condition et renouvelle le lyrisme amoureux en mettant en évidence la permanence de l'être dans le refrain (« je demeure »).
- Vers une modernité formelle : l'absence de ponctuation et les nombreux enjambements confèrent une grande modernité au poème. Sa composition strophique est plus classique et alterne quatrains et distiques. Les quatrains sont composés d'un décasyllabe suivi d'un tétrasyllabe puis d'un hexasyllabe et enfin d'un décasyllabe. Le refrain est composé de deux heptasyllabes.
- Le paysage urbain, un miroir des états d'âme du poète : le poète, contemplant la Seine, se souvient de son bonheur passé. Ces souvenirs le ramènent à sa tristesse. Le poète évoque avec nostalgie un temps révolu. L'évocation de l'eau qui coule fait écho au temps qui passe irrémédiablement ; c'est un motif récurrent dans le recueil. L'image du pont qui donne son titre au poème symbolise sa séparation : lors de sa rupture avec Marie Laurencin, le poète quitte la rive droite pour s'installer sur la rive gauche de la Seine.
« Nuit rhénane »
« Mon verre est plein d'un vin trembleur comme une flamme
Écoutez la chanson lente d'un batelier1
Qui raconte avoir vu sous la lune sept femmes2
Tordre leurs cheveux verts et longs jusqu'à leurs pieds
Debout chantez plus haut en dansant une ronde
Que je n'entende plus le chant du batelier
Et mettez près de moi toutes les filles blondes
Au regard immobile aux nattes repliées
Le Rhin le Rhin est ivre où les vignes se mirent
Tout l'or des nuits3 tombe en tremblant s'y refléter
La voix chante toujours à en râle-mourir4
Ces fées aux cheveux verts qui incantent5 l'été
Mon verre s'est brisé comme un éclat de rire »
1 Batelier : conducteur de bateau sur une rivière.
2 Sept femmes : divinités de la mythologie germaniques appelées Ondines. Elles séjournaient au fond des fleuves et attiraient au fond de l'eau les hommes pour en faire leurs prisonniers.
3 L'or des nuits : référence à l'opéra de Wagner L'Or du Rhin (1869) dans lequel des hommes perdent la raison à cause de jeunes déesses.
4 Râle-mourir : néologisme qui désigne un cri d'agonie.
5 Incantent : néologisme qui désigne les charmes et envoûtements des fées.
- Lexique de l'ivresse
- Importance des figures féminines
- Référence à la parole et à la voix, importance de la musicalité
- Comparaisons, images ambiguës suggérant le mouvement, une forme de joie et de violence
- Néologismes
- Impératifs, invitations à la fête
Mouvement du texte : la structure du poème est circulaire, on ne délimite pas clairement de mouvement.
L'essentiel à retenir du texte :
- L'inspiration des légendes anciennes : ce poème est le premier de la section « Rhénanes » qui regroupe neuf poèmes écrits par l'auteur lors de son séjour en Allemagne entre 1901 et 1902. Il tombe alors amoureux d'une jeune anglaise : Annie Playden. Le cadre de la scène rappelle celui de la nuit de Walpurgis, une fête païenne ayant lieu entre le 30 avril et le 1er mai dans les pays du Nord. Fête de la fécondité, elle célèbre l'arrivée du printemps. Apollinaire mêle à une scène de la vie réelle les légendes germaniques. Les fées du poème sont les Ondines, créatures maléfiques qui attirent les hommes au fond de l'eau pour en faire des prisonniers. Le batelier rappelle Charon conduisant la barque pour faire traverser le Styx aux âmes des morts dans la mythologie grecque.
- L'ivresse du poète : le thème de ce poème fait écho au titre du recueil. Il est une invitation à la fête pour oublier les souffrances de l'amour. Il rappelle les fêtes données en l'honneur de Dionysos, dieu du vin et de la poésie. Le poète chante ici sa soif de vivre. Mais l'ivresse peut être amoureuse et trompeuse. Les femmes envoûtantes charment le poète avant de l'abandonner à son triste sort. Le dernier vers isolé insiste sur leur dangerosité et la puissance de leur pouvoir : le poète ne peut y échapper que par la violence.
- Un éloge de la poésie moderne : dans ce poème, qui prend la forme d'un discours, l'énonciation est complexe. Plusieurs voix semblent s'entremêler sans qu'il soit possible d'en déterminer la provenance. Le rythme se fait incantatoire, la parole poétique devient un pouvoir magique et troublant.